Magazine Culture

Lennon déteste “Good Morning” : l’envers du mythe Sgt. Pepper

Publié le 15 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

“Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” est souvent vu comme le sommet créatif des Beatles, mais John Lennon n’a jamais caché son ambivalence envers l’album, qualifiant même sa propre chanson “Good Morning Good Morning” de « déchet ». Derrière le triomphe critique et commercial, cet article explore les tensions internes, les innovations techniques, et les visions opposées de McCartney et Lennon face à la notion d’album-concept. Une plongée dans le laboratoire sonore des Beatles, entre génie collectif et rejet personnel.


L’influence de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) sur la pop ne souffre aucun débat. Album-symbole du “Summer of Love”, manifeste psychédélique et jalon de l’ère de l’album, il a redessiné le périmètre de ce qu’un groupe pouvait tenter en studio. Pourtant, John Lennon n’en fut jamais l’avocat le plus fervent. Plus encore : il a longtemps traîné un franc malaise à propos d’un titre qu’il avait lui-même signé, “Good Morning Good Morning”, qu’il décrivait, sans ménagement, comme « un jetable, un morceau de camelote ». Cette dissonance entre la jubilante réception de Sgt. Pepper et le regard rétrospectif, souvent cinglant, de Lennon dit quelque chose de l’album, de ses conditions d’invention et du rapport compliqué de son co-auteur à l’idée même de « concept ».

Sommaire

  • Contexte : la retraite scénique et l’entrée dans le laboratoire
  • La matrice Sgt. Pepper : un alias libérateur
  • Lennon, l’enthousiasme tiède : un album « concept »… mais pas pour lui
  • “Good Morning Good Morning” : un Corn Flakes au réveil qui laisse un goût amer
  • Le laboratoire Pepper : Martin et Emerick au centre du jeu
  • Une pochette devenue icône : Peter Blake et Jann Haworth
  • Accueil : triomphe critique, succès colossal
  • Et Lennon, dans tout ça ?
  • Anatomie d’un « déchet » : pourquoi “Good Morning Good Morning” fâche Lennon
  • “A Day in the Life” : aboutissement et point d’équilibre
  • Un succès populaire qui ne se dément pas
  • Pourquoi Lennon s’y heurte encore
  • Ce que l’histoire a retenu : bizarre, magnifique, et fondateur
  • Zoom technique : ce que “Good Morning Good Morning” apporte malgré tout
  • La réception, chiffres et perceptions : entre adoration et sur-interprétation
  • La longue traîne de Sgt. Pepper : héritages et controverses
  • 1978 : la priorité de Lennon, la famille avant tout
  • Conclusion : Pepper, la fête et le doute
    • Repères de production et de circulation (rappel)
    • Pour aller plus loin dans l’écoute

Contexte : la retraite scénique et l’entrée dans le laboratoire

Lorsque les Beatles se retirent de la scène à l’été 1966, ils ont derrière eux quatre années d’une tournée-marathon qui a vidé le concert de sa substance musicale. En studio, tout devient possible : bande quatre pistes, réductions, varispeed, collages, bruitages, orchestres, et la liberté de bâtir des chansons impossibles à reproduire sur scène. Cette bascule vers le tout-studio ouvre la voie à Rubber Soul (1965) et surtout Revolver (1966), deux jalons qui préparent le terrain de Sgt. Pepper. Paul McCartney résumera plus tard l’état d’esprit : « Nous en avions assez d’être les Beatles, de cette image de quatre moptops. Nous n’étions plus des garçons, nous étions des hommes », expliquant que le groupe se pensait désormais en artistes plutôt qu’en simples interprètes.

La matrice Sgt. Pepper : un alias libérateur

L’étincelle jaillit quand McCartney imagine un faux orchestre édouardien – la Lonely Hearts Club Band – et propose de se cacher derrière cet alias pour rompre avec « les Beatles ». Cette idée, née d’un calembour autour de « salt and pepper » mal entendu en « Sgt. Pepper », devient un cadre de jeu qui déverrouille l’imaginaire : costumes bariolés, tableau de célébrités signé Peter Blake et Jann Haworth, pastiches et changements d’humeur. L’alias autorise toutes les expérimentations : vaudeville, music-hall, musique indienne, avant-garde, collages sonores. McCartney le dira sans forcer le trait : Sgt. Pepper est sans doute l’album le plus “influential” du groupe, « peut-être le plus important – pas forcément le meilleur ».

Lennon, l’enthousiasme tiède : un album « concept »… mais pas pour lui

En 1967, Lennon s’investit pleinement dans le laboratoire d’Abbey Road, mais il se méfie de l’habillage conceptuel. Il respecte la forme – l’ouverture et la reprise titre, l’enchaînement qui mène à “A Day in the Life” – mais il se sent moins concerné par l’idée d’un récit filé chanson après chanson. Au fil des ans, il admettra n’aimer vraiment que “A Day in the Life”, sommet clos par l’accord de mi majeur le plus célèbre de la pop. En 1980, il passe en revue Sgt. Pepper avec un mélange de fierté technique et de sévérité sur certaines pièces : “Lucy in the Sky with Diamonds” a des « bouts » qu’il n’aime pas ; “Being for the Benefit of Mr. Kite!” ne sonne pas « comme il l’aurait voulu » ; et surtout “Good Morning Good Morning”, « jetable, un déchet ».

“Good Morning Good Morning” : un Corn Flakes au réveil qui laisse un goût amer

L’inspiration première n’a rien de mystique : un spot télé pour les Corn Flakes de Kellogg’s passé sur un poste qui ronronne à bas volume. La ritournelle “Good morning, good morning” s’incruste, Lennon l’attrape et en fait le motif d’une chanson qui raconte la journée d’un homme lambda, du réveil à la télé du soir (le clin d’œil à la sitcom Meet the Wife en témoigne). On est loin des visions dilatées de “Lucy” ou de la gravité de “A Day in the Life”. Lennon revendique l’écriture, mais juge l’ensemble mineur – au point de qualifier le morceau de camelote jusque dans ses dernières interviews.

La fabrique du titre, elle, est tout sauf paresseuse. Rythmiquement, la chanson est un petit terrain d’essai : alternances de mesures, groupements de temps irréguliers, accélérations, breaks soudains. Paul McCartney se fend d’un solo de guitare nerveux sur Fender Esquire, l’arrangement de cuivres est confié au groupe Sounds Incorporated, et Geoff Emerick assemble une chaîne d’animaux dont chacun est censé pouvoir effrayer ou dévorer le précédent – une idée que Lennon pousse jusqu’à intégrer le gloussement de poule fondu en attaque de guitare pour (re)basculer vers la reprise de “Sgt. Pepper”. Sur le papier, c’est brillant ; aux oreilles de Lennon, ça reste un exercice.

Le laboratoire Pepper : Martin et Emerick au centre du jeu

Si Sgt. Pepper a changé la donne, c’est aussi parce qu’il a institutionnalisé la figure du producteur-architecte. George Martin imagine et orchestralise des solutions, Emerick repousse les limites de la console : bande à vitesse variable, gels de timbres, saturation de prises pour obtenir des couleurs inédites. Le comble de cette mise en scène sonore est atteint dans “A Day in the Life” : les deux crescendos d’orchestre, captés à grand renfort de superpositions et de synchronisation de magnétophones, amènent l’accord final de pianos frappés par plusieurs mains – épilogue solennel qui ferme l’album avant le sifflet pour chiens à 15 kHz et la boucle surréaliste gravée en sillon verrouillé. Sgt. Pepper ne se contente pas d’un concept graphique ; il réinvente la grammaire du disque.

Une pochette devenue icône : Peter Blake et Jann Haworth

Le tableau qui met les Beatles en uniforme devant une foule de figures en carton – artistes, écrivains, acteurs, gourous, idoles, curiosités – est l’un des visuels les plus étudiés du XXe siècle. Conçue par les artistes pop Peter Blake et Jann Haworth, la pochette impose l’idée qu’un album peut être un objet d’art total : image, typographie, accessoires (la planche de découpages), dos imprimé des paroles. Elle légitime l’album comme support d’analyse culturelle, autant que les chansons elles-mêmes.

Accueil : triomphe critique, succès colossal

Dès 1967, la presse britannique et internationale salue Sgt. Pepper. William Mann (The Times) parle d’un “cours magistral de musique pop” ; Peter Clayton (Gramophone) souligne une œuvre « bizarre, merveilleuse, perverse, belle, excitante, provocante, exaspérante, compatissante et moqueuse ». Ces formules, restées célèbres, captent l’ambivalence du disque : foisonnant, parfois insolent, mais tenu par une imagination méthodique. L’album caracole 27 semaines n° 1 au Royaume-Uni, 15 semaines en tête du Billboard aux États-Unis, avant de remporter en 1968 le Grammy de l’album de l’année – première fois qu’un album rock est ainsi couronné.

Et Lennon, dans tout ça ?

La valse des réévaluations chez Lennon tient autant à sa franchise qu’à sa propension à démythifier son propre travail. Il n’a jamais nié la qualité de fabrication de Sgt. Pepper ni l’impact de “A Day in the Life”. En revanche, il s’est désolidarisé du récit conceptuel au long cours : pour lui, ses contributions n’entraient pas vraiment dans le « film » Pepper, même si l’album fonctionne parce que le groupe le décide et parce que la mise en son donne une unité — un habillage de théâtre qui encadre des chansons hétérogènes. Dans ses confidences tardives, il renâcle contre le folklore, pointe les faiblesses perçues de “Lucy” et “Mr. Kite!”, et réserve son trait le plus acide à “Good Morning Good Morning”.

Anatomie d’un « déchet » : pourquoi “Good Morning Good Morning” fâche Lennon

On peut lire la sévérité de Lennon comme un procès d’intention envers lui-même. Là où McCartney excelle dans le pastiche et le travail d’orfèvre, Lennon cultive l’elliptique, l’onirique, ou le coup de scalpel social. “Good Morning Good Morning” affiche une trivialité assumée : routine domestique, télévision, voisins, le tout articulé sur une rumeur de cuivres et de batteries qui trébuchent volontairement d’un métrique à l’autre. La chanson groove, mais elle ne transperce pas – en tout cas pas selon ses propres critères. Lennon lui reproche de ne pas échapper à la banalité de son point de départ publicitaire ; il entend là une astuce plus qu’une vision. L’ironie, c’est que la fabrique du morceau – tissée par McCartney, Martin et Emerick – en fait l’une des pièces techniquement les plus sophistiquées du disque, jusqu’au collage zoologique millimétré.

“A Day in the Life” : aboutissement et point d’équilibre

Si Sgt. Pepper reste dans tant de classements au sommet, c’est aussi parce qu’il se referme sur “A Day in the Life”, composition biface où Lennon apporte les vers contemplatifs et McCartney le pont prosaïque et onirique à la fois. L’architecture sonore – orchestration en crescendos, ruban synchronisé, accord terminal tenu – transforme le studio en scène mentale. À l’échelle de l’album, c’est une sortie de rêve vers le réel ; à l’échelle du duo Lennon-McCartney, un dialogue qui condense leur complémentarité. Lennon en était fier ; c’est « la » chanson qu’il sauve systématiquement quand il réévalue Sgt. Pepper.

Un succès populaire qui ne se dément pas

Chiffres à l’appui, Sgt. Pepper demeure une référence commerciale et culturelle : 27 semaines n° 1 au Royaume-Uni, 15 aux États-Unis, des rééditions remasterisées et remixées qui rallument périodiquement l’intérêt, et une présence continue dans les palmarès des albums-clés. Le disque a cristallisé une époque – 1967, ses couleurs, ses utopies – tout en donnant un langage aux artistes des décennies suivantes. La plupart des innovations formelles de Pepper – séquences sans pause, reprises thématiques, soin porté à la pochette, à l’ordre des morceaux, à la mise en scène sonore – sont devenues partie du vocabulaire standard de la pop et du rock.

Pourquoi Lennon s’y heurte encore

Pour qui connaît le goût de Lennon pour la démolition des idoles, y compris les siennes, sa réticence n’étonne pas. Sgt. Pepper concentre précisément ce qu’il peut juger trop stylisé : la notion de concept, de personae, de mise en scène – autant d’éléments que McCartney, lui, embrasse avec jubilation. Lennon préfère l’énergie frontale, la confession nue, ou l’absurde qui mord ; il se méfie de l’esthétique qui prend le pas sur la nécessité. Qu’il renvoie “Good Morning Good Morning” à la poubelle critique, c’est aussi une manière d’attaquer l’épiderme décoratif de l’album : une chanson née d’une pub et métamorphosée en tour de force d’arrangeurs ne dit pas sa vérité. C’est sa grille à lui ; elle n’annule pas la créativité de la pièce, mais cadre la façon dont il souhaite qu’on se souvienne de son travail.

Ce que l’histoire a retenu : bizarre, magnifique, et fondateur

Les commentateurs de 1967 avaient déjà trouvé les bons mots. L’album est bizarre et merveilleux, provocateur et compatissant, exaspérant parfois tant il tente beaucoup – et c’est précisément pour cela qu’il est resté central. Dans une histoire des Beatles souvent racontée en frises d’innovations, Sgt. Pepper occupe la place du tournant : il fait du studio l’instrument principal, du graphisme un argument, et du montage une poétique. On comprend qu’il soit l’album que McCartney qualifie volontiers de plus influent, et que Lennon, dans sa logique de contre-champ, dégonfle ici ou là. Ce tiraillement interne participe de sa durée : si même l’un de ses auteurs lui cherche querelle, c’est que l’album excède toute catégorie simple.

Zoom technique : ce que “Good Morning Good Morning” apporte malgré tout

Même si Lennon l’abhorre, la piste coche plusieurs cases de ce que Pepper apporte à la pop : articulation cinématographique entre les morceaux (la poule qui devient guitare pour la reprise), hybridation des idiomes (une fanfare rugueuse sur un canevas rock), et rythmique polymorphe qui déroute puis relance l’écoute. On y entend McCartney pousser la basse et la lead avec une férocité quasi hard-rock, Starr manier les batteries en rafales de doubles croches, et Emerick/Martin signer des transitions sonores dont l’astuce nourrira des générations de producteurs. Camelote pour Lennon, sans doute ; boîte à outils pour le reste du monde, incontestablement.

La réception, chiffres et perceptions : entre adoration et sur-interprétation

Le triomphe populaire déclenche immédiatement une herméneutique tous azimuts : LSD supposé dans “Lucy in the Sky with Diamonds”, censure de la BBC pour « A Day in the Life », et l’idée que Sgt. Pepper serait un récit complet. Avec le recul, beaucoup de ces lectures paraissent excessives : Lennon a répété que “Lucy” ne naissait pas d’un acronyme, la BBC a certes boudé une phrase, mais l’album s’est imposé partout, et le concept n’est qu’un cadre – pas un livret d’opéra. L’essentiel est ailleurs : dans la densité d’un geste collectif qui a déplacé l’axe de la pop.

La longue traîne de Sgt. Pepper : héritages et controverses

On a souvent raconté Pepper comme un bras de fer amical avec les Beach Boys, dont Pet Sounds a influencé les Beatles – jusqu’aux lignes de basse chantantes et au fétichisme du timbre. On l’a aussi décrit comme un pionnier de l’art rock et du progressif, un album qui élève le producteur au rang d’auteur et qui institutionnalise l’écoute au casque. À l’autre bout du spectre, des critiques lui préfèrent la nervosité de Revolver ou la mosaïque de The White Album. C’est le lot des classiques : ils sont moins discutés pour ce qu’ils sont que pour la place qu’ils occupent, et Sgt. Pepper n’a jamais quitté le centre du débat.

1978 : la priorité de Lennon, la famille avant tout

À la fin des années 1970, Lennon s’éloigne du métier pour se consacrer à sa famille. Il confie avoir « déjà perdu une famille pour produire quoi ? Sgt. Pepper », et se dit « béni d’une seconde chance ». Il ajoute que, s’il ne devait « plus produire que du silence », ainsi soit-il. Cette confession ne dénigre pas l’album ; elle relativise son importance face à ce que Lennon tient pour essentiel. Le paradoxe demeure : l’un des artistes qui a le plus contribué à sanctuariser l’album comme forme artistique rappelle, au moment de lever le pied, qu’aucun disque – fût-il Pepper – ne vaut la perte de l’intime.

Conclusion : Pepper, la fête et le doute

Le roman de Sgt. Pepper est indissociable de sa réception et des révisions dont il a fait l’objet. Bizarre et merveilleux, exaspérant par sa profusion, Pepper reste l’album où les Beatles ont le plus clairement inventé une façon d’enregistrer, d’emballer et de raconter un disque. Que Lennon y décèle de la camelote n’invalide rien ; cela éclaire au contraire son goût pour l’essentiel et son rejet de l’afféterie. “Good Morning Good Morning”, né d’un jingle de Corn Flakes et transformé en mécano virtuose, incarne au fond la tension Pepper : un album à la fois atelier d’expériences et machine à mythes, un disque où l’on peut entendre le triomphe public et le scepticisme d’un de ses auteurs. C’est aussi pour cela qu’il vit encore.

Repères de production et de circulation (rappel)

  • Enregistrement : décembre 1966 – avril 1967, principalement dans le Studio Two d’EMI à Abbey Road, sous la houlette de George Martin et Geoff Emerick. “Good Morning Good Morning” est travaillé les 8 et 16 février, 13, 28 et 29 mars 1967, avec ajout des bruitages d’animaux le 29.
  • Graphisme : pochette par Peter Blake et Jann Haworth, photographiée par Michael Cooper ; planche de découpages et paroles imprimées au dos.
  • Accueil commercial : 27 semaines n° 1 au Royaume-Uni, 15 semaines n° 1 aux États-Unis. Grammy de l’Album de l’année en 1968

Pour aller plus loin dans l’écoute

Réécouter “Good Morning Good Morning” après tout cela, c’est prêter attention à ses accidents métriques, à la basse qui mord et au glissement de la poule vers la guitare de la reprise. Puis se laisser aspirer, encore, par l’ascension orchestrale de “A Day in the Life” et par l’accord final qui refuse de mourir. Entre ces deux pôles – le quotidien frictionné et le vertige existentiel – se tient Sgt. Pepper, album fêté et discuté, bizarre et magnifique, dont la grandeur n’exclut pas le doute. Et c’est peut-être ce doute, têtu, qui le garde vivant.


Retour à La Une de Logo Paperblog