En septembre 1963, George Harrison devient le premier Beatle à poser le pied aux États-Unis, bien avant la Beatlemania. Il séjourne à Benton, Illinois, chez sa sœur Louise, explore les disquaires, joue incognito avec les Four Vests et achète sa célèbre Rickenbacker noire. Ce voyage discret, loin des projecteurs, constitue un jalon méconnu mais essentiel dans la conquête américaine des Beatles.
Le 16 septembre 1963, George Harrison pose le pied à Benton, petite ville minière de l’Illinois, population d’environ 7 000 habitants. Il n’est pas ici en tournée, ni pour une opération de promotion. Il vient, simplement, rendre visite à sa sœur aînée, Louise Harrison – devenue Louise Harrison Caldwell après son mariage –, installé avec son mari Gordon depuis le début de l’année dans cette région du Midwest. Ce séjour, mené avec son frère Peter, intervient alors que les Beatles s’accordent une pause estivale : John Lennon et Cynthia sont à Paris, Paul McCartney et Ringo Starr en Grèce. De tous, George sera le premier Beatle à se rendre aux États‑Unis. L’anecdote, restée longtemps dans l’ombre des grands récits, éclaire pourtant d’un jour singulier la genèse de l’invasion britannique.
Dans les valises de George : de la curiosité, beaucoup, et une attirance jamais démentie pour la musique noire américaine. Il profite du voyage pour arpenter les disquaires du coin, glanant des albums de Booker T. & the MG’s – Green Onions notamment –, des faces de Bobby “Blue” Bland, autant de références qui irriguent le vocabulaire des Beatles. Dans l’une des boutiques, il met aussi la main sur un 45 tours de James Ray, “Got My Mind Set On You”, qu’il revisite près d’un quart de siècle plus tard, en 1987, pour en faire un n° 1.
Sommaire
- Louise Harrison, le relais américain avant la lettre
- Benton, 113 McCann Street : un port d’attache
- Sur scène, incognito : les Four Vests et le VFW Hall d’Eldorado
- Le détour par Mt. Vernon : une Rickenbacker qui deviendra iconique
- Entre mythes et vérifications : premières diffusions aux États‑Unis
- “She Loves You” dans la valise : un single qui bouscule l’Amérique
- Une semaine et des poussières : New York, St Louis, les disquaires
- Octobre 1963 : Ready Steady Go!, puis l’irruption de la Beatlemania
- Vee‑Jay, Capitol et la géopolitique du disque
- Une mémoire locale devenue patrimoine
- Le regard de George : influences américaines et apprentissage
- Retour en Angleterre, bascule vers 1964
- Ce que dit Benton de l’invasion britannique
- Louise Harrison, passeuse et gardienne
- Une guitare au musée, un épisode au canon
- Épilogue : un premier pas, et tout s’accélère
Louise Harrison, le relais américain avant la lettre
À Benton, Louise n’a pas attendu la Beatlemania pour se faire l’ambassadrice de son cadet. Les mois précédents, elle a déjà déposé des disques des Beatles dans les stations locales, convaincue que la pop venue de Liverpool peut séduire au‑delà de l’Atlantique. À l’été 1963, sa persévérance trouve un écho à WFRX‑AM, à West Frankfort, où l’animatrice Marcia Raubach diffuse des 45 tours apportés par Louise, dont “From Me To You” puis, lorsque George arrive en septembre, “She Loves You”, tout juste paru au Royaume‑Uni. Le duo hitchhike – fait de l’auto‑stop – jusqu’aux studios de la station pour présenter le disque. George, encore anonyme outre‑Atlantique, y apparaît courtois et discret, loin de l’icône en devenir.
L’histoire a nourri, depuis, bien des assertions : WFRX fut‑elle la première radio américaine à jouer un Beatles ? La réponse nuancée s’impose. Si WFRX peut revendiquer l’un des premiers passages documentés, des diffusions ont eu lieu, plus tôt dans l’année 1963, sur des stations majeures, notamment à Chicago, où WLS intègre “Please Please Me” à sa Silver Dollar Survey en mars 1963. Cette chronologie n’enlève rien au rôle de Louise : celui d’un levier local, opiniâtre, qui prépare le terrain, attire l’attention et donne un visage aux Beatles dans une Amérique profonde encore indifférente.
Benton, 113 McCann Street : un port d’attache
La maison de Louise et Gordon Caldwell, au 113 McCann Street à Benton, devient le quartier général de George. L’adresse, promise à la démolition des décennies plus tard, sera sauvée et restaurée, reconvertie en bed & breakfast et en petit musée à la fin des années 1990, comme pour sanctuariser cette semaine américaine où tout – encore – restait possible. On y voit aujourd’hui des objets modestes, des photographies, des platines ayant fait tourner les premiers disques des Beatles sur les ondes locales. Plus loin, la ville a fait réaliser un mur commémoratif – “George Comes to Benton – 1963” – devenu point de passage obligé pour les amateurs.
Sur place, George mène une vie simple : balades, cinéma en plein air, rencontres avec des musiciens locaux. Le décalage est frappant : à Liverpool et dans tout le Royaume‑Uni, le groupe est en plein essor ; ici, le jeune homme peut encore flâner sans escorte, pousser la porte d’un magasin de musique, tâter des guitares, s’asseoir à une table sans déclencher d’émeute.
Sur scène, incognito : les Four Vests et le VFW Hall d’Eldorado
Parce que Louise a le sens du réseau, George se retrouve sur scène avec un groupe local, les Four Vests. D’abord au VFW Hall d’Eldorado, puis au Bocchi Ball Club de Benton, il s’invite pour quelques morceaux, loin des crises d’hystérie qui accompagneront bientôt le groupe. Présentation facétieuse – « l’Elvis d’Angleterre » – et répertoire mêlant standards de rock’n’roll (“Roll Over Beethoven”, “Johnny B. Goode”, “Matchbox”) et country (“Your Cheatin’ Heart”). L’image est troublante : un Beatle joue, inconnu, dans un club de vétérans, devant un public qui n’imagine pas que l’Histoire tape déjà à la porte.
Cette séquence a, pour la suite, une valeur symbolique : elle rappelle que l’ADN des Beatles s’est formé dans des espaces modestes, entre clubs et salles polyvalentes, et que la virtuosité de George repose sur une culture des standards américains apprise à la dure.
Le détour par Mt. Vernon : une Rickenbacker qui deviendra iconique
Accompagné par des musiciens des Four Vests, George se rend à Mt. Vernon, au Fenton Music Store, 601 South 10th Street. Là, il achète une Rickenbacker modèle 425, finition rouge Fireglo à l’origine, qu’il demande à faire repeindre en noir – un clin d’œil à la 325 de John Lennon. L’opération est réalisée par le magasin, sous la houlette de Lester “Red” Fenton. La guitare, payée autour de 400 $, sera récupérée quelques jours plus tard. Première apparition publique : le 4 octobre 1963, sur le plateau de Ready Steady Go!, lendemain du retour des frères Harrison à Londres. La lutherie Rickenbacker deviendra, à partir de là, une signature visuelle et sonore associée à George, puis à l’iconographie Beatles au sens large.
Au‑delà du fétichisme, cette 425 raconte autre chose : la façon dont George aimait adapter son outillage à l’esthétique du groupe, jusqu’à harmoniser les codes visuels (noir, chrome, formes compactes) pour cohérer à l’écran. Cette culture de l’objet n’est pas accessoire ; elle fait partie de la grammaire pop des années 1960.
Entre mythes et vérifications : premières diffusions aux États‑Unis
Le séjour de George a cristallisé, avec le temps, plusieurs récits concurrents autour des premières diffusions de disques des Beatles en Amérique. Oui, WFRX a joué “From Me To You” à l’été 1963 puis “She Loves You” en septembre, sous l’impulsion de Louise et avec la curiosité de Marcia Raubach. Mais l’honneur de la toute première diffusion US revient, selon des archives concordantes, à WLS Chicago, qui passe “Please Please Me” dès février‑mars 1963, à la faveur du pressage américain de Vee‑Jay Records – étiquette de Chicago qui, faute d’intérêt de Capitol Records, a pris les premiers paris sur le groupe.
Cette situation paradoxale – EMI/Parlophone au Royaume‑Uni, Vee‑Jay aux États‑Unis, Capitol d’abord récalcitrant – explique en partie l’emballement de début 1964 : lorsque Capitol s’active, il doit rattraper la vague. D’où la reprise de “Please Please Me” en janvier 1964, la sortie de “I Want To Hold Your Hand”, et, très vite, la déferlante des charts avec l’arrivée des Beatles chez Ed Sullivan.
“She Loves You” dans la valise : un single qui bouscule l’Amérique
Le jour même où George arrive aux États‑Unis, “She Loves You” est publié en Royaume‑Uni depuis trois semaines et explose déjà outre‑Manche. À WFRX, la réaction est positive, mais les ondes américaines demeurent frileuses ; les grands réseaux ignoreront encore le phénomène quelques mois. Lorsqu’il reviendra, en février 1964, c’est un raz‑de‑marée : 73 millions de téléspectateurs devant The Ed Sullivan Show, des classements saturés de 45 tours Beatles, et une presse d’abord sarcastique qui se ravise, décontenancée par l’ampleur du phénomène.
Dans ce retard américain, on lit aussi une distance culturelle : la pop britannique, perçue comme exotique, peine à franchir le premier filtre des programmateurs. Il faut des relais – Louise, WFRX, des fans précoces, certains DJ entreprenants – pour amorcer la pompe.
Une semaine et des poussières : New York, St Louis, les disquaires
Le séjour de George ne se limite pas à Benton. Avec Peter, il pousse jusqu’à New York et St Louis – balades, repérages, achats de disques. Cette errance légère dit beaucoup de la période : en septembre 1963, la planète Beatles s’apprête à basculer, mais l’horaire n’est pas encore affiché. Il suffit de quelques mois pour que la fenêtre d’anonymat se referme.
Au passage, certains récits nés après coup – la rencontre fortuite, à New York, d’un convoi présidentiel aperçu depuis un trottoir, par exemple – relèvent de la légende urbaine. La réalité documentée, elle, est simple : des flâneries, des écoutes, des discussions, et le retour à Londres le 3 octobre 1963.
Octobre 1963 : Ready Steady Go!, puis l’irruption de la Beatlemania
Quatre jours après la date d’Eldorado, George étrenne sa Rickenbacker noire à la télévision britannique. Le 4 octobre 1963, Ready Steady Go! capte un groupe qui commence à déborder son public d’origine. Le mois suivant, l’automne s’emballe : première tournée en tête d’affiche à partir du 1er novembre, Royal Command Performance le 4 novembre, et cette réplique célèbre de John Lennon – « ceux qui sont dans les places bon marché peuvent applaudir… les autres peuvent faire tinter leurs bijoux » – qui fige l’esprit du moment.
La Beatlemania n’est pas un miracle soudain. Elle est la résultante d’une année 1963 à la progression régulière, passée de la curiosité à la ferveur, puis au débordement. Dans cette courbe, la parenthèse Benton/Eldorado introduit un point de contre‑jour : un Beatle jouant dans une salle de vétérans, loin des caméras, proche des guitares et des chansons qui l’ont formé.
Vee‑Jay, Capitol et la géopolitique du disque
La situation contractuelle des Beatles aux États‑Unis en 1963 explique à elle seule la chronique des premiers mois américains. EMI, maison mère de Parlophone, propose d’abord le groupe à Capitol Records, sa filiale américaine. Refus poli : les premiers singles laissèrent Capitol froid. Parlophone se tourne alors vers Vee‑Jay Records, label de Chicago connu pour ses sorties de rhythm & blues et de gospel. D’où les pressages Vee‑Jay de “Please Please Me” (VJ 498, avec la légendaire coquille “The Beattles” sur les premières étiquettes) puis de “From Me To You” (VJ 522), sans grand retentissement national d’abord, sauf dans quelques marchés régionaux – Chicago au premier chef.
Ce décalage entre la flambée britannique et la frilosité américaine s’inverse brusquement à l’hiver 1963‑1964, lorsque Capitol décide de miser franchement sur le groupe. La suite est connue : campagne de promotion massive, Ed Sullivan, explosion des ventes et l’hégémonie du printemps 1964 dans les classements.
Une mémoire locale devenue patrimoine
Si Benton et les villes voisines gardent aujourd’hui vivante la mémoire de ce séjour, c’est que l’épisode a pris, avec le temps, une valeur presque fondatrice. Outre la maison de McCann Street, la commune a installé des marqueurs : plaque au VFW Hall d’Eldorado pour la première performance publique d’un Beatle en Amérique, mural visible depuis l’Interstate 57. Ces gestes patrimoniaux retracent un moment où l’histoire mondiale de la pop a croisé le quotidien d’une Amérique de comté.
Ce travail de mémoire n’est pas qu’un culte. Il contextualise un destin collectif – celui des Beatles – à l’échelle humaine. Il raconte l’attente, les tâtonnements, les initiatives locales (Louise, WFRX, les Four Vests, le Fenton Music Store), toutes choses qui précèdent et permettent la fulgurance du succès.
Le regard de George : influences américaines et apprentissage
Dans ses souvenirs, George Harrison insiste sur ce que l’Amérique a apporté à sa formation. Disques de soul et de rhythm & blues, guitares, radios : autant de signaux qui, dès la fin des années 1950, avaient façonné son oreille à Liverpool. En 1963, traverser l’Atlantique revient à remonter la source ; Benton, ses disquaires, ses musiciens, sont des sas d’apprentissage et des chambres d’écho. Le choix d’une Rickenbacker, l’écoute de Booker T., de Bobby Bland, le 45 tours de James Ray : chaque geste dit l’ancrage américain du langage de George.
On mesure ainsi mieux pourquoi, dans les années 1980, sa relecture de “Got My Mind Set On You” tombe juste : elle réactive une fréquence longtemps fréquentée, lui donne un éclat moderne, et rappelle le fil direct qui relie l’adolescent fasciné par le R&B américain et l’artiste accompli.
Retour en Angleterre, bascule vers 1964
Début octobre 1963, George et Peter reprennent l’avion. En Grande‑Bretagne, l’automne est chargé : séances, télévisions, concerts, Ready Steady Go!, puis cette tournée de novembre où les Beatles ne sont plus des suiveurs mais des têtes d’affiche. En février 1964, la parenthèse américaine devient un phénomène planétaire : Pan Am 707 vers New York, conférence de presse à JFK, Central Park enneigé, répétitions pour Ed Sullivan. George, grippé à l’arrivée, rate un press‑call et une répétition, mais se remet à temps pour l’émission des 73 millions de téléspectateurs.
La distance est vertigineuse : douze mois séparent la scène de vétérans d’Eldorado de l’audience record de CBS. Pourtant, dans la continuité des gestes, tout se tient : la curiosité, le travail, l’ancrage, l’énergie tirée de la musique américaine.
Ce que dit Benton de l’invasion britannique
Raconter Benton et Eldorado, c’est déployer un contre‑champ à la légende. Avant les hordes de fans, avant les gros titres, il y a eu des passages de relais minuscules : une sœur qui appelle des radios, une station locale (WFRX) qui prend le risque de programmer des inconnus, un groupe semi‑professionnel (Four Vests) qui invite un guitariste anglais à monter sur scène. La Beatlemania n’est pas née à New York ; elle a poussé des racines en Illinois, parmi d’autres endroits, dans l’épaisseur d’un tissu de villes et de gens pour qui la musique est une sociabilité autant qu’un divertissement.
On peut y voir une leçon : les révolutions pop naissent rarement d’un coup de tonnerre. Elles se préparent, se testent, s’échouent parfois, puis repartent. Si Capitol hésite, Vee‑Jay tente ; si les grandes stations tardent, WFRX essaye ; si la presse ironise, les salles se remplissent. Benton met des noms sur ces interstices.
Louise Harrison, passeuse et gardienne
La figure de Louise domine ce récit. Passeuse – alliée décisive au moment où il fallait ouvrir des portes –, elle sera aussi, plus tard, une gardienne de la mémoire de son frère, jusqu’à piloter des projets scéniques et médiatiques autour de l’héritage de George. Les témoignages des années 2010 la montrent fière du souvenir bentonien, soucieuse d’en défendre la place dans la grande histoire. Sans elle, WFRX n’aurait probablement pas tenté l’aventure. Sans ces premiers pas, la cartographie américaine des Beatles serait un peu plus pâle.
Une guitare au musée, un épisode au canon
La Rickenbacker 425 achetée à Mt. Vernon a depuis gagné sa vitrine : exposée au Rock & Roll Hall of Fame, elle représente ce moment‑pivot où un Beatle achète, incognito, un instrument dans un magasin de l’Illinois avant de le porter sur un plateau télé britannique. Pour le public, la guitare noire de George incarne un style, une époque, une signature sonore. Pour les historiens, elle est une preuve matérielle, un objet qui relie Benton à Ready Steady Go! et aux semaines qui suivront.
Épilogue : un premier pas, et tout s’accélère
En septembre 1963, George Harrison ne représente pas encore une icône mondiale. Il est un jeune musicien, passionné de rock’n’roll, de country, de R&B, qui rend visite à sa sœur au fin fond de l’Illinois, achète une guitare, joue quelques standards avec un groupe local, dépose un 45 tours à la radio. Six mois plus tard, il électrise l’Amérique sur CBS. Entre les deux, un fil continu : amour de la musique américaine, discipline de travail, et cette curiosité qui pousse à franchir l’océan pour écouter, regarder, apprendre.
