Le 22 novembre 1968, les Beatles dévoilent leur double album éponyme, plus connu sous le nom de White Album. Un opus foisonnant, disparate, où chacun des quatre membres impose son style, sa vision, et parfois sa frustration. Parmi les morceaux qui jalonnent cet album tentaculaire, « Glass Onion » se démarque par son ironie mordante et son enchevêtrement de références aux œuvres passées du groupe. Véritable labyrinthe musical, cette chanson est une réplique cinglante de John Lennon aux exégètes qui cherchaient à déceler des significations cachées dans ses textes. Mais derrière l’humour grinçant, Glass Onion recèle aussi une vérité plus intime : celle d’un Lennon au seuil d’un tournant irréversible.
Sommaire
- Une farce pour perdre les curieux
- Le spectre du départ
- Des images entre mythe et réalité
- Un enregistrement par étapes
- Une trace indélébile
Une farce pour perdre les curieux
Depuis « I Am The Walrus », Lennon s’amusait de l’obsession des fans et critiques pour les interprétations complexes de ses paroles. Glass Onion pousse cette démarche à l’extrême : Lennon y multiplie les allusions à des titres emblématiques des Beatles comme « Strawberry Fields Forever », « The Fool on the Hill », « Fixing a Hole » ou encore « Lady Madonna ». Mais surtout, il glisse une phrase qui enflammera les spéculations pendant des années : « The walrus was Paul ». Après Magical Mystery Tour, où la silhouette de l’homme déguisé en morse était supposément Lennon lui-même, cette déclaration soudaine semble réécrire l’histoire. Paul McCartney, perplexe, confirmera bien plus tard qu’il avait en effet porté le costume du morse lors d’une séance photo, alors que Lennon arborait le masque dans le film.
Le message de Lennon ? Tout ceci n’est qu’un jeu. Une provocation moqueuse destinée à semer davantage la confusion. Mais derrière cette apparente légèreté, certaines phrases laissent transparaître une mélancolie plus sourde.
Le spectre du départ
Si Glass Onion est un collage de fausses pistes, il contient aussi des fragments de la vérité profonde de Lennon à l’époque. En pleine transition artistique et personnelle, il s’éloigne progressivement de ses camarades et vit une relation fusionnelle avec Yoko Ono. Des années plus tard, il confiera que la phrase « The walrus was Paul » était en réalité un geste ambigu envers McCartney, une manière détournée de lui adresser un dernier signe avant son départ imminent des Beatles.
« C’était une blague. J’ai écrit cette ligne en partie parce que je me sentais coupable d’être avec Yoko et de quitter Paul. » – John Lennon (All We Are Saying, David Sheff)
Derrière le sarcasme et l’énigme, il y avait une faille, une distance qui se creusait irrémédiablement entre les deux songwriters autrefois inséparables.
Des images entre mythe et réalité
En plus des références explicites aux Beatles, Lennon dissémine dans Glass Onion une série d’images mystérieuses : tulipes aux pétales recourbés, Cast Iron Shore, dovetail joint, glass onion… Chacune de ces visions possède une origine plus ou moins tangible.
- Le Cast Iron Shore : Un lieu réel, un rivage de Liverpool surnommé The Cassie, où l’on trouvait autrefois des usines de fonderie.
- Le dovetail joint : Une technique d’assemblage en menuiserie, que certains ont voulu associer au mot « joint », comme une allusion à la consommation de cannabis.
- Les tulipes aux pétales recourbés : Inspirées par une décoration florale dans un restaurant londonien fréquenté par Lennon, où les fleurs étaient arrangées pour révéler leur face cachée.
- L’ »Oignon de Verre » : Un terme que Lennon aimait pour sa double signification : une transparence illusoire et une superposition de couches d’interprétation.
En somme, chaque élément du texte semble osciller entre la plaisanterie et l’introspection. Lennon brouille les pistes, s’amuse de son propre héritage, tout en glissant des indices sur son état d’esprit en 1968.
Un enregistrement par étapes
Musicalement, Glass Onion possède une énergie brute, portée par une batterie martiale de Ringo Starr et un riff nerveux de George Harrison. L’enregistrement commence le 11 septembre 1968 à Abbey Road. Après 34 prises, la meilleure est retenue pour servir de base au morceau.
Le travail continue sur plusieurs jours :
- 12 septembre : Lennon enregistre sa voix principale et Starr ajoute une partie de tambourin.
- 13 septembre : McCartney apporte une ligne de piano et une seconde piste de batterie.
- 16 septembre : Un enregistrement complémentaire de flûte à bec par McCartney.
- 20 septembre : Lennon expérimente avec des effets sonores, notamment des bruits de verre brisé, une sonnerie de téléphone et un extrait d’un commentateur sportif de la BBC criant « It’s a goal! ».
- 10 octobre : Abandonnant ces effets, Lennon et George Martin choisissent d’ajouter un arrangement de huit cordes (violons, altos et violoncelles) pour conférer au morceau une densité dramatique.
Une trace indélébile
Aujourd’hui encore, Glass Onion reste un chef-d’œuvre de mystification. Avec cette chanson, John Lennon tourne en dérision la mythologie qui entoure les Beatles tout en y contribuant paradoxalement. Il tisse une toile où réel et fantasme s’entrelacent, où l’auditeur est à la fois perdu et fasciné.
Comme un oignon de verre, cette chanson se dévoile couche après couche, offrant à chaque écoute une nouvelle lueur sur l’univers insaisissable des Beatles. Une déclaration de guerre aux interprètes obsessionnels, mais aussi un signe avant-coureur de l’effondrement imminent du groupe. Un dernier éclat de malice avant que la légende ne se fissure définitivement.
