Parmi les reprises Motown des Beatles, « Money (That’s What I Want) » est celle qu’ils ont le plus souvent jouée, en raison de son énergie brute, de son efficacité scénique et de l’adéquation parfaite avec la voix de John Lennon. De Hambourg à la BBC, elle incarne leur versant le plus rock.
Dans les années 1960, l’empreinte de Motown sur la culture populaire était impossible à ignorer. Fondé à Détroit par Berry Gordy, le label a fait émerger une constellation d’artistes dont les voix et les grooves ont redéfini la soul et la pop américaines. Dans le même temps, à Liverpool, un groupe de quatre jeunes musiciens façonnait sa propre identité : The Beatles. Si les Beatles s’abreuvent de rock’n’roll, de rhythm and blues et de mélodies venues des États‑Unis, c’est bien le son Motown – ses lignes de basse mélodiques, ses chœurs serrés, ses backbeats implacables – qui s’invite très tôt dans leurs oreilles, leurs setlists et leurs sessions d’enregistrement.
Quand « Love Me Do » entre dans les charts britanniques à l’automne 1962, le catalogue Tamla/Motown règne déjà sur les ondes américaines. Le premier succès du label, « Money (That’s What I Want) » de Barrett Strong, a ouvert la voie au triomphe de la pop‑soul. Peu après, des titres comme « Please Mr. Postman » des Marvelettes ou les ballades sophistiquées de Smokey Robinson et des Miracles installent durablement la marque de Détroit dans l’imaginaire collectif. À Soho comme à Hambourg, dans les caves de The Cavern Club comme dans les clubs de Reeperbahn, ces disques importés deviennent la bande-son des nuits des groupes britanniques – et les Beatles en font un matériau vivant.
Sommaire
- Une passerelle transatlantique : comment Motown a gagné Londres
- « With The Beatles » : trois reprises Motown qui deviennent des signatures
- La question qui fâche – ou qui éclaire : quelle chanson Motown ont‑ils le plus jouée ?
- Une dramaturgie de concert : pourquoi « Money » fonctionne mieux sur scène
- En studio : l’art de transformer un single Motown en brûlot rock
- BBC, Hambourg, Cavern : les scènes qui fabriquent une statistique
- Au‑delà des reprises : la marque Motown dans les chansons originales des Beatles
- Pourquoi « Money » et pas les autres ? Trois critères déterminants
- Des chiffres qui racontent une histoire
- Héritage croisé : quand Detroit résonne à Liverpool
- Verdict
- Coda : ce que « Money » dit des Beatles
Une passerelle transatlantique : comment Motown a gagné Londres
Avant que la marque Tamla Motown ne soit officiellement lancée au Royaume‑Uni au milieu des années 1960, les 45‑tours de Tamla et Gordy circulent via des circuits parallèles, labels sous licence et boutiques spécialisées. Les mods londoniens, friands de R&B américain, en font des objets de culte. Les Beatles, qui fréquentent ces réseaux de disques importés, découvrent très tôt ce répertoire. Dans leurs prestations marathon de Hambourg en 1960‑1962, ils empilent standards de rock et pépites soul. Cette période forge un instinct d’arrangeurs : reprendre, réécrire, accélérer ou durcir une chanson jusqu’à l’inscrire dans leur propre son.
Leur enthousiasme pour Motown n’est pas qu’un clin d’œil d’amateurs ; il irrigue leur travail. Paul McCartney admire le raffinement mélodique de Smokey Robinson et, surtout, les lignes de basse inventives associées à la tradition de Detroit. John Lennon est happé par les ballades fiévreuses et les vocalises satinées des Miracles autant que par l’énergie brute d’un titre comme « Money ». George Harrison affine un jeu de guitare rythmique sec et efficace, apte à soutenir un groove de soul accéléré. Ringo Starr, enfin, installe des patterns simples, carrés, qui remontent le tempo et donnent à ces reprises une verticalité rock.
« With The Beatles » : trois reprises Motown qui deviennent des signatures
Quand paraît « With The Beatles » le 22 novembre 1963, le disque affiche un geste clair : aux côtés des originaux, trois reprises issues directement du répertoire Motown. Il s’agit de « Please Mr. Postman » (les Marvelettes), « You Really Got a Hold on Me » (Smokey Robinson & The Miracles) et « Money (That’s What I Want) » (Barrett Strong). Loin d’être de simples remplissages, ces titres résument l’ADN des Beatles période 1963 : intensité vocale, pulsation collective, arrangements compacts et efficacité scénique.
Dans « Please Mr. Postman », John Lennon porte la mélodie, soutenu par des harmonies serrées de Paul et George. Le tempo est plus nerveux que l’original ; la guitare rythmique mord, la batterie pousse et le pont est délivré avec une urgence presque garage. La chanson, qui avait inauguré la série des numéros 1 Motown aux États‑Unis, trouve chez les Beatles un relief nouveau : moins sucré, plus tendu, idéal pour électriser une salle de bal britannique.
« You Really Got a Hold on Me » met en avant l’amour de Smokey Robinson pour les mélodies sinueuses et les progressions harmoniques riches. Le duo Lennon–Harrison y brille : timbres timbrés mais complémentaires, phrasés croisés, contre‑chants naturels. McCartney y glisse des lignes de basse chantantes, preuve d’une écoute studieuse des productions de Détroit. La version des Beatles, plus dépouillée que l’originale, concentre l’émotion sur les voix et les accords suspendus – un art qu’ils porteront plus loin encore dans leurs propres ballades à venir.
Reste « Money (That’s What I Want) », morceau charnière. Écrit par Berry Gordy et Janie Bradford, enregistré par Barrett Strong, le titre est un mantra à la fois cynique et euphorique sur la puissance de l’argent. La lecture des Beatles le transforme en véritable tempête rock. La batterie claque, les guitares granulent, George Martin martèle un piano massif qui donne à la version une assise percussive spectaculaire. Et surtout, la voix de John Lennon – éraillée, urgente, presque au bord de la rupture – imprime un caractère irréfutable. Sur scène, le refrain devient un slogan collectif, un exutoire.
La question qui fâche – ou qui éclaire : quelle chanson Motown ont‑ils le plus jouée ?
À l’appui des chronologies de concerts et des archives radios, la réponse est nette : la chanson Motown la plus souvent interprétée par les Beatles est « Money (That’s What I Want) ». Le groupe la joue dès 1961 au Cavern Club et la maintient dans ses programmes jusqu’en 1964, notamment lors des tournées britanniques où elle sert régulièrement de point culminant. Au total, le morceau s’impose comme l’un des piliers de leurs concerts pré‑1965. À titre de comparaison, « You Really Got a Hold on Me » reste une favorite des sessions BBC et des shows de 1963, tandis que « Please Mr. Postman » apparaît de façon plus sporadique.
Ce primat de « Money » n’a rien de fortuit. Parmi les reprises Motown présentes sur « With The Beatles », elle est la plus rock‑adjacente. Sa structure bluesy autorise les accélérations, les ruptures dynamiques et les déflagrations vocales que Lennon affectionne. Là où « You Really Got a Hold on Me » réclame une finesse de mise en place et un équilibre d’harmonies, « Money » supporte (et réclame) une certaine âpreté. Et là où « Please Mr. Postman » repose sur une tension rythmique et des chœurs call‑and‑response, « Money » offre aux Beatles la liberté du riff.
Une dramaturgie de concert : pourquoi « Money » fonctionne mieux sur scène
Les Beatles de 1963‑1964 jouent des sets courts et denses, souvent douze chansons, parfois moins, dans des salles bondées où les hurlements couvrent fréquemment la musique. Dans ces conditions, les morceaux qui « passent » le mieux sont ceux qui frappent vite et fort : introduction claire, hook mémorisable, pont robuste, final explosif. « Money (That’s What I Want) » coche toutes les cases. Son intro de piano et de guitare annonce la couleur, le chant entre frontal, et chaque refrain est une relance.
La mise en scène interne à la chanson y contribue : couplets comme montées de tension, refrains comme libération. Lennon s’y projette avec un grain vocal abrasif, Harrison cingle en guitare rythmique, McCartney pousse à la basse des ostinatos moteurs, Starr verrouille l’ensemble. En fin de set, quand l’adrénaline est à son comble, « Money » devient un exutoire qui gouverne la foule. Peu de titres Motown du répertoire des Beatles procurent cette sensation d’uppercut contrôlé, sinon « Twist and Shout » – qui, notons‑le, n’est pas un titre Motown, mais qu’on cite ici pour la parenté d’usage scénique.
En studio : l’art de transformer un single Motown en brûlot rock
L’enregistrement de « Money (That’s What I Want) » par les Beatles illustre leur méthode. Le basic track est capté au Studio Two d’EMI avec une attaque rythmique plus lourde que l’original. George Martin ajoute un piano martelé qui devient l’épine dorsale de la version et joue un rôle quasi percussif aux côtés de Ringo. Le son est plus brut, les guitares sont mises en avant, la réverbération est dosée pour élargir l’espace sans noyer le chant. Lennon est doublé par endroits, ce qui accentue l’impression d’acharnement.
Sur « You Really Got a Hold on Me », la logique est inverse : préserver la filigrane smokeyenne. Les Beatles optent pour une texture plus transparente, où les voix règnent. L’équilibre entre John et George au premier plan, Paul en soutien, ouvre des perspectives que le groupe exploitera dans ses propres compositions, de « This Boy » à « If I Fell ». Cette science de l’harmonie, apprise en partie en reprenant Smokey Robinson, découlera plus tard sur les entrelacs vocaux de « Because » – autre univers, même goût pour les architectures de voix.
Quant à « Please Mr. Postman », l’apport des Beatles réside dans le tempo et la mise en place. La section rythmique pousse légèrement devant le temps, ce qui confère une excitation qui, sur scène, fait mouche. Les chœurs sont resserrés, les attaques plus franches. Le texte, simple et universel (l’attente d’une lettre d’amour), s’aligne parfaitement avec l’énergie adolescente du groupe période 1963.
BBC, Hambourg, Cavern : les scènes qui fabriquent une statistique
La domination de « Money » dans les concerts des Beatles tient aussi à la géographie de leurs débuts. À Hambourg, au Cavern Club de Liverpool, puis dans les tournées britanniques, le groupe doit tenir des publics exigeants, parfois hostiles, toujours bruyants. Les night‑clubs d’Hambourg exigent de longues heures de jeu ; ces marathons imposent des morceaux résistants, capables de survivre à dix, vingt, trente exécutions sans perdre leur impact. « Money », par sa simplicité redoutable et sa charge explosive, s’y prête idéalement.
Les sessions BBC de 1963‑1964 – aujourd’hui bien documentées – montrent à quel point ces reprises Motown sont intégrées à leur répertoire radiophonique. « You Really Got a Hold on Me » s’y distingue par plusieurs interprétations précises, presque chambristes, qui mettent en valeur l’oreille harmonique du groupe. « Please Mr. Postman » y apparaît également, nerveuse, calibrée pour les plateaux en direct. Mais dans les salles, c’est « Money » qui soulève le plus rapidement un public en liesse.
Au‑delà des reprises : la marque Motown dans les chansons originales des Beatles
Répondre à la question de la chanson Motown la plus souvent reprise, c’est aussi mesurer l’empreinte de Motown sur l’œuvre originale des Beatles. On la retrouve dans le goût de McCartney pour les lignes de basse mélodiques et mobiles, dans certaines inflexions de Lennon pour les ballades gorgées de soul, et plus tard dans l’usage des cuivres et des rythmiques syncopées. « Got to Get You into My Life » rend un hommage explicite aux sonorités soul américaines avec ses arrangements de cuivres et sa pulsation de R&B modernisée. « You Won’t See Me » et « Drive My Car » affichent, chacune à leur manière, un sens de la propulsion et de la basse chantante qui ne doit pas peu aux leçons de Detroit.
La fréquentation assidue des disques Tamla/Motown par les Beatles influence leur conception de l’arrangement : le rôle central du groove, la recherche d’un hook instrumental ou vocal, l’économie de moyens au service d’un impact maximum. Cet héritage se lit même dans leur production : une tendance à compacter les éléments porteurs (voix, rythme, hook) au centre du mix, à privilégier la lisibilité, à donner aux chœurs un rôle dramatique.
Pourquoi « Money » et pas les autres ? Trois critères déterminants
Trois paramètres expliquent que « Money (That’s What I Want) » domine statistiquement les reprises Motown du groupe. D’abord, sa plasticité rythmique. La chanson accepte les variations de tempo, les montées en sur‑régime et les attaques percussives sans perdre sa cohérence. Ensuite, sa dramaturgie vocale colle parfaitement au timbre et à la projection de John Lennon ; là où d’autres titres requièrent de la délicatesse, « Money » réclame de l’abandon contrôlé. Enfin, son message – direct, quasi rugueux – fonctionne comme un cri de ralliement collectif dans un contexte de salle bruyante.
À l’inverse, « You Really Got a Hold on Me » brille dans des conditions d’écoute plus attentives. Les lignes mélodiques imbriquées, l’imbrication des voix et la respiration des accords révèlent tout leur charme à la radio ou en salle disciplinée. « Please Mr. Postman », lui, reste une pépite d’early pop au sens du groove irrésistible, mais sa magie tient davantage à la suspension rythmique et au sourire des chœurs qu’à la puissance brute.
Des chiffres qui racontent une histoire
De l’année 1961 aux tournées de 1964, « Money (That’s What I Want) » s’impose comme un classique de fin de set des Beatles. À la même période, « You Really Got a Hold on Me » est régulièrement programmée, en particulier en 1963, et « Please Mr. Postman » apparaît plus rarement. Ce différentiel éclaire l’équilibre subtil du groupe entre contrôle et déflagration : ils savent exploiter la délicatesse d’une ballade soul, mais ce qui conquiert une foule de 3 000 personnes dans une salle réverbérante, c’est l’impact d’un riff et d’une voix qui rugit.
Ces données s’emboîtent aussi avec la trajectoire du groupe. À partir de 1966, les Beatles renoncent aux tournées et se consacrent aux expériences de studio. Le répertoire scénique des premières années, dominé par des reprises calibrées pour la route, cède la place à une écriture et à des textures sonores intransposables sur scène – au moins avec les moyens techniques de l’époque. « Money » y reste comme un souvenir d’avant la métamorphose, un témoin de l’ascension fulgurante et des racines R&B du groupe.
Héritage croisé : quand Detroit résonne à Liverpool
La réussite de Motown en Grande‑Bretagne doit beaucoup à l’enthousiasme de groupes comme les Beatles, qui ont répercuté ces chansons auprès d’un public immense. Leur décision d’inclure, sur un album majeur, trois reprises issues du label de Berry Gordy a participé à faire basculer ces titres dans la culture pop anglaise. Le phénomène est circulaire : les Beatles puisent dans Détroit des outils rythmiques et harmoniques, ils les réinjectent dans leur pop
originale, laquelle, à son tour, influence la pop américaine.
Ce jeu d’allers‑retours explique pourquoi il est pertinent, aujourd’hui encore, de poser la question de la chanson Motown la plus jouée par les Beatles. La réponse – « Money (That’s What I Want) » – n’est pas seulement un fait de répertoire ; elle est un indice, un marqueur de ce que le groupe cherche alors sur scène : la tension, la projection, la communion immédiate avec le public.
Verdict
À la question : « Quelle chanson Motown les Beatles ont‑ils le plus souvent reprise ? », la réponse est claire : « Money (That’s What I Want) ». Le titre, écrit par Berry Gordy et Janie Bradford et popularisé par Barrett Strong, a été intégré très tôt par les Beatles, joué sans relâche dans les clubs de Liverpool et d’Hambourg, puis hissé en point d’orgue de leurs concerts de 1963‑1964. Par son énergie rock, la puissance de la voix de John Lennon, l’attaque du piano de George Martin et la cohésion de la section rythmique McCartney/Starr, cette reprise incarne la face la plus électrique du groupe de ses années scéniques.
Les autres titres Motown présents sur « With The Beatles » – « You Really Got a Hold on Me » et « Please Mr. Postman » – occupent, eux aussi, une place importante dans la genèse du son Beatles. Mais aucune autre reprise de Détroit ne correspond avec autant d’évidence à leurs besoins scéniques de l’époque. C’est pourquoi « Money (That’s What I Want) » demeure, dans leur histoire, la reprise Motown la plus jouée et la plus identitaire.
Coda : ce que « Money » dit des Beatles
En refermant ce panorama, on mesure que « Money » raconte une vérité plus profonde : à l’orée de la célébrité totale, les Beatles sont un groupe de scène au langage direct, une machine à groove et à slogans mélodiques. Ils savent la délicatesse et l’ambiguïté, mais sur scène, ils misent d’abord sur l’impact. Que la chanson la plus reprise de leur panthéon Motown soit précisément celle qui supporte le mieux d’être durcie, accélérée, criée – voilà qui cadre parfaitement avec le portrait d’un quatuor à la fois discipliné et affamé. Une tension qui, bientôt, se résoudra au studio par une autre forme d’énergie : l’inventivité sans limite.
Dans l’histoire des Beatles, Motown n’est pas un simple chapitre ; c’est un miroir. Et, dans ce miroir, « Money (That’s What I Want) » scintille comme l’un de ces indices simples qui éclairent tout le reste.
