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Paul McCartney et George Martin : un lien unique au-delà des Beatles

Publié le 21 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Paul McCartney a toujours reconnu en George Martin bien plus qu’un producteur : un allié, un passeur et même « l’un des plus importants » de sa vie. De « Yesterday » à « Eleanor Rigby », de « Penny Lane » à « A Day in the Life », Martin a su traduire les idées de Paul en sons inédits, tout en lui offrant une sécurité créative. Leur collaboration s’est prolongée après les Beatles, de « Live and Let Die » à « Tug of War », jusqu’à l’album Love (2006). Pour McCartney, George Martin fut à la fois un partenaire technique, un mentor humain et un ami durable.


Quand Paul McCartney confie, au milieu des années 2000, que George Martin est « l’un des hommes les plus importants de [sa] vie », il ne flatte ni une légende en vitrine ni un simple souvenir de studio. Il replace un producteur dans la trajectoire intime d’un Beatle, au même rang que la famille, le groupe et les compagnons d’écriture. Derrière la formule, il y a des décennies d’échanges artistiques, des décisions charnières, des trouvailles techniques, des désaccords parfois, et surtout une confiance : celle d’un musicien qui a trouvé, très tôt, un interlocuteur capable de traduire ses idées en son.

Sommaire

  • Avant la Beatlemania : l’oreille Parlophone rencontre quatre garçons de Liverpool
  • Un laboratoire appelé Abbey Road
  • Études de cas : quand Martin met des images dans la musique de McCartney
  • Une pédagogie mutuelle : ce que McCartney apprend de Martin… et l’inverse
  • 1970 : la césure, Spector et le fil qui ne se rompt pas
  • Les années 1970‑1980 : de « Live and Let Die » à « Tug of War », l’évidence retrouvée
  • 1990‑2000 : orchestres, nostalgies et un ultime grand geste commun
  • AIR : des studios comme des instruments
  • Le « cinquième Beatle » ? Un raccourci, et une réalité
  • Pourquoi « l’un des plus importants » ? Les raisons musicales, humaines, professionnelles
  • Une filiation prolongée : Giles Martin, les remixes et la mémoire
  • « Comme un second père » : l’adieu et ce qu’il révèle
  • Le détail qui raconte tout : une trompette, des cordes, un piano à demi‑vitesse
  • Après 2000 : vigilance, transmission, dernières connivences
  • Plus qu’un producteur, un compagnon de route

Avant la Beatlemania : l’oreille Parlophone rencontre quatre garçons de Liverpool

Lorsque Brian Epstein pousse la porte d’EMI en 1962, les Beatles sortent d’un refus fameux chez Decca. On les dirige vers Parlophone, la division pilotée par George Martin, un Londonien formé à la Guildhall School of Music et passé maître dans un répertoire que la pop regardait de haut : les disques comiques et satiriques. Cette filière, loin de le marginaliser, a aiguisé son sens des effets, des collages et des vitesses de bande. Martin écoute les maquettes, perçoit un charisme brut et un sens de la mélodie qui s’accommoderont d’un cadre. Il signe le groupe, puis l’installe à Abbey Road, où la rigueur d’EMI – blouses blanches et procédures – va s’ouvrir à l’expérimentation.

Dès « Love Me Do », Martin impose une méthode : faire sonner simple en travaillant dur. Il n’hésite pas à bousculer les habitudes, à demander un batteur de session sur une prise clé, à choisir la meilleure version plutôt que la plus confortable. Ce mélange de discernement et de franchise crée le cadre dans lequel McCartney, Lennon, Harrison et Starr vont grandir très vite.

Un laboratoire appelé Abbey Road

La rencontre Beatles–Martin transforme Abbey Road en atelier. Norman Smith, puis Geoff Emerick et Ken Scott, épaulent un producteur qui ose plier la technique au service de la chanson. Avec McCartney, le dialogue devient un langage commun : on nomme une couleur, une ambiance, un tempo, et Martin propose un dispositif. La bande magnétique n’est plus un simple support ; c’est un instrument. On ralentit, on accélère, on colle des prises, on invente des passages entre mondes.

Cette manière de travailler, à l’écoute d’un désir musical précis, explique pourquoi Paul McCartney parle de George Martin comme d’un allié autant que d’un producteur. L’un apporte des idées, l’autre les oriente et les amplifie. Ensemble, ils signent quelques‑unes des mises en son les plus marquantes de la pop des années 1960.

Études de cas : quand Martin met des images dans la musique de McCartney

Au fil des sessions, George Martin joue un rôle décisif dans la façon dont McCartney entend ses propres chansons. « Yesterday », en 1965, en donne la première preuve spectaculaire : un quatuor à cordes vient entourer la guitare et la voix, sans rhétorique ni sucre. Ce n’est pas une surcharge ; c’est une mise au point optique. Un an plus tard, « Eleanor Rigby » franchit une étape supplémentaire : un octuor de cordes, capté au plus près, sans vibrato ostentatoire, instaure cette sécheresse dramatique qui a sidéré l’époque. Le choix n’est pas décoratif ; il cadre la solitude du texte et la rigueur de la ligne mélodique.

Sur « In My Life », George Martin ne se contente pas d’arranger : il joue et invente. Incapable de livrer, à vitesse réelle, le petit solo baroque qui trotte dans sa tête, il l’enregistre au piano, à mi‑vitesse et une octave plus bas. Repassée à vitesse normale, la partie prend ce timbre mi‑clavecin qui a trompé bien des oreilles. La solution technique devient une signature poétique.

Avec « Penny Lane », McCartney cherche un éclat héraldique pour ponctuer la chanson ; Martin va entendre, à la BBC, un trompettiste classique, David Mason, dont il saura tirer un solo de piccolo‑trompette d’une précision chirurgicale. L’instrument, rarissime en pop à l’époque, ancre la chanson dans un imaginaire à la fois populaire et baroque. « A Day in the Life » convoquera un orchestre entier pour un crescendo de 24 mesures en forme d’ascension libre ; Martin cadre le chaos, synchronise les machines, organise la folie sans l’amadouer. Dans « Strawberry Fields Forever », il accepte de marier deux prises de tempo et de tonalité différents, en jouant sur les vitesses de la bande : c’est un collage qui paraissait impossible, et qui deviendra évident à l’oreille de millions d’auditeurs.

On pourrait citer « For No One » et le cor d’Alan Civil, « Being for the Benefit of Mr. Kite! » et ses bandes hachées, « Tomorrow Never Knows » et la cohabitation des boucles de McCartney avec la batterie cyclique de Starr. Dans chaque cas, George Martin n’est ni un décorateur ni un chef d’orchestre qui viendrait surplomber la chanson. Il agit comme un passeur : il désigne le bon outil, il calibre l’espace, il trouve la ligne où l’idée se transforme en son.

Une pédagogie mutuelle : ce que McCartney apprend de Martin… et l’inverse

Le cliché voudrait que George Martin ait « civilisé » les Beatles, qu’il les ait académisés par sa science de la partition. La réalité, telle que la racontent les bandes et les témoignages, est plus intéressante : McCartney apporte des mélodies et des formes audacieuses, une curiosité qui va des standards de Tin Pan Alley au rock’n’roll d’Elvis et Little Richard, jusqu’aux musiques contemporaines et aux boucles de bande. Martin met des mots sur ce qu’il entend, propose des leviers. L’un comme l’autre se nourrissent : Paul acquiert un vocabulaire d’arrangement ; George découvre, au contact du groupe, une audace de studio qui dépasse le cadre des comédies et des enregistrements « classiques » qu’il pilotait au départ.

Cette pédagogie réciproque explique la continuité de leur relation au‑delà des années 1960. McCartney a souvent dit qu’il trouvait, avec Martin, une sécurité : quand une idée venait, il savait qu’elle pouvait être réalisée.

1970 : la césure, Spector et le fil qui ne se rompt pas

La fin des Beatles entraîne d’inévitables tensions. L’arrivée de Phil Spector pour finaliser « Let It Be » marque un écart esthétique dont McCartney se plaindra avec constance. Par contraste, cela souligne ce que George Martin représentait : un goût de la mesure, une dramaturgie au service du noyau de la chanson. Pour Paul, la différence est plus qu’un débat d’arrangement ; elle touche à l’intention. Pourtant, leur collaboration ne s’arrête pas à Abbey Road. Elle se reconfigure.

Les années 1970‑1980 : de « Live and Let Die » à « Tug of War », l’évidence retrouvée

Le premier geste majeur de l’après‑Beatles, côté McCartney/Martin, est « Live and Let Die » en 1973. Paul et Linda McCartney signent la chanson‑titre du James Bond du même nom ; George Martin produit le titre et compose la musique du film. L’éclat orchestral, le coup de théâtre au milieu du morceau, les contre‑chants de cordes et de cuivres : on reconnaît la main du producteur, mise au service de l’énergie Wings. Le titre deviendra un repère des concerts de McCartney et un pont naturel entre les époques.

Au début des années 1980, Paul McCartney revient vers Martin pour un cycle d’albums d’une tenue remarquable. « Tug of War » (1982) est produit par George Martin entre AIR London et AIR Montserrat, avec Geoff Emerick à l’ingénierie ; l’album aligne des chansons qui mêlent intimité et panache, du recueillement de « Here Today » à la mécanique pop de « Ebony and Ivory ». « Pipes of Peace » (1983) prolonge l’alliance : Martin produit, arrange, accompagne un McCartney au contact de Michael Jackson sur « Say Say Say » et « The Man ». En 1984, le tandem pousse la logique jusqu’au cinéma avec « Give My Regards to Broad Street » : George Martin produit la bande originale et supervise « No More Lonely Nights », ballade portée par la guitare de David Gilmour qui rend au public un McCartney à la fois classique et moderne.

Ces années‑là se déroulent en grande partie dans des maisons de Martin : AIR Studios, d’abord à Oxford Circus, puis l’aventure de Montserrat ouverte en 1979, île‑studio qui accueille Police, Dire Straits et tant d’autres jusqu’au passage de l’ouragan Hugo en 1989. McCartney y croise une manière d’enregistrer qui prolonge l’exigence d’Abbey Road, mais avec l’air des tropiques.

1990‑2000 : orchestres, nostalgies et un ultime grand geste commun

L’histoire ne s’interrompt pas avec la fin des années 1980. George Martin, anobli en 1996, reste une référence pour McCartney. Au mitan des années 1990, la grande entreprise Anthology remet en circulation des bandes et des images ; le souvenir se fabrique en haute définition. En 1997, sur « Flaming Pie », George Martin signe des orchestrations qui donnent à « Beautiful Night » ce souffle ample et cinématographique, pendant que Jeff Lynne coproduit l’album.

Au moment où McCartney envisage un nouveau virage en studio, George Martin, dont l’ouïe s’est fragilisée, l’encourage à tenter une autre voie : il suggère le nom de Nigel Godrich, compagnon de Radiohead. Ce choix aboutira à « Chaos and Creation in the Backyard » (2005), disque dépouillé et exigeant, où l’on entend l’écho d’une autre leçon de Martin : savoir s’entourer pour mieux se déshabiller.

Le dernier grand geste commun porte un titre simple : « Love ». En 2006, George et Giles Martin produisent un album remix et mashup tissé à partir des bandes Abbey Road pour le spectacle du Cirque du Soleil. McCartney y retrouve, sous une forme nouvelle, la curiosité sonore et la tenue d’atelier qui l’avaient porté dans les années 1960. C’est la dernière production signée de la main de George Martin avant sa disparition, en 2016.

AIR : des studios comme des instruments

On ne peut pas comprendre le lien McCartney–Martin sans dire un mot des studios qu’a imaginés George Martin. Associated Independent RecordingAIR – naît en 1970 d’un désir d’autonomie : quitter la verticalité d’EMI pour bâtir des lieux où le producteur devient aussi hôte. AIR London d’abord, puis AIR Montserrat en 1979, studio insulaire au charme unique, finiront par dessiner une géographie sonore où McCartney se sent chez lui. Lorsque Montserrat ferme après l’ouragan et les éruptions volcaniques, AIR Lyndhurst s’installe dans une ancienne église à Hampstead ; l’acoustique y est somptueuse, la salle inspire des orchestrations que Martin affectionne. C’est dans ces espaces, pensés comme des instruments, que la relation avec Paul garde sa chaleur.

Le « cinquième Beatle » ? Un raccourci, et une réalité

Le surnom de « cinquième Beatle » a été attribué à plusieurs figures. S’agissant de George Martin, il résume une évidence : sans lui, la musique des Beatles n’aurait pas sonné ainsi. Cela ne signifie pas qu’il ait « écrit à la place de », ni qu’il ait imposé une esthétique extérieure. Il a structuré une façon de chercher. Pour McCartney, cela se traduit en événements précis : une corde qui change le sens d’un couplet, une prise gardée contre l’avis de tout le monde, une pédale que l’on ose, un silence laissé là où d’autres auraient empilé. Le métier de Martin a été d’accoucher d’idées qui, sans lui, auraient peut‑être changé de visage.

Pourquoi « l’un des plus importants » ? Les raisons musicales, humaines, professionnelles

Sur le plan musical, George Martin a offert à McCartney une boîte à outils. Le musicien curieux, capable d’écrire « Helter Skelter » comme « Blackbird », a trouvé en face de lui un lecteur qui comprenait aussi bien Bach que Buddy Holly. Sur le plan humain, Martin fut un modérateur au cœur d’un groupe sous pression permanente. Il savait surseoir, revenir, écouter, trancher sans théâtralité. Sur le plan professionnel, enfin, il a accompagné McCartney dans des transitions délicates : des Beatles à Wings, de Wings au solo, du succès radio aux albums plus réflexifs.

Quand Paul place George Martin dans son « top cinq » de vie, il ne parle pas de palmarès ; il mesure la longueur du fil et le nombre de fois où ce fil l’a retenu.

Une filiation prolongée : Giles Martin, les remixes et la mémoire

La relation a trouvé, au XXIe siècle, une prolongation naturelle : Giles Martin, fils de George, accompagne les rééditions et remixes des albums des Beatles, orchestre des projets scéniques et travaille régulièrement avec McCartney sur des réappropriations du catalogue. Cette continuité n’est pas qu’un héritage symbolique ; elle prolonge une façon d’aborder les bandes : avec respect, mais sans fétichisme, en assumant que le mixage est un éclairage et que le temps change la perception des œuvres.

« Comme un second père » : l’adieu et ce qu’il révèle

À l’annonce du décès de George Martin, en mars 2016, Paul McCartney a parlé d’un « second père ». La phrase a fait le tour des médias parce qu’elle sonne juste. Elle dit la gratitude d’un artiste pour un compagnon qui l’a guidé sans le cadenasser. Elle dit aussi la proximité fragile et forte entre un compositeur et celui qui, des années durant, l’a aidé à s’entendre. On n’écrit pas « Hey Jude », « Let It Be » ou « The Long and Winding Road » de la même manière si l’on sait, en amont, que quelqu’un est capable de tenir la forme avec vous.

Le détail qui raconte tout : une trompette, des cordes, un piano à demi‑vitesse

On pourrait résumer le lien McCartney–Martin à des images. Une trompette piccolo qui cisèle « Penny Lane » comme un blason. Un octuor de cordes qui, dans « Eleanor Rigby », refuse le vibrato pour mieux épouser la dureté du récit. Un piano enregistré au ralenti qui, dans « In My Life », invente un timbre entre clavecin et jouet. Un orchestre lâché en apnée dans « A Day in the Life », mais tenu par une partition qui organise l’ivresse. Chacun de ces gestes montre la même chose : une confiance partagée dans la puissance du son juste.

Après 2000 : vigilance, transmission, dernières connivences

Le vieil homme aux yeux malicieux, chevalier de la musique, n’a jamais cessé de regarder devant lui. AIR Lyndhurst a accueilli des générations de musiciens, George Martin a signé encore un album hommage et des projets collectifs, la technologie a permis d’entendre des strates autrefois indistinctes. McCartney a continué d’aller vers d’autres producteurs, d’oser des formats nouveaux, tout en revenant, par échos, aux solutions apprises avec Martin. Leur dernier face‑à‑face artistique à grande échelle – « Love » – a scellé une idée : l’archive n’est pas un musée, c’est une matière vivante.

Plus qu’un producteur, un compagnon de route

Dire que George Martin fut « l’un des plus importants » dans la vie de Paul McCartney, c’est reconnaître un compagnonnage au long cours, qui dépasse les crédits d’albums et les cartouches des pochettes. C’est décrire une amitié de travail où la technologie sert l’émotion, où la partition éclaire la mélodie, où le studio devient un instrument à part entière. De Parlophone à AIR, d’« Yesterday » à « Love », des rires des débuts aux adieux émus, l’histoire McCartney–Martin rappelle une évidence simple : les grandes chansons naissent de grandes idées, mais elles durent parce que des oreilles savent les écouter. Pour Paul, cette oreille‑là avait un nom. Et elle a fait, dans sa vie, une différence qui ne se chiffre pas.


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