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Écrire en peignoir, féral et sans IA !

Publié le 23 septembre 2025 par Comment7
Écrire peignoir, féral sans

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : « Le monde selon l’IA », Jeu de Paume, 2025 – David Jhate Johnston, ReRites, Jeu de Paume 2025 – Fabien Giraud, Le Féral 2024-2034, catalogue « Le Monde selon l’IA » – Matthieu Ronse, Hotel Prado, galerie Templon Bruxelles – Frédéric Lordon & Sandra Lucbert, Pulsion, La Découverte, 2025 –

Écrire peignoir, féral sans

Parfum maternel éventé, doux chloroforme !

Perspective d’une journée seule à la maison. Aucune visite, aucun dérangement en vue. Avant, c’était si rare. Pas besoin de s’apprêter pour quoique ce soit. Il reste au fauteuil, en peignoir, enveloppé, protégé. Éveillé, mais toujours dans la chaleur du lit. Mode diurne, mais un pied dans le registre narratif du rêve et de ses licences. Un entre-deux. Il fait beau dehors, invitation à sortir. Il ne bouge pas, ne bougera pas. Besoin d’écrive, faut s’y mettre. D’abord s‘abandonner à cet enveloppement, douillet et spectral, prolongement inespéré des premiers enveloppements, des premiers soins qui le soutenaient, aux premiers jours, maman, papa, grande sœur, grand frère. Où germait sa consistance. L’enveloppe-peignoir envoûte, imprégné d’un vieux vieux parfum, passé, celui du corps qui le portait enfant, et ravive autant la mélancolie de ce qui a été perdu, « le regret de l’enveloppement perdu, celui de l’uniforme pression amniotique. (…) Les bras et les voix d’adultes enveloppent le petit corps dans sa totalité, enveloppement de substitution qui fait vibrer très fort le souvenir de ce qui a été perdu. C’est donc une joie puissante que portage et enveloppement viennent réveiller. (…) Les étreintes amoureuses, plus tard, en seront les échos. » (p.89) Il barbote dans cette chaîne de substitutions, cocon du peignoir tissé des fibres de toutes les résurgences des premiers enveloppements. Fantasme de continuité.

L’automate lecteur, fœtal

Il bouge, quand même, attrape le volume en haut de la pile. Il lit. Difficile, compréhension fuyante. Puis se forme un rythme sensitif et cognitif qui reconnait et avale les lignes imprimées, une façon somnambule d’incorporer du texte, de donner sens aux phrases, groupes de mots, ponctuation, comme de se glisser à contre-courant, entre les lignes, de remonter vers une origine indéfinie, nébuleuse, du textuel. Sans fin. Il est indispensable que cela puisse se présenter comme pouvant durer toute la journée, même au-delà. Il tient son évasion. Ne rien interrompre, surtout. Comme en rêve, il souligne des passages, les relit à mi-voix. Incantations. Tourne la page. Sur les feuilles vierges à la fin du volume, il gribouille des citations, des mots-clés, des numéros de pages, des recoupements, des esquisses de ce à quoi lui fait penser la chose lue à un moment précis, des références de livres à lire, ça peut toujours servir, pour revenir un jour dans le texte, pour l’utiliser ailleurs, autrement. Comme il a toujours fait, structurant son travail social de lecteur, à l’aveugle, au jour le jour, se projetant dans diverses activités futures, conférences, débats, controverses, réunions de travail, rédaction d’articles pour des journaux. Ajoutant des pièces au dossier de sa raison de vivre. Sauf qu’à présent les « diverses activités futures », dépendantes jadis d’un contrat salarié et d’un engagement dans la vie publique, sont de moins en moins plausibles. Elles flottent, un peu. Juste des habitudes par lesquelles, depuis qu’il lit (au sens large), il a tenté de réticuler des bouts de matières pensées et écrites par d’autres afin d’amorcer et d’y imbriquer sa propre pensée-écriture. Enveloppé du peignoir, lecture, notes, rêveries, appropriation des écrits d’autres, tout ça se poursuit en état second, presqu’une somnolence, sans fin, ou jusqu’à la fin. Délicieuses longues pauses végétatives qui ne sont pas des interruptions mais la continuation de la lecture sous d’autres formes. Méditatives, hallucinées. Le temps s’étire. Il a de fugitifs réflexes de convenance : « si la postière sonne et qu’elle me trouve encore en pyjama peignoir à cette heure-ci !! » Il se sent physiquement ramolli, très, sans doute, comme si son espace mental, anesthésié, s’adonnait sans compter à une activité dévorante, dispendieuse d’énergie, continuation automatisée et désormais irrationnelle des formes personnalisées de son ancienne volonté de vivre (comme si celle-ci se poursuivait à son insu, sur sa propre lancée). La matière lue, depuis des décennies, continue sa fermentation, c’est cela son activité psycho-physique, cette créativité chimique de levures émotionnelles, intellectuelles, étrangères devenues indigènes. Il attend que des choses remontent, qu’elles soient surprenantes, convaincantes, capables de se convertir en force de bouger, écrire ou esquisser de l’écriture à venir, un jour. Il écrit par cœur, en attendant. Nul besoin de s’imposer le travail de construire vraiment des phrases, du texte cohérent. Mieux vaut différer, conserver un vague « demain » alors qu’il sombre dans le végétatif, ne voit plus le temps passer dans son peignoir amniotique, complètement down, frôlé par les spectres de la décompensation. Il n’a plus fait de sport depuis deux jours, est-ce le manque de dopamine qui déprime ainsi ses muscles, le rend mollusque ? 

L’IA envahit le texte

Sondant sa moelle déprimée, parcourue d’une tenace stupeur, soudain, il se hérisse, il re-prend en pleine poire une installation du Jeu de Paume. Sur un grand écran, du texte en caractère d’imprimerie, ne cesse d’affleurer, défiler du néant et traverser sans s’arrêter la page blanche immense du numérique, comme le sable sur la plage par grand vent. En flux continu, bien qu’éphémère. S’y produisent des accidents inexplicables comme dans une colonne de fourmis. Visualisation saisissante des torrents de mots qui traversent et imprègnent en tous lieux et en tous sens la tête de tout le monde. Ca déferle ainsi. Il reconnaît la version littérale, jamais vue concrètement, de ce sur quoi, somme toute, il se branche lors de ses phases végétatives, au départ de traces laissées par ses propres lectures. Puis, bien au-delà de ses lectures. Un autre écran, plus petit, montre des mains sur un clavier. Elles tapent du texte. Il comprend que le mouvement des doigts sur les touches de commande du clavier, puis sur celles des lettres, causent les perturbations dans l’émergence continue du texte sur grand écran. Des rythmes cassés, des blancs, des effacements, des « à la ligne », des copiés-collés, des inserts d’autres mots, des encadrés, des surlignés. C’est exactement ainsi que ça écrit, écrire étant une procédure de relation et d’échanges avec la masse du déjà écrit, une archéologie des traces laissées par tous les écrits, mineurs, majeurs, le tout incluant une autopsie idiosyncrasique des pulsions qui conduisent femmes et hommes à écrire. Images, idées, concepts, récits, charriant l’impérieux désir d’être transmis, de passer de corps en corps, de tête en tête (enfin, avant que le marketing s’empare de la production d’imaginaire et de sa prolifération normée). Allez savoir, il resta subjugué face à cette installation révélant les coulisses de l’écriture, sa trame, c’était superbe et terrifiant. Cheveux dressés sur la tête. Comment était-ce possible de montrer ça !? Comment avait-on pu filmer ce qui ne se passait que dans les tréfonds du corps-esprit ? Pourquoi, sinon pour éradiquer, par l’autorité du littéral, la part d’ombre ? Ce qui défilait-là n’était, au fond, rien de plus qu’une petite association entre humain et « intelligence artificielle », il aurait pu y voir un gadget, sauf, qu’évidemment, cela avait le poids colossal de la colonisation du quotidien mondial par les puissances de l’IA. Il y vit le signal que la technosphère s’était immiscée, de façon irréversible, dans la tour de contrôle de toutes les intimités et subjectivités, comme encore aucune dictature jusqu’ici.

L’installation d’une co-écriture poète & IA

Tout ça, bien entendu, emballé dans les apparences du super sympa ». David Jhave Johnston élabore des « rituels de coécriture » avec l’IA, selon un programme informatique nourri avec un « corpus personnalisé de 600.000 vers allant de l’époque romantique à l’avant-garde du XXème siècle ». L’IA génère un flux textuel, à l’infini, – ses « circuits neuronaux » étant immortels ! -, à partir de ce qu’elle a avalé, et qui sert « d’inspiration et de point de départ » au poète. Exactement, au fond, comme ferait le cerveau du même poète s’il avait lu, ne fut-ce qu’une fois, les mêmes 600.000 vers. Mais il en a lu certainement une bonne partie puisqu’il les a choisi en connaissance de cause, compilant différentes périodes du corpus défini, et ce cerveau, certainement, ne pourrait poétiser qu’en puisant dans les traces de ces lectures et accoucherait de nouvelles combinaisons imprévisibles. Mais le besoin d’une machine comme substitut puissant aux enveloppements perdus balaie tout ça. « Chaque matin, pendant deux heures (normalement de 6h30 à 8h30), je me lève et j’édite la production poétique d’un réseau neuronal. Effacer, tisser, conjuguer, aligner, rendre cohérent. Réécriture. Recablage de la paternité : hybride augmentée améliorée évolutive. » Rituels, manies, au fond, chargées de refouler de profondes angoisses, mais ça n’est pas dit. La banalisation de la rhétorique « réseau neuronal » pour qualifier l’action informatique, dénote bien de quelle relation rêve cette démarche de co-poésie. Elle permettrait, selon Alexandre Geffen, d’interroger « la manière dont les questions de l’originalité et de l’intentionnalité se reposent lorsque le poète sculpte ses poèmes » (Catalogue de l’exposition, p. 256). Comme si le processus de création, hors IA, et depuis la nuit des temps, avant même la moindre once de numérique, ne consistait pas à « effacer, tisser, conjuguer, aligner, rendre cohérent », à « sculpter » à sa manière tout ce que l’on perçoit comme matière inspirante et qui provient de tout ce qui a déjà été créé par d’autres !? Ou bien, avant l’IA, sans IA, ces gens-artistes imaginent appartenir à une race de génies tombés du ciel, ce statut génial étant à présent confirmé, objectivé, matérialisé, par le biais de relations privilégiées avec la technologie ? (Non plus « dieu me parle », mais « l’IA me parle » ?)

Peignoir amniotique, mort rêvée d’une bibliothécaire, oh oui, partir comme elle (Merci Mme Oulitskaïa)

Rendez-vous, vous êtes cernés. D’où sa pulsion à s’involuer sans limite dans le peignoir amniotique. Barbotant dans un bouillon d’idées et d‘impressions échappant au langage, corps et esprits exprimant, pré-symboliquement, ce qui les affecte. Délicieuses eaux troubles. Là, les souvenirs de lectures ne reviennent même pas sous leur forme textuelle, mais selon la manière dont corps et esprits en ont été émus, revivant originellement ce que racontaient les textes. Par exemple, il ne cesse d’explorer – ou essayer ? – les basculements de la vie à la mort merveilleusement racontés par Ludmila Oulitskaïa, si merveilleusement qu’ils laissent entendre que le retour reste possible, de la mort à la vie. D’étranges mises au monde. Il n’avait pu les lire sans frissonner ni sentir ses yeux se noyer. Particulièrement, qui lui reste en tête, la mort sublime, presque pas une mort – il y a bien mystère -, de la bibliothécaire Nadjeda Guéorguievna. Elle « poussa un cri. Le tableau qui se découvrait à elle était bien plus immense que le monde dans lequel elle vivait. Pas de trous ni de vides, mais un tissu dense et magnifique qui était l’univers, il y avait dedans la terre et tout ce qui vivait dessus, et toutes les connaissances que possédaient les plantes, les microbes, les fourmis, les éléphants étaient rassemblées, elles communiquaient entre elles, se déversant les unes dans les autres. C’était un savoir total, absolu et qui ne cessait de grandir. » (p.1015) Voilà ce qui l’accueille, voici comment elle transite vers l’ailleurs. « C’était une beauté grandiose dont elle avait soupçonné l’existence quand elle travaillait dans sa bibliothèque au service des acquisitions, mais elle n’avait pas imaginé ni espéré se retrouver là un jour, et elle se remplit de bonheur à ras bord, au point d’en perdre ses propres limites, car elle avait senti qu’elle était accueillie pour toujours, et que ce qu’elle avait le plus aimé en cette vie – étudier, apprendre des choses nouvelles et, grâce à ces connaissances, s’élargir jusqu’aux limites de ce que pouvait contenir son esprit malade, surmené et épuisé par le travail -, tout cela lui était donné d’un seul coup et pour toujours. Ce monde resplendissant n’avait pas de frontières. Il avançait, se déployait ; s’amplifiait et tournoyait comme une route qui serpente. » (p.1016) Dans le peignoir, il se sent bien quitter ses limites, se répandre dans un infini, se rapproche-t-il de la mort ? 

Capter la nature dans la membrane de l’IA pour au moins mille ans ! Est-ce ainsi que rêvent les artistes ?

Le « tissu dense et magnifique » où se rassemblent les connaissances des « plantes, des microbes, des fourmis, des éléphants », en interaction avec celles des humains, c’est bien ce que vise à instrumentaliser – selon l’extractivisme du symbolique caractéristique du marché de l’art occidental -, un projet  présenté dans le cadre de l’exposition au Jeu de Paume, et qui le médusa « pour toujours », projet « démesuré » baptisé « Le Féral » destiné à se déployer « sur mille ans » ! Autre manière de se penser éternel, noces de l’art et du transhumanisme ? Comme pour le transhumanisme, du reste, une part de l’intention lui restera à jamais obscur, flou. Enfin, ce qui l’atteignit et le blessa profondément, c’est le principe d’« une machine intégrée à l’environnement grâce à une membrane de forme cubique qui est équipée de caméras et capteurs, dont le réseau croît dans le paysage en transformations. S’alignant sur le passage des saisons terrestres, cette intelligence artificielle est chargée de réaliser et monter entièrement un film, qui sera diffusé en direct lors des solstices et équinoxes. » Dorénavant, la communion avec solstices et équinoxes s’effectuera à travers l’imagerie d’une « intelligence artificielle ». De quoi le casser encore plus radicalement : cela signifie bien que, l’imaginaire humain normalement sollicité lors des célébrations de solstices et équinoxes, depuis la nuit des temps, se verra désormais supplanté par ce que la machine aura décidé de nous montrer sur écran. Enfin, à vrai dire, selon les algorithmes définis par des humains, ce qui dénote la volonté, de ces humains, de maîtriser l’imaginaire global des solstices et équinoxes via la puissance machinique ?  « Au fur et à mesure des années, des entrelacements de plus en plus complexe doivent s’opérer entre le milieu naturel, les générations successives d’humains et les entités engendrées par l’IA pour « peupler » ce monde en devenir. » Une membrane qui capte les informations de l’environnement, les associe et les couple aux données internes, aux activités neuronales humaines (pas artificielles !), inaccessibles à la conscience, qui étend son réseau de « capteurs » au fil des ans (selon l’évolution des savoirs et expériences), qui produit des entrelacements de plus en plus complexes entre dehors et dedans, présent et passé, passé et futur, travaillé par le passage de témoin ente générations, de quoi « peupler » le monde dans lequel on vit, n’est-ce pas la description assez fidèle d’une vie humaine équipée de tous ses capteurs sensoriels et cognitifs ? Pourquoi transmettre cela, le déléguer si complètement à une machine, à quoi cela rime-t-il ? Sans doute, faut-il réussir à comprendre les propos de l’artiste, livrant sa motivation profonde, mais qui lui semble, à lui, absolument abscons, l’égo de l’artiste se posant en vérité universelle sans aucune démonstration un tant soit peu tangible : « Plus une personne devient le support matériel de l’entraînement d’une intelligence artificielle à acquérir des connaissances et à suivre des règles, plus cette personne désapprend et se libère de ces mêmes règles. Plus un système de machines est domestiqué, plus nous nous « féralisons » en retour » ». CQFD, pardi !!! ??? Ce qu’il en pense et ne cessera de ruminer : « Et se féraliser sans machine, et donc sans ton œuvre à toi, Fabien Giraud, sans l’investissement des fondations qui financent ton projet et t’enjoignent à suivre leurs règles, serait-ce à ton insu, ça ne serait pas mieux, encore ? » N’aura-t-il pas assez marmonné, rageur, cette adresse à l’artiste féral, maugréer pour lui-même, ou racontant cette affaire au bistrot du coin (« au ver à soif », Monoblet), aux habitué-e-s , ceux-ci, faisant circuler des feuilles bien froissées de Libé présentant, avec les honneurs, ce projet, l’artiste se vantant de préparer une IA différente, de favoriser un imaginaire échappant à celui d’Elon Musk, mais le but étant tout de même que « l’IA devienne une des nôtres », « foutaises, foutaises artistiques, allez, sûrement que son féral va concurrencer l’IA générative techno-fasciste, dans son égo peut-être, bon, c’est pas tout ça, t’en prends une ? »

Retour au bistrot, boire un coup avec Rembrandt, Titien, Vélasquez. Fantômes et madeleine de Proust en abîme.

Des « tissus denses et magnifiques » où s’entretissent diverses formes de connaissances, ou des « membranes » collectant les traces d’existences visibles ou invisibles, interconnectées, il y en a de toutes sortes. Par exemple, le bar de l’hôtel Prado à Ostende tel qu’il hante le peintre Mathieu Ronse. Vieux comptoir poussiéreux, bois et zinc usés, patinés de présences fantômes. Le bar n’est pas représenté tel quel dans son jus. Il lévite, s’encastre dans une autre dimension, il est le « bar dans la tête » du peintre, où sa conscience traîne, s’égare, s’oublie littéralement, ressasse les affections marquantes, les fantasmes, les influences, les projets de tableaux. La nuit, le hors-temps, séparé du vrai monde, de la rue, par une mince cloison. Le bric-à-brac, bouteilles, chope de bière à moitié vide, photos, cartes postales épinglées, évier, essuies, mais surtout, envahissante, une collection de vinyles qui transforme ce lieu en ponton des musiques intérieures, celles qui partent, celles qui arrivent, celles qui s’incrustent, celles qui hypnotisent. Le barman est aux platines. Plus qu’un lieu, plus qu’un meuble, c’est un ensemble qui forme processus. Il s’y passe des choses qui dépassent l’inventaire de toutes ses composantes. Des flashs. Bout de terrain vague, femmes nues. Pour le peintre qui s’y accoude, c’est un autel algorithmique qui rebat et recombine en permanence les cartes enfouies du désir de peintre. Rembrandt, Titien, Vélasquez. Il joue avec ses références, les déconstruit, les recompose, regarde la vie d’aujourd’hui, sa vie, à travers leurs patterns. Il choisit un thème. A partir de là, son esprit, aiguisé par l’amertume moussue, les lumières tamisées, le craquement des vieux vinyles, multiplie les liaisons avec d’autres choses (visuelles, sonores, immatérielles). Il imagine. Retourne ses idées en tous sens. Non pas faire du Rembrandt, du Titien, du Vélasquez, non, non, du Mathieu Ronse, tout en s’affublant des défroques symboliques de tel et tel. Un peu carnaval. Pas imiter mais faire apparaître, dans sa matière-peinture, les fantômes avec lesquels il dialogue, apprenant mentalement à peintre avec eux. Compagnonnage intertemporel. Sans algorithme mais quelque chose de plus ancien. Au bar, plein de conversations silencieuses, intemporelles, insituées, il remue ses habitudes langagières pour, à travers elles, titiller l’inconscient qu’elles travestissent et lui arracher des fragments de ce qui, à la fois, lui échappe et le constitue, la Puissance qui le pousse à peindre. « La première chose dont le mode humain est ignorant, son insu primordial, c’est la Puissance dont il procède, qui œuvre en lui – et qui oeuvre aussi par lui. L’insu primordial, c’est d’ignorer être à la fois opéré par, et opérateur du, Processus – le processus de la causalité productive infinie, dont le mode est à la fois expression et effectuation. (…) L’inconscient réel, c’est le Processus en nous. » (FL & SL, p.375) La métaphysique du bar imprègne le peintre qui vient s’abreuver, s’enivrer, ruminer, écouter, converser bien que muet, imaginer. Le processus-bar ne fonctionne qu’avec un pilier de comptoir qui lapide son temps sans compter, aux petites heures, ne décolle plus, y développe une forme d’activité intérieure difficile à décrire, à formaliser, un ensemble d’automatismes qui trient, coupent, parmi la masse de sensations accumulées, parmi le grouillement de ce qu’enregistrent les sens, et combinent recombinent décombinent tous ces éléments à l’infini, ad nauseam. (Mise en abîme de la madeleine proustienne ; pas pour rien, c’est de l’apprentissage pour le cerveau, il y entraîne son art de créer des relations entre les choses, du sens à sa vie.) Le pilier de comptoir a le regard qui fixe un point très loin, au-delà du miroir. (Se souvenir de la chanson de Ferré, « Richard, ça va !? » .) Perdu dans ses pensées, comme on dit vulgairement, il expérimente voluptueusement l’interdit d’y sombrer bel et bien, de basculer au-delà de la ligne d’horizon, ne les reconnaissant plus comme siennes, y trouvant des points-de-vue surprenants sur les choses. Car, à force de ressasser, de chercher des correspondances entre toutes ses perceptions du monde, il est reconduit au fondement du « tout est liable à tout à priori » et il éprouve charnellement le « problème du mode fini face au mode infini et à sa puissance infinie : trop de choses, trop liables entre elles, trop de combinaisons possibles, le mode fini n’y résistera pas : submergé, écrasé, noyé. » (FL & SL, p.408) C’est alors qu’il remonte in extremis, accroché à un pinceau, peindre quelque chose, réaliser une toile pour se sauver de l’engloutissement, ramener « le dehors » percuté au fond de lui-même, à « un monde organisé », celui de la peinture.

Le fait-main aussi mystérieux qu’une boîte noire

Remue-ménage invisible à l’embarcadère-bistrot de l’imaginaire, qui rend accroc, jeu qui ne se joue que là, qui consiste à « ouvrir la barrière ». « Barrière levée, l’inconscient envahit les étages : ça rêve, ça déraille (lapsus, actes manqués). » (FL & SL, p.382) On ne sait jamais vraiment à partir de quand on est saoul, même chose quant à la barrière, aucune certitude qu’elle soit levée ou baissée. Ca ne se décide pas. Il y a toujours un risque. Aucun contrôle sur ces mécanismes. Juste tendre vers. A un moment, le peintre est appâté, se sent devenir voyant, voit des chose inédite, en tout cas que lui n’avait jamais vue, pas ainsi. Parviendra-t-il à peindre ce qu’il voit ? Ce qu’il projette, ce n’est pas une synthèse Rembrandt-Titien-Vélasquez telle qu’en produirait une IA entraînée à ça. Non, il extrapole ce le regard-peintre d’époques antérieures provoque en lui quand il cherche à exprimer son cheminement, sa façon de modéliser – tout en le décalant vers un plaisir idiosyncrasique -, ses relations au vivant, aux autres, aux mystères, à la chair, tout ce qui s’engramme dans ses limbes depuis les premiers jours de sa vie. Ce qu’elles lui permettent de raconter de ce que le Processus trace en lui. Et il ne s’arrête pas là, il incorpore les savoir-faire esthétiques d’autres peintres plus récents, avec lesquels s’installe des rapports de familiarité-étrangeté, les connecte aux Maîtres anciens, il devient multiple pour saisir et raconter ce qu’il pense avoir d’unique, de singulier. Pas faire du Rembrandt, du Titien du Vélasquez, mais du Mathieu Ronse cherchant Rembrandt, Titien, Vélasquez, avec la part brute du « chemin vers », l’aura brouillonne où se meut l’ombre portée de leurs styles sur le sien. Le passage à l’acte n’est pas confié à une machine qui aurait avalé une description en code numérique des différents matériaux symboliques dont faire la synthèse et dupliquer. Tout est fait main, bricolé avec du matériel à l’ancienne. La transposition des ruminations sur toile est l’occasion d’organiser accidents, expériences imprévues, dérapages et coulures, ratés et surprises. C’est ce que convoque, dans son exposition chez Templon, la table de travail, foutraque, encombrée de tubes pressés, tordus. C’est ce qui lui permet , à son tour scrutant les toiles de Mathieu Ronse, d’imaginer ce que signifie peintre, les gestes, les essais, les mélanges, la préparation des outils, le choix du pinceau, les diluants, la recherche des bonnes couleurs, et cette imagination – approximative quand on n’est pas peintre – participe du plaisir esthétique face à l’œuvre. Elle attise, par mimétisme, le désir de comprendre les gestes du peintre, de les reproduire « dans sa tête » pour reporter, en soi, une oeuvre similaire, innervée par ses propres relations aux sensibilités Rembrandt-Titien-Vélasquez, fabriquer une image similaire, miroir, mais à lui. Sans algorithme, hein, ce n’est pas recevoir un truc tout fait accouché par une boîte noire aux insondables calculs et qui n’en touche pas une. « Peignoirs, vieux peignoirs, élimés, sans allure, reliques matricielles, protégez-nous de l’IA ».

Pierre Hemptinne 

Écrire peignoir, féral sans
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