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Été 1966 : Les Beatles au bord de la rupture ?

Publié le 23 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

À l’été 1966, les Beatles atteignent un sommet artistique avec Revolver, mais sont usés par les tournées, les polémiques et les tensions internes. La fin brutale de leurs concerts, les activités individuelles de chacun et un long silence médiatique nourrissent une rumeur de séparation. Pourtant, malgré cette crise, le groupe choisit de se réinventer en studio. Dès novembre, ils entament l’enregistrement de Strawberry Fields Forever, marquant un nouveau départ qui mènera à Sgt. Pepper. Une fausse alerte, mais révélatrice de leur transformation.


Sommaire

Été 1966 : apogée créative et premières fissures

L’enregistrement de Revolver à l’été 1966 marque l’apogée créative des Beatles, tout en révélant des évolutions individuelles qui intriguent fans et observateurs. L’album, sorti en août, regorge d’innovations sonores et de chansons très variées où chaque membre du groupe semble explorer sa propre voie. John Lennon s’aventure vers le psychédélisme introspectif (Tomorrow Never Knows), Paul McCartney peaufine des compositions baroques et mélodieuses (Eleanor Rigby), George Harrison intègre les sonorités indiennes qui le passionnent (Love You To), et Ringo Starr assure une base rythmique solide tout en participant à l’effervescence générale. Ce foisonnement créatif, salué par la critique, s’accompagne pourtant de signes de divergence artistique. Pour la première fois, les Beatles enregistrent des morceaux quasi impossibles à reproduire sur scène avec les moyens de l’époque, accentuant le fossé entre leur travail en studio et la réalité de leurs concerts. En interne, chacun gagne en confiance sur ses propres compositions, ce qui reflète des ambitions parfois divergentes – sans pour autant briser l’esprit d’équipe, du moins en apparence.

Mais derrière l’enthousiasme artistique se cache une fatigue accumulée. Depuis 1962, les Beatles vivent un tourbillon incessant d’enregistrements, de tournées mondiales et de pression médiatique. En 1966, cette pression atteint un point critique. Les sessions de Revolver terminées, le groupe s’apprête à entamer une nouvelle tournée américaine, alors même que l’énergie et l’envie ne sont plus tout à fait les mêmes. George Harrison a confié plus tard qu’il commençait à se sentir prisonnier de la routine de Beatlemania, aspirant à autre chose. John Lennon, en pleine remise en question existentielle – amplifiée par sa consommation d’acide lysergique (LSD) – se montre parfois cynique quant à l’avenir du groupe. Paul McCartney demeure le plus optimiste et moteur, convaincu que les Beatles peuvent encore évoluer et surprendre musicalement, tandis que Ringo Starr, après quatre années à vivre dans l’ombre assourdissante des cris du public, nourrit l’espoir discret d’une vie plus paisible. L’ambiance, sans être à l’orage, n’est plus à l’innocence : les Fab Four abordent l’été 1966 au sommet de leur art, mais aussi au bord de profondes remises en question personnelles.

Une tournée de trop : controverses et lassitude en Amérique

Lorsque les Beatles entament en août 1966 ce qui sera leur dernière tournée américaine, l’atmosphère est nettement moins triomphale que lors de leurs précédents passages. Des signes avant-coureurs de désaffection du public apparaissent : plusieurs concerts ne font pas le plein, fait inédit pour le groupe. Plus inquiétant, le contexte autour de la tournée est empoisonné par une controverse médiatique majeure. En mars, John Lennon a affirmé lors d’une interview que les Beatles étaient « plus populaires que Jésus », une remarque passée inaperçue en Angleterre mais violemment relancée par la presse américaine à l’approche des concerts. Ses propos, sortis de leur contexte, déclenchent une vague d’indignation dans le sud des États-Unis : des stations de radio bannissent les chansons du groupe, des fanatiques religieux brûlent des disques, et le Ku Klux Klan profère des menaces ouvertes. À Chicago, pour ouvrir la tournée le 11 août, Brian Epstein force John à s’expliquer publiquement. Lennon, contraint de s’excuser devant des dizaines de caméras, répète qu’il ne voulait pas blasphémer mais seulement observer l’érosion de l’assistance dans les églises. L’incident est partiellement désamorcé, mais le mal est fait : tout au long de la tournée, la question revient sans cesse en conférence de presse, au grand désarroi de John et de ses compagnons, visiblement exaspérés de devoir ressasser cette affaire. L’ambiance d’euphorie insouciante des débuts a laissé place à la nervosité.

Parallèlement, un autre épisode traumatisant a ébranlé le groupe quelques semaines auparavant : leur passage aux Philippines en juillet 1966 s’est mué en cauchemar. Les Beatles, involontairement, n’ont pas honoré une invitation de la première dame Imelda Marcos, provoquant la fureur du régime. La presse locale les accuse d’avoir « snobé » la famille Marcos, déclenchant une hostilité quasi-officielle. Au moment de quitter Manille, le groupe et son entourage sont pris à partie par des soldats et des partisans du pouvoir : bousculés, frappés, rackettés, ils doivent littéralement courir jusqu’à l’avion sous les coups et les crachats. Epstein est frappé au visage, le roadie Mal Evans roué de coups, tandis que John, Paul, George et Ringo, protégés tant bien que mal par leurs assistants, craignent pour leur vie. « Ordinary passengers? They don’t get kicked and thumped, do they? » s’indigne John en tentant d’échapper à la foule hostile. Ce choc laissera des traces : jamais encore les Beatles n’avaient été confrontés à une telle violence.

C’est donc avec ce bagage de stress que les « Quatre de Liverpool » abordent la tournée américaine de 1966. Chaque concert devient un exercice éprouvant pour les nerfs. À Memphis, le 19 août, un pétard lancé sur scène provoque un moment de panique : musiciens et staff croient à un coup de feu visant Lennon, cible annoncée des extrémistes religieux locaux. « On ne serait même pas surpris de voir John s’écrouler », racontera plus tard un témoin, décrivant la tension quasi insoutenable ce jour-là. Même lorsqu’ils ne sont pas confrontés aux menaces, les Beatles peinent à retrouver le frisson des tournées précédentes. La qualité sonore dans les stades reste épouvantable, noyée sous les cris, et le groupe sait qu’il joue en dessous de son niveau. « En 1966 la route était devenue ennuyeuse, et c’était la fin pour moi. Plus personne n’écoutait nos concerts… on jouait vraiment mal », se souviendra Ringo Starr. Lui qui avait rejoint les Beatles pour « jouer avec les meilleurs musiciens de Liverpool » ne voit plus de sens à cette mascarade où “we’d played the stadiums… and still we were only doing our thirty-minute show” Le plaisir de jouer s’est envolé, remplacé par la lassitude et l’absurde. « On avait fait le tour, et de toute façon ça ne marchait plus », conclura Ringo sobrement au sujet de ces derniers concerts.

Au sein du groupe, l’heure est au ras-le-bol général. Sur la route qui les mène d’une ville à l’autre, dans les voitures blindées ou les fourgons qu’ils utilisent pour échapper aux fans, les Beatles ruminent un même constat : « Cette tournée est de trop ». Paul McCartney, d’ordinaire le plus fervent défenseur des tournées (« ça nous maintient affûtés, les musiciens doivent jouer en live », répétait-il jusque-là), finit par se rallier à l’avis de John, George et Ringo. Entassés dans un fourgon vide après un show particulièrement pénible, les quatre laissent éclater leur exaspération : « This bloody touring lark – I’ve had it up to here! » lance l’un d’eux, tandis que les autres acquiescent vigoureusement. George Harrison et John Lennon sont les plus fermes : plus jamais ils ne remonteront sur scène dans de telles conditions. « George et John étaient les plus opposés à la poursuite des tournées ; ils en pouvaient particulièrement plus. Alors on est tombés d’accord : plus de tournée, point fina. » Sans faire d’annonce officielle à chaud, ils décident qu’il n’y aura tout simplement pas de prochaine fois. « On se consacrera aux enregistrements, et si un journaliste demande “Quand est votre prochaine tournée ?” on répondra “Oh, pas encore prévue”. On ne fera pas de grand communiqué du genre “Les Beatles ne tourneront plus”, mais tout le monde finira bien par comprendre… », explique Paul. Cette décision secrète, prise dans la cohue d’une fin de concert, soulage chacun d’un poids énorme. Ringo l’admettra plus tard : “It was obvious that the touring had to end soon, because it wasn’t working any more”. Et dans les faits, le 29 août 1966 à San Francisco, les Beatles donnent ce qui sera leur ultime concert officiel.

Candlestick Park : le dernier show et le silence qui suit

Ce soir-là, à Candlestick Park, le stade n’est même pas plein – 25 000 spectateurs pour 42 000 places, un comble pour le groupe qui mettait le monde en transe un an plus tôt Sur scène, John, Paul, George et Ringo ont pleinement conscience de vivre la fin d’une époque. Ils ont convenu en privé que ce concert serait sans doute le dernier. Paul a apporté un appareil photo sur scène pour immortaliser l’instant : lui et John prennent des clichés de la foule et des coulisses pendant que le public, ignorant la portée historique du moment, hurle ses dernières clameurs « Avant l’un des derniers morceaux, on a même installé un appareil sur un ampli et Ringo a quitté sa batterie pour qu’on prenne une photo tous ensemble, de dos face au public – on savait bien que c’était la dernière fois, racontera George Harrison. Le concert se termine par Long Tall Sally, comme d’habitude, puis les Beatles saluent la foule une dernière fois avant de s’engouffrer précipitamment en coulisses.

La sortie du stade vire une fois encore à l’opération d’évasion. Des centaines de fans envahissent le terrain avant même la fin du rappel, bloquant le fourgon censé exfiltrer le groupe

. La police, débordée, doit jouer de la matraque pour contenir la foule tandis que les musiciens, terrés sous les gradins, attendent une accalmie

. Tony Barrow, l’attaché de presse, se souvient d’avoir vu les quatre Beatles, d’ordinaire blagueurs en toutes circonstances, complètement silencieux et blêmes, au point qu’à un moment Ringo a lancé d’une petite voix : « Can I please go home to my mummy now ? »« Je peux rentrer chez ma maman, s’il vous plaît ? », arrachant un rire nerveux à ses compagnons Il faut trois tentatives et l’intervention d’un fourgon blindé de la police de San Francisco pour enfin sortir les Beatles de ce guêpier nocturne. Dans l’avion qui les ramène à Los Angeles le lendemain, aucun d’eux n’a le cœur à fanfaronner. « Il y a eu une grande discussion à Candlestick Park : ça devait s’arrêter là. Sur le moment, à San Francisco, j’ai senti que c’était peut-être la dernière fois… John voulait arrêter plus que les autres, il disait qu’il en avait vraiment assez», confiera Ringo Starr. Malgré l’incertitude qui plane – et si ce dernier concert était aussi la fin pure et simple des Beatles ? – chacun sent intimement qu’une page est tournée.

Dans les jours qui suivent, les quatre musiciens rentrent en Angleterre et disparaissent presque totalement de la scène publique. Aucun concert d’adieu n’a été annoncé officiellement. Pour le monde entier, les Beatles viennent simplement de conclure leur tournée américaine ; peu de gens savent alors qu’il n’y en aura pas d’autre. Épuisés, désabusés par l’expérience, les membres du groupe aspirent à se faire oublier quelque temps. À partir de septembre 1966, les Beatles entrent en hibernation médiatique, alimentant forcément toutes les spéculations. Ils ont à peine 25 ans de moyenne d’âge, mais parlent dans l’intimité comme de vieux guerriers lassés par la bataille. « On rentrait à Londres sans être 100% sûrs de l’avenir, se souviendra Ringo. Je me disais “Est-ce qu’on vient de faire notre dernier concert ensemble ?. » George, lui, n’a pas de doute : plus question de rejouer devant un public hystérique, c’est fini. John acquiesce : “I’ve had enough”, répète-t-il comme un mantra depuis San Francisco. Dans ces conditions, le risque d’une séparation pure et simple du groupe commence à hanter les esprits.

Quatre routes individuelles : l’automne 66 en aparté

Officiellement, les Beatles ne se séparent pas en cette fin 1966. Mais durant plusieurs mois, ils vivent chacun de leur côté, pour la première fois depuis le début de leur ascension fulgurante. Après le tourbillon ininterrompu des années précédentes, l’effet de contraste est saisissant : plus de tournée, plus d’apparitions communes, aucun projet collectif immédiatement annoncé. Le vide est tel que certains, dans l’entourage élargi, s’interrogent : et si la machine s’arrêtait là ?

John Lennon est le premier à s’éloigner. Dès la mi-septembre 1966, à peine remis du chaos de la tournée, il part en Espagne pour tourner un film, How I Won the War, sous la direction de Richard Lester (qui les avait fait jouer dans A Hard Day’s Night). John n’a qu’un petit rôle de soldat, mais cette expérience d’acteur lui offre une échappatoire bienvenue. Sur le plateau à Almería, le musicien goûte un anonymat relatif : cheveux coupés court pour les besoins du film, lunettes d’intellectuel sur le nez, il passe presque inaperçu dans les rues andalouses. Ce changement de décor lui fait du bien psychologiquement – Lennon racontera plus tard qu’il se sentait à cette époque « vide », en pleine crise d’identité, cherchant un sens hors du « cirque » Beatles. Loin de ses trois camarades, il passe des journées entières à attendre entre deux prises, grattant sa guitare acoustique et couchant sur papier des idées de chansons. C’est là, sous le soleil d’Espagne, qu’il compose les premières ébauches de Strawberry Fields Forever, étrange ballade nostalgique reflétant son état d’âme du moment. Sur le plan personnel, John vit aussi une période d’isolement : sa femme Cynthia, restée en Angleterre, lui manque, et il supporte mal la solitude. Sentant son ami mélancolique, Ringo décide début octobre de venir lui tenir compagnie. « Vers la fin de 1966, John était seul en Espagne pour le tournage, alors je suis allé traîner avec lui parce qu’il se sentait isolé. On s’est vraiment soutenus mutuellement pendant cette période», raconte Ringo. Accompagné de son épouse Maureen, le batteur rejoint John pour fêter avec lui son 26e anniversaire à Almería. Ensemble, ils tuent le temps comme ils peuvent, changeant régulièrement de maison de location pour tromper l’ennui. Voir ces deux Beatles soudain réduits à occuper leurs journées loin de la scène en dit long sur le contrecoup psychologique de l’arrêt des concerts.

George Harrison, de son côté, profite de cette pause inédite pour s’envoler vers l’Inde, pays qui l’attire de plus en plus. Dès le mois de septembre, libéré de toute obligation, il part avec sa femme Pattie à Bombay puis à Bénarès afin de rencontrer les musiciens et gourous qu’il admire. Il passe du temps aux côtés du sitariste Ravi Shankar, son mentor, s’initie plus profondément à la musique classique indienne et à la spiritualité hindoue. Pour George, c’est une bouffée d’air salvatrice : loin des Beatles, il n’est plus un “Fab Four” pris dans la folie médiatique, mais un simple élève assoiffé de culture et de vérité spirituelle. Lorsqu’il revient en Angleterre fin octobre, il a beaucoup changé intérieurement – cette quête spirituelle ne le quittera plus, et son rôle au sein du groupe s’en trouvera progressivement modifié. Harrison avouera plus tard qu’il avait songé à quitter carrément les Beatles pour aller méditer en Inde ; en 1966, il n’en est pas encore là, mais ce voyage marque un éloignement certain vis-à-vis de l’univers pop occidental qui a fait sa gloire.

Paul McCartney, enfin, reste le seul Beatle présent à Londres durant l’automne 1966. Mais lui aussi s’occupe séparément. Hyperactif de nature, Paul ne conçoit pas de rester à ne rien faire. Il s’embarque donc dans un projet solo : composer la musique d’un film, The Family Way, une comédie britannique en préparation. McCartney relève ce défi en octobre, épaulé par le producteur George Martin pour les arrangements orchestraux. C’est la première fois qu’un Beatle travaille ainsi sur une œuvre musicale en dehors du groupe. Parallèlement, Paul s’immerge dans la bouillonnante scène artistique londonienne : il fréquente les cercles d’avant-garde, assiste à des expositions, s’ouvre au théâtre d’avant-garde et aux nouvelles technologies musicales. Durant cette période, McCartney renforce son amitié avec des figures de l’underground culturel comme Barry Miles ou le collectif Indica. Aux côtés de sa compagne Jane Asher, il mène la vie d’un jeune londonien branché, loin de l’hystérie Beatles. S’il apprécie cette liberté, Paul reste néanmoins très attentif à l’avenir du groupe. C’est lui qui, en coulisses, maintient le lien avec Brian Epstein, le manager, pour discuter de la suite des opérations. Contrairement à John ou George, Paul n’envisage pas un instant la fin des Beatles : il réfléchit déjà à la prochaine étape, aux nouvelles directions musicales à prendre.

Quant à Ringo Starr, une fois revenu d’Espagne, il s’octroie enfin du temps en famille. Père d’un petit garçon de un an, il profite de sa maison dans le Surrey avec Maureen et leur fils Zak. Ringo savoure cette vie normale qui lui manquait tant sur les routes. On le voit peu en public, sinon pour quelques virées entre amis dans les clubs de Londres. Discret de nature, il suit l’évolution de ses trois complices à distance. Il sait John apaisé par son tournage, George transformé par l’Inde, et Paul foisonnant d’idées à Londres. Starr lui-même, excellent batteur mais pas compositeur, attend de voir dans quelle aventure musicale il sera embarqué ensuite – si prochaine aventure il y a.

Cette parenthèse automnale offre à chacun une respiration bienvenue, mais elle présente au monde l’image de quatre musiciens désormais engagés sur des chemins différents. En quelques semaines, l’icône collective « les Beatles » semble s’être éclatée en quatre destins individuels. Cette réalité nouvelle, ajoutée au silence médiatique du groupe, va fournir un terrain fertile aux rumeurs les plus folles.

La rumeur enfle : « Les Beatles vont-ils se séparer ? »

À la fin de 1966, une question parcourt journaux et conversations de fans : les Beatles, fatigués et dispersés, sont-ils en train de se quitter ? Il faut dire que tous les ingrédients sont réunis pour alimenter la rumeur d’une séparation imminente. D’abord, l’arrêt brutal des tournées intrigue : pourquoi le plus grand groupe du monde renoncerait-il du jour au lendemain à la scène, s’il n’y avait pas une crise interne grave ? Ensuite, l’absence totale de projets collectifs connus – aucun concert, aucun passage télé, pas de nouvel album annoncé – laisse un vide inhabituel. Pour la presse en mal de scoops, ce silence est suspect. Enfin, les quatre Beatles mènent visiblement des activités séparées, aux quatre coins du monde qui plus est : n’est-ce pas le signe qu’ils suivent désormais des voies divergentes, voire inconciliables ?

Les médias britanniques et internationaux commencent à spéculer ouvertement. Dès septembre, des bruits courent selon lesquels « le conte de fées est terminé ». On lit dans certaines colonnes que « les Beatles, épuisés par le succès, pourraient décider d’en rester là ». D’autres prétendent que Paul McCartney envisage une carrière solo dans la musique de film, ou que John Lennon, grisé par le cinéma, ne retournerait pas aux Beatles. Au gré des potins, on évoque même des tensions personnelles : George serait furieux que ses chansons soient sous-estimées ; John vivrait mal l’omniprésence médiatique de Paul ; Ringo se sentirait marginalisé… La plupart de ces allégations sont infondées ou très exagérées, mais dans le climat d’incertitude de l’automne 66, tout semble crédible. Un journal va jusqu’à annoncer que « Paul quitte le groupe », provoquant un début de panique chez les fans.

Brian Epstein, le manager, comprend qu’il ne peut laisser la machine à rumeurs s’emballer davantage. Ironie du sort, lui-même traverse à ce moment une période difficile : dépressif et épuisé, Epstein a été hospitalisé en septembre pour surdose accidentelle de médicaments. En convalescence, il doit néanmoins sortir de son silence le 3 octobre 1966 pour rassurer le public Ce jour-là, d’une voix qu’on devine lasse, Brian Epstein dément formellement que Paul McCartney ait l’intention de quitter les Beatles. Non, les Beatles ne se séparent pas, affirme-t-il en substance, mettant fin aux « bruits ridicules » qui circulent. Dans le même souffle, pour donner des gages sur l’avenir, Epstein révèle quelques informations jusque-là tenues discrètes : John Lennon, dit-il, apparaîtra bientôt au cinéma dans le rôle d’un soldat (dans How I Won the War), et Paul McCartney travaille effectivement sur la musique d’un film intitulé Wedlocked (rebaptisé plus tard The Family Way). Autrement dit, ces projets personnels ne signifient pas que les intéressés quittent le navire ; au contraire, Brian sous-entend même que John et Paul pourraient composer une bande originale de film ensemble. Si le manager se montre aussi précis, c’est pour couper court aux extrapolations alarmistes.

La déclaration d’Epstein est largement relayée et parvient à calmer momentanément le jeu. Mais elle comporte entre les lignes un aveu : oui, les Beatles ont « arrêté les tournées » – ce qui était de fait un secret de Polichinelle après un mois entier sans annonce de nouveau concert. Le public comprend donc qu’une ère est bel et bien révolue. Pour certains, c’est presque aussi grave que si le groupe se séparait : ne plus voir leurs idoles sur scène équivaut à la fin d’une relation privilégiée. La presse, de son côté, digère mal cette nouvelle donne. Des éditoriaux s’interrogent : « Les Beatles peuvent-ils survivre sans la scène ? » ou prophétisent un déclin inéluctable du phénomène désormais coupé de son public. La machine à fantasmes ne s’éteint pas du jour au lendemain, d’autant que pendant tout le mois d’octobre, les Beatles demeurent invisibles. Paul, généralement le porte-parole volubile du groupe, se fait étonnamment discret. Aucun concert de charité, aucune apparition-surprise n’est venue rassurer les foules. Le Beatles Monthly, fanzine officiel, publie bien quelques interviews pré-enregistrées pour maintenir l’illusion d’une activité, mais le cœur n’y est plus. En privé, Neil Aspinall (road manager proche du groupe) avoue ne pas savoir lui-même ce que « Paul peut bien fabriquer en ce moment », tant ce dernier se terre dans sa bulle créative à Londres. Le mystère attise les théories les plus folles : certains fans en viennent à imaginer des scénarios farfelus – qui que Paul serait malade, ou que John voudrait désormais se consacrer au cinéma… voire même la naissance de la surréaliste rumeur « Paul is dead » (prétendant que McCartney serait mort et remplacé par un sosie), qui germera dans l’esprit de quelques fanatiques dès fin 1966 avant de prendre de l’ampleur quelques années plus tard. Si cette dernière élucubration reste marginale à l’époque, elle témoigne du climat d’inquiétude irrationnelle qui entoure le groupe pendant son absence prolongée.

Pour autant, en interne, les Beatles ne vivent pas cet entre-deux comme une fin. Certes, chacun savoure sa liberté retrouvée, mais aucun ne claque la porte. Mieux : à distance, les quatre comparses restent en contact par l’entremise de leur management et commencent à jeter les bases de leur réunion. Fin octobre, comme l’a confié George Harrison, « tout était prédéterminé sur le moment où on se retrouverait de nouveau ». Malgré les rumeurs de discorde, le groupe a fixé une date pour reprendre le travail collectif. Le 24 novembre 1966, les Beatles doivent se retrouver en studio à Abbey Road – un rendez-vous passé presque inaperçu du grand public, mais qui signe la fin de leur retraite.

Retrouvailles en studio : l’heure de la métamorphose

À l’insu des médias, donc, l’automne s’achève sur une note d’espoir : les Beatles se reforment, non pas pour un concert, mais derrière les portes closes du studio d’enregistrement. « Les tournées derrière eux, les Beatles s’étaient retirés de la vue du public pour commencer le travail sur leur nouvel album », note sobrement un chroniqueur. Le jeudi 24 novembre, au soir, John, Paul, George et Ringo franchissent de nouveau ensemble le seuil des studios EMI d’Abbey Road, prêts à écrire un nouveau chapitre de leur histoire. Cette séance, la première depuis Revolver, est consacrée à l’enregistrement d’une chanson que John a ramenée d’Espagne : Strawberry Fields Forever. Le symbole est fort : plutôt que de se séparer, les quatre musiciens vont sublimer leurs expériences individuelles de l’automne en une œuvre collective révolutionnaire. « Je suis rentré d’Inde vers fin octobre et John est revenu d’Espagne. On savait exactement quand on se reverrait. Puis on est allés en studio et on a enregistré Strawberry Fields. À ce moment-là, il y avait une ambiance plus profonde au sein du groupe » se souvient George Harrison Le climat de ces retrouvailles est studieux, presque feutré : plus de fans hurlant à l’extérieur, plus de timing serré imposé par des tournées – les Beatles se donnent le temps d’expérimenter en studio, à l’abri des regards.

Très vite, la musique reprend ses droits et dissipe les doutes. Paul, ravi de retrouver ses comparses, a emmené dans ses bagages une composition nostalgique sur son Liverpool natal, Penny Lane, qui fait écho au Strawberry Fields de John. L’alchimie Lennon-McCartney, que l’on disait émoussée, renaît dans ce dialogue à distance entre deux souvenirs d’enfance mis en chansons. Ringo apporte son toucher de batterie, plus inventif que jamais lorsque les prises s’allongent et que les arrangements deviennent complexes. George, armé de son sitar et de ses nouvelles idées, orne les morceaux de sonorités exotiques et propose même une chanson inspirée de son séjour indien. En quelques semaines, les Beatles transforment le plomb de leurs incertitudes en or musical. L’ambition collective est intacte : ils veulent désormais « utiliser le studio à son plein potentiel et produire leur meilleure œuvre à ce jour ». Cette œuvre prendra la forme de l’album conceptuel Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, qui révolutionnera la pop en 1967. Ironie de l’histoire, c’est précisément en se glissant dans la peau d’un faux groupe (celui du Club des Cœurs Solitaires du Sergent Pepper) que les Beatles vont ressouder le vrai.

Lorsque sortent les singles Strawberry Fields Forever/Penny Lane en février 1967, puis Sgt. Pepper en juin, la rumeur d’éclatement est définitivement enterrée. Non seulement les Beatles ne se sont pas séparés fin 1966, mais ils se sont réinventés. Cependant, les enseignements de cette période de crise restent gravés. D’une part, le groupe a compris qu’il ne retournerait plus jamais à la formule des tournées épuisantes : dorénavant, son territoire sera le studio et son lien au public passera par les disques et quelques apparitions choisies. D’autre part, chacun des Beatles a éprouvé, durant ces mois à part, son identité propre en dehors du collectif – un précédent qui aura des répercussions dans les années suivantes. L’équilibre interne s’en trouve modifié : Paul McCartney, par exemple, ressort renforcé de son rôle de catalyseur du nouveau projet en studio, tandis que John Lennon, apaisé un temps, n’en restera pas moins tenté par des activités extérieures (cinéma, art, puis sa relation avec Yoko Ono) pouvant à nouveau éloigner son attention du groupe. George Harrison, lui, gagne en assurance avec sa spiritualité et ses compositions, ce qui l’amènera à revendiquer plus d’espace créatif au sein des Beatles. Quant à Ringo Starr, il a pu vérifier que les liens d’amitié qui l’unissent aux trois autres sont solides au-delà de la scène : son soutien à John en Espagne a prouvé que, malgré les épreuves, la camaraderie persistait.

Un mythe tenace, un groupe vivant

La rumeur de séparation de l’automne 1966 aura été, au fond, l’un des premiers signaux d’alarme sur la fragilité des Beatles face à la pression. Elle était fausse à ce moment-là – le groupe a brillamment survécu à 1966 – mais pas totalement dénuée de fondement psychologique. Oui, les Beatles de 1966 étaient fatigués, déboussolés, en quête de sens. Oui, des fissures existaient dans l’édifice – usure des tournées, envies personnelles, débuts de conflits d’ego – et la presse, avec son flair pour le drame, n’a fait que grossir ces traits. Pour autant, ce que l’histoire retiendra, c’est la capacité qu’ont eue John, Paul, George et Ringo à transformer cette crise en moteur de création. Plutôt que de se séparer dans la tourmente, ils ont refermé momentanément les portes pour mieux renaître. *« Toutes ces rumeurs comme quoi les Beatles allaient se séparer, c’était des foutaises », dira Paul un jour, rappelant qu’en 1966 « nous étions tous de grands amis et nous n’avions aucune envie de nous quitter ». Les faits lui donneront raison pour les années qui suivront immédiates : les Beatles de 1967 à 1969 connaîtront certes d’autres turbulences, mais produiront ensemble quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre absolus.

En fin de compte, l’épisode de la rumeur de 1966 illustre parfaitement la dualité qui entoure les Beatles : un groupe dont la moindre faiblesse est amplifiée en phénomène mondial, mais qui possède une force créative et des liens humains exceptionnels pour y faire face. L’ambiance au sein des Beatles après Revolver n’était pas à la franche camaraderie insouciante des débuts, mais ce n’était pas non plus le champ de ruines que certains journaux ont voulu dépeindre. C’était l’ambiance d’une maturation, d’une transition. Quatre jeunes hommes sortant de l’adolescence médiatique, qui ont dû tuer leurs anciennes identités de « chouchous de la planète » pour renaître en artistes adultes. L’histoire de la fin 1966 se termine donc bien : la rumeur de séparation restera une rumeur, démentie par les actes. Et le monde, inquiet un instant de perdre ses Beatles adorés, découvrira quelques mois plus tard que ceux-ci sont bien vivants – mieux, qu’ils reviennent plus innovants et soudés que jamais, derrière les costumes bariolés du Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band.


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