Le premier long métrage documentaire du Togolais Joël M’Maka Tchedre s'intéresse aux 112 kilomètres de rails menant à Blitta, le terminus, autrefois poumon économique du Togo. Un jour, le train n'est plus venu et tout s'est arrêté... Entre perte et oubli, l'odyssée humaine de ceux qui en vivaient.
Après Nanas Benz, les reines du textile africain et Tbool ou la danse du feu, Joël M’Maka Tchedre poursuit avec Cent Douze, une œuvre qui puise dans la mémoire pour interroger le présent. Le réalisateur semble vouloir ramener à la vie un passé empreint de nostalgie, tout en questionnant l’abandon et la responsabilité des autorités qui ont laissé mourir une infrastructure autrefois porteuse de travail, de dignité et de bien-être. Son cinéma devient ainsi un acte politique : une manière de faire sa partition dans un monde où la mauvaise gestion et l’oubli mettent en péril le patrimoine local.
Le film nous conduit à Blitta au cœur du Togo,une ville qui jadis était rythmée par le passage du train. À chaque station désormais silencieuse, surgissent comme des fantômes des hommes et des femmes qui racontent l’époque où le sifflement du rail structurait l’espoir. Victimes, comme leur train, d’une mort subite, ils portent des souvenirs lumineux malgré les visages marqués par l’usure du temps, parfois maigres, parfois assombris par les années de souffrance. Mais derrière le désespoir, quelques sourires lointains subsistent, comme pour dire la résilience.

Visuellement maîtrisé, Cent Douze déploie des plans contemplatifs, des visages habités et une bande-son discrète qui laisse résonner les silences, les soupirs et les fragments de mémoire. Le montage, respectueux du rythme de la parole, offre un cinéma de l’écoute. La figure du clown, entre théâtre et activisme, introduit une distance ironique et critique : il souligne l’absurdité de l’abandon et appelle à une prise de conscience. Le choix du théâtre inscrit l’œuvre dans une démarche politique claire : mettre en scène la perte pour la rendre visible.
La fin du film, marquée par une fête, prend des allures d’enterrement symbolique du train, cérémonie jamais organisée en son temps. Pourtant, la musique qui résonne n’a rien de funèbre : elle célèbre au contraire la vitalité et la résistance d’un peuple qui refuse l’effacement total de sa mémoire.
Cent Douze, réalisé en 2024, dépasse ainsi la simple nostalgie. Ancré dans un territoire mais ouvert à l’universel, il interroge le rôle de la mémoire dans la construction de l’avenir. Par la beauté de ses images et la profondeur de son propos, Joël M’Maka Tchedre signe une œuvre d’une grande maturité politique et esthétique, où l’histoire locale devient miroir d’un destin collectif africain.
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