Un cri brut sur la White Album
Lorsqu’on évoque le célèbre White Album des Beatles, l’on pense instantanément à un double disque foisonnant, audacieux, parfois déroutant. Mais parmi ses multiples morceaux, « Yer Blues » fait figure de pivot émotionnel. Écrit par John Lennon durant le séjour du groupe à Rishikesh en Inde, ce morceau incarne une détresse viscérale, presque confessionnelle, tout en oscillant habilement entre la parodie du style blues et une sincérité à fleur de peau. Sorti le 22 novembre 1968 au Royaume-Uni (et le 25 novembre 1968 aux États-Unis), « Yer Blues » s’impose rapidement comme l’une des pièces maîtresses de la face rock du White Album.
Genèse du morceau : l’Inde, la méditation… et la détresse
En 1968, les Beatles s’évadent à Rishikesh, en Inde, pour suivre l’enseignement du Maharishi Mahesh Yogi. L’objectif ? Plonger dans la méditation transcendantale, nourrir leur créativité et s’offrir une forme de retraite spirituelle. Pourtant, malgré ce cadre enchanteur, John Lennon traverse alors une crise existentielle, comme il le confie lui-même :
« The funny thing about the [Maharishi’s] camp was that although it was very beautiful and I was meditating about eight hours a day, I was writing the most miserable songs on earth. In ‘Yer Blues’, when I wrote, ‘I’m so lonely I want to die,’ I’m not kidding. That’s how I felt. »
— John Lennon, Anthology
C’est aussi à cette période qu’il entretient une correspondance avec Yoko Ono, restée en Angleterre. Leur relation n’a pas encore officiellement commencé, mais il semble clair qu’elle occupe déjà son esprit, devenant la figure féminine à laquelle il s’adresse dans « Yer Blues ». Lennon l’admet avec amertume :
« Yer Blues was written in India, too. The same thing up there trying to reach God and feeling suicidal. »
— John Lennon, All We Are Saying, David Sheff
Pour les fans comme pour les historiens de la musique, « Yer Blues » apparaît dès lors comme un jalon essentiel vers les confessions plus directes et anguleuses de Lennon, perceptibles dans ses œuvres ultérieures telles que « Cold Turkey » ou encore sur l’album John Lennon/Plastic Ono Band.
Le contexte d’enregistrement : un défi entre quatre murs
En studio, « Yer Blues » va bénéficier d’un traitement tout particulier. L’équipe, composée de :
- John Lennon : chant, chœurs, guitare lead
- Paul McCartney : basse
- George Harrison : guitare lead
- Ringo Starr : batterie
…cherche à capturer l’énergie brute du morceau. Enregistrée les 13, 14 et 20 août 1968, sous la houlette du producteur George Martin et de l’ingénieur du son Ken Scott, la chanson va donner lieu à une anecdote emblématique. Ken Scott se souvient :
« George (Harrison) had this idea that he wanted to do it in the control room with the speakers blasting… I remember that John Lennon came in at one point and I turned to him and said, ‘Bloody hell, the way you lot are carrying on you’ll be wanting to record everything in the room next door!’ … Lennon replied, ‘That’s a great idea, let’s try it on the next number!’ The next number was ‘Yer Blues’ and we literally had to set it all up – them and the instruments – in this minute room. That’s how they recorded ‘Yer Blues’, and it worked out great! »
En effet, c’est dans une petite annexe attenante au studio 2 d’Abbey Road, un local exigu de seulement quelques mètres carrés, que les Beatles vont se serrer pour donner vie à « Yer Blues ». L’absence de séparation acoustique renforce le côté « live » et brut souhaité par le groupe. De surcroît, les débordements de son — micro larsens, guide vocal capturé en off, guitare mal isolée — contribuent à l’atmosphère sombre et intense qui se dégage de la version finale.
La construction sonore : entre prises multiples et montage audacieux
Le 13 août 1968, les Beatles enregistrent 14 prises de la piste rythmique (batterie, basse, guitare rythmique, guitare lead, et la voix guide de Lennon). Ensuite, plusieurs réductions (« reduction mixes ») sont réalisées pour libérer des pistes sur la bande quatre pistes. On obtient alors des versions étiquetées « takes 15, 16 et 17 ».
Fait rare dans le processus Beatles : la bande quatre pistes d’origine est directement éditée. D’ordinaire, le groupe préférait couper des copies ou des mix finaux pour éviter de saboter le master. Ici, le début de la prise 17 est collé à la fin de la prise 16, provoquant une coupure nette à 3’16 sur la version commerciale, perceptible par une brève rupture sonore et la voix de Lennon qui surgit en arrière-plan.
Le lendemain, 14 août, Lennon réenregistre une piste de chant, afin d’ajouter plus de puissance et de détresse à son interprétation. Enfin, le 20 août, Ringo Starr insère le désormais célèbre décompte : « Two, three ». Cet ajout, exécuté après coup, permet de souligner l’esprit « en direct » et la proximité entre musiciens.
« ‘Yer Blues’, on the White Album, you can’t top it. It was the four of us… it was like grunge rock of the sixties, really – grunge blues. »
— Ringo Starr, Anthology
Des versions live rares mais puissantes
Si « Yer Blues » est un concentré de blues-rock viscéral sur l’album, il prend tout son sens sur scène. John Lennon ne l’interprète publiquement qu’à deux reprises :
- 11 décembre 1968, pour le tournage de The Rolling Stones’ Rock and Roll Circus. Sous le nom de The Dirty Mac, Lennon s’entoure d’Eric Clapton (guitare lead), Keith Richards (basse) et Mitch Mitchell (batterie). Bien que l’émission ne soit initialement jamais diffusée, les enregistrements circulent via des bootlegs avant de connaître une sortie officielle en 1996.
- 13 septembre 1969, au festival Toronto Rock and Roll Revival. Cette fois, Lennon se produit avec le Plastic Ono Band tout juste formé. L’accompagnent Yoko Ono (chant), Eric Clapton (guitare lead), Klaus Voormann (basse) et Alan White (batterie). C’est l’une des premières apparitions scéniques du nouveau projet musical de Lennon, qui en profite pour conférer une dimension encore plus déchaînée à « Yer Blues ».
Un blues mélancolique qui annonce la suite
Pour de nombreux critiques, « Yer Blues » préfigure la veine crue et introspective de Lennon après la séparation des Beatles. Des titres comme « Cold Turkey » ou l’album John Lennon/Plastic Ono Band se nourriront de cette sincérité déchirante déjà palpable dans « Yer Blues ». L’homme n’hésite plus à exposer ses démons, ses peines et ses doutes dans ses chansons, offrant une approche inédite pour l’époque.
La force de « Yer Blues » réside justement dans ce mélange de parodie — ce cliché du blues qui se lamente — et de vérité profonde. Lennon, en pleine recherche spirituelle, avoue sa détresse et son sentiment de solitude, tout en se jouant des codes du genre. L’ironie est subtile, la performance est brute, et l’ensemble transgresse la pop léchée des Beatles pour se rapprocher d’un rock viscéral, presque grunge avant l’heure, comme l’a souligné Ringo Starr.
Conclusion : l’héritage d’un cri intérieur
Finalement, « Yer Blues » demeure un sommet d’authenticité dans la discographie des Beatles. Ce morceau, inscrit sur le mythique White Album, est le témoignage d’un John Lennon torturé, en phase de transformation, qui puise dans ses angoisses pour forger un blues déglingué et poignant. L’histoire de son enregistrement confiné, la puissance des guitares saturées, les performances scéniques rares mais marquantes, tout contribue à faire de « Yer Blues » un chapitre essentiel de l’épopée Beatles et un présage du Lennon qui s’émancipera ensuite dans sa carrière solo.
En seulement quelques minutes, « Yer Blues » réussit la synthèse entre la dérision et la confession, entre l’exubérance et la douleur, rappelant que derrière la machine Beatles se cachait aussi la souffrance très humaine d’un artiste en quête de sens et d’amour. À ce titre, il reste l’un des morceaux les plus intenses et viscéraux de toute la production du groupe, prouvant une fois de plus la capacité de ces quatre musiciens à se réinventer et à surprendre, même lorsque la détresse prend le pas sur la légèreté habituelle de la pop britannique des années 60.
Article rédigé à partir des propos, des archives et des témoignages recueillis lors de diverses interviews et publications, dont “Anthology”, “All We Are Saying” (David Sheff), “The Complete Beatles Recording Sessions” (Mark Lewisohn), et les sources officielles des Beatles.
