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Quand Keith Richards a taclé Julian Lennon : une pique injuste ?

Publié le 24 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1988, Keith Richards égratigne Julian Lennon dans une interview, saluant Ziggy Marley tout en rabaissant le fils de John Lennon. Derrière cette pique se cache une réalité plus nuancée : Julian, loin de l’héritier passif, construit une œuvre singulière, discrète mais cohérente.


A l’automne 1988, au moment où il promeut Talk Is Cheap, son premier album solo, Keith Richards accorde une longue interview à Rolling Stone. Au détour d’un passage consacré à la nouvelle génération et aux « fils de », il glisse une comparaison qui fera grincer des dents : louant Ziggy Marley pour n’être « pas seulement le fils de », il ajoute qu’il a « évité d’être, il déteste le dire, Julian », sous-entendant que le fils aîné de John Lennon se serait contenté d’un héritage sans le prolonger. La phrase, placée dans la lumière crue d’un magazine mondial, tient de la pointe cruelle, d’autant plus qu’elle évoque nommément un artiste alors âgé de 25 ans. La page imprimée, elle, fige l’instant. Et lance une question simple, mais nécessaire : était-ce juste — ou simplement inutile ?

Pour comprendre cette sortie, il faut replacer chacun dans sa trajectoire. En 1988, Richards s’émancipe ponctuellement de The Rolling Stones et renoue avec le reggae, une musique qu’il admire depuis longtemps. Ziggy Marley & The Melody Makers viennent de publier Conscious Party, coproduit par Chris Frantz et Tina Weymouth (Talking Heads), disque porté par Tomorrow People et couronné aux Grammy Awards dans la catégorie Best Reggae Recording l’année suivante. La comparaison flatteuse pour Ziggy n’a rien d’usurpé ; c’est la seconde partie de la phrase — le crochet vers Julian Lennon — qui change sa nature, en la transformant en camouflet public adressé au fils de l’un des compagnons d’armes symboliques des Stones.

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Julian Lennon à l’épreuve du nom : une ascension rapide, un prisme déformant

Quatre ans plus tôt, en 1984, Julian Lennon fait irruption avec Valotte, enregistré à BearTracks et réalisé par Phil Ramone. Le single Too Late for Goodbyes s’impose dans les charts : top 10 au Royaume-Uni et top 5 aux États-Unis, dopé par l’harmonica de Toots Thielemans. L’album dépasse le million d’exemplaires vendus aux États-Unis et obtient la certification Platinum de la RIAA ; il vaut aussi à son auteur une nomination aux Grammy Awards dans la catégorie Best New Artist. Dans les faits, le démarrage est spectaculaire, d’autant que le jeune chanteur assume un chant, une diction, des inflexions qui rappellent fatalement son père — ce que la presse souligne jusqu’à l’obsession.

Julian dira plus tard combien cette ressemblance, évidente à l’oreille, fut instrumentalisée contre lui. En 1999, il confie à Gannett News que les journalistes l’ont « passé au laminoir », répétant qu’il « sonnait comme son père » : réponse mi-las, mi-ironique, « évidemment que je sonne comme mon fichu père ». Derrière le trait, une réalité : l’évaluation critique de Valotte et de ses suites a souvent été filtrée par le prisme Lennon, au lieu d’être appliquée à la musique elle-même.

Le contexte de 1988 : un Keith Richards en verve, un Ziggy Marley en plein vol, un Julian en transition

À l’instant précis où Richards prononce sa phrase, Ziggy Marley connaît son premier grand succès mondial. Conscious Party est publié au printemps 1988, propulsé par Tomorrow People et Tumblin’ Down, et sacré aux Grammy début 1989 ; surtout, la critique salue l’équilibre entre la filiation Marley et une écriture propre, résolument pop-reggae. L’album n’est ni un pastiche ni une relique : il installe Ziggy comme auteur à part entière. La formule de Richards — « pas seulement le fils de » — vise à nommer cela en deux secondes. En cela, elle est pertinente pour Ziggy ; ce qu’elle a d’inutile est le détour corrosif par Julian.

Côté Julian Lennon, la période est plus contrastée. The Secret Value of Daydreaming (1986) a produit un hit au Mainstream Rock (Stick Around) et décroché l’or aux États-Unis, mais la perception publique reste instable : « trop proche » de Valotte pour certains, pas assez aventureux pour d’autres. Son troisième album, Mr. Jordan (1989), arrive après la « pique » de Richards ; il marquera moins que Help Yourself (1991) et son single Saltwater, hymne écologique qui atteindra le top 10 au Royaume-Uni et numéro 1 en Australie. À rebours d’une caricature, la trajectoire de Julian n’est donc pas un simple palier après un départ en fanfare ; elle est une courbe, avec ses flux et reflux, ses amers et ses trouvailles.

L’angle mort de la phrase : ce que Julian portait déjà de singulier

Réduire Julian Lennon à un « fils de » mal dégrossi ne résiste pas à l’écoute attentive. Valotte n’est pas seulement une mimésis vocale ; c’est aussi une sensibilité pop qui combine clarté mélodique, formats radio et une certaine densité harmonique héritée des studios new-yorkais du milieu des années 80. Too Late for Goodbyes y mêle élégance de Phil Ramone, délicatesse de Toots Thielemans, ancrage rythmique souple — rien d’un décalque hâtif. Et lorsque la plume se décale vers l’intime ou vers des sujets de société, comme sur Saltwater, l’empreinte se précise : lyrisme contenu, propos direct, refus de la grandiloquence. Ces choix, que la postérité a parfois mieux compris que la critique de l’instant, contredisent l’idée d’un héritier passif.

La réception, elle, a longtemps été psychologique autant qu’esthétique : le nom Lennon attire et enferme. Julian l’a dit sans détour, dans des propos souvent sortis de leur contexte : l’aura publique de John a parfois masqué la réalité familiale. D’où cette phrase, devenue fameuse, dans laquelle il qualifie son père d’« hypocrite » sur le plan intime — non pour abattre un mythe, mais pour exprimer ce que l’enfant devenu adulte a ressenti. Nuance essentielle : au fil des années, Julian a aussi évoqué un chemin de pardon, soulignant que l’écriture et le temps ont atténué sa colère. Un portrait nuancé, donc, loin des caricatures.

Beatles et Stones : la civilité publique derrière les piques

La phrase de Richards survient au sein d’une relation Beatles/Stones faite de rivalité médiatique et de complicité réelle. Quelques mois plus tôt, en janvier 1988, Mick Jagger a intrônisé les Beatles au Rock & Roll Hall of Fame dans un discours à la fois malicieux et chaleureux ; la cérémonie réunit George Harrison, Ringo Starr, Yoko Ono, Sean et Julian Lennon, ce dernier rejoignant Ben E. King pour Stand by Me lors du grand bœuf final. L’image de l’« inimitié » a toujours été plus vive dans le récit public que dans les gestes concrets. C’est précisément ce cadre qui rend la pique de Richards plus voyante : elle tranche avec l’esprit du moment, où l’on célébrait la mémoire de John et l’héritage commun des sixties.

Pourquoi la sortie de Richards a marqué : un mot qui dépasse son objet

D’un point de vue journalistique, la phrase de Richards fonctionne parce qu’elle coche toutes les cases de la petite bombe médiatique : courte, imagée, portable d’un article à l’autre. Elle a aussi une dimension sociologique : dans la pop, la figure du « fils de » sert souvent de raccourci critique, tantôt pour disculper, tantôt pour condamner. En faisant de Ziggy l’exemple positif et de Julian le contre-exemple, Richards cristallise une typologie paresseuse. Car à l’épreuve des faits, l’un et l’autre ont, chacun à sa manière, affronté l’ombre portée d’un père mythifié, avec des outils différents, des contextes différents, des temporalisations différentes.

On peut même soutenir que, si Ziggy Marley paraît « plus vite lui-même » en 1988, c’est qu’il s’inscrit dans une lignée familiale active, avec les Melody Makers, des compétences de groupe intégrées dès l’adolescence, et une scène reggae internationalisée après Bob Marley. Julian, lui, surgit dans le haut du panier mainstream anglo-américain des années 80, plus normé par les radios, plus soumis à la comparaison Beatles/années 60. Deux terrains, deux métriques ; une pointe, et l’on feint qu’ils sont identiques.

Valotte, Daydreaming, Help Yourself : trajectoire et relectures

Revenir sur la discographie de Julian Lennon jusqu’au début des années 90 permet de mesurer la disparité entre l’image reçue et la matière. Valotte s’inscrit dans une veine pop adulte de haute tenue, patinée par la production Ramone ; The Secret Value of Daydreaming tente un virage plus léger, porté par Stick Around, succès radio aux États-Unis ; Mr. Jordan cherche une densité sonore plus sombre ; Help Yourself ramène Saltwater, dont l’écologie et l’émotion simple trouvent un écho durable au Royaume-Uni et en Océanie. La critique a longtemps privilégié la lecture « filiation » au détriment de la constance mélodique. Or, sur la durée, c’est bien cela qui demeure.

Il faut y ajouter les prolongements tardifs : Photograph Smile (1998), autoproduit, Everything Changes (2011) puis Jude (2022), sans oublier l’action caritative via la White Feather Foundation créée en 2007. Autant de manières de tresser une identité artistique et citoyenne au long cours, loin des projecteurs automatiques du patronyme. À l’aune de cette durée, la phrase de 1988 paraît datée — symptôme d’une époque qui adorait les petites phrases — davantage qu’elle ne décrit la réalité d’un parcours.

Et du côté de Richards ? Le goût des formules, l’amour des causes

Qu’on ne s’y trompe pas : Keith Richards n’est pas un cynique chez qui la pique tient lieu de pensée. Son admiration pour le reggae est ancienne ; sa défense de Ziggy Marley s’inscrit dans cette histoire d’écoute, de curiosité, de fréquentations musicales. En 1988, il multiplie d’ailleurs les signes de respect envers des artistes plus jeunes, brouillant à plaisir l’étiquette du vétéran. C’est aussi un styliste verbal : il tape court, il joue du sous-entendu, il jette une image et passe à autre chose. Tout l’art — et le risque — du mot d’esprit est là. En l’espèce, le punchline contre Julian aura davantage servi à colorer l’interview qu’à éclairer la musique.

On peut y voir, au choix, une maladresse ou un tacle gratuit. Le plus cohérent, sans doute, est d’y lire la cécité du format : pour dire « Ziggy n’est pas que le fils de Bob », Richards choisit la métonymie facile — « Julian » comme antonyme —, au lieu de détailler ce qui, chez Ziggy, fait école. Le message positif demeure ; le dommage collatéral aussi.

La réponse par le travail et la tenue

La plus belle réponse de Julian Lennon à cette étiquette n’a jamais été un mot, mais une attitude. Interrogé au fil des ans sur le vieux duel Beatles/Stones, il refuse les caricatures et rappelle l’évidence : « ils étaient copains ». Loin des affrontements d’estrade, il préfère le terrain : publier, chanter, tourner, puis s’effacer et revenir. À la fin des années 1990, Photograph Smile prouve sa capacité à s’autoproduire et à tenir un album sans l’appui d’un major ; dans les années 2010, Everything Changes puis Jude confirment une ligne plus feutrée, parfois mélancolique, jamais saturée de références. La maturité a fait son œuvre.

1988, année de toutes les ambivalences : mémoire, deuils et accolades

Ironie du calendrier : l’année où Richards décochent sa phrase est aussi celle où Mick Jagger rend hommage aux Beatles devant le gratin du Rock & Roll Hall of Fame. Sur scène, Julian est présent aux côtés de George Harrison, Ringo Starr, Yoko Ono et Sean Lennon ; il chante Stand by Me avec Ben E. King pendant le jam final. La mémoire de John est partout, la fraternité symbolique entre Beatles et Stones s’affiche une fois encore. C’est dire si la pique imprimée chez Rolling Stone relève plus du contretemps que d’un état de guerre. La pop est pleine de ces incohérences charmantes : on se chamaille par la phrase, on se retrouve par la musique.

Les fils et filles de : ce que l’on exige d’eux, et que l’on n’exige de personne d’autre

Le dossier Julian Lennon éclaire un biais critique persistant : on demande aux « héritiers » de prouver qu’ils ne sont pas leurs parents, tout en leur reprochant de ne pas l’être assez. Ziggy Marley comme Julian Lennon ont, chacun, répondu autrement. Le premier a installé une dynastie scénique qui prolonge le reggae en lui donnant une touche pop accessible et engagée ; le second a étiré un fil pop plus discret, parfois heurté, jamais cynique. Les deux ont été, à des degrés divers, la cible d’attentes déraisonnables. En pointant un nom contre un autre, la phrase de Richards se met au service de cette dramaturgie, sans le vouloir.

Relire la pique aujourd’hui : que reste-t-il ?

Quatre décennies plus tard, la sortie de 1988 tient de l’instantané. Elle en dit plus sur la rhétorique rock — l’art de la saillie — que sur Julian Lennon lui-même. Entre-temps, Julian a ajouté des disques, des tournées, un engagement environnemental via la White Feather Foundation ; Ziggy Marley, lui, a accumulé trophées, albums et concerts, gagnant au passage une autonomie artistique qui ne doit plus rien aux comparaisons. La réalité a dépassé la formule. Et si l’on veut absolument y voir une leçon, c’est celle-ci : les noms pèsent à l’entrée, la musique reste à la sortie.

Bilan critique : une phrase inutile, un débat utile

La pique de Keith Richards contre Julian Lennon n’avait aucune nécessité musicale. Elle aura toutefois servi, malgré elle, à reposer une vieille question : comment écoute-t-on, vraiment, un artiste issu d’une lignée ? À l’épreuve des albums, le dossier Julian oblige à sortir du confort binaire. On peut reconnaître la proximité timbrique avec John, constater la solidité d’écriture de Valotte et des meilleurs titres de Help Yourself, mesurer l’ambition plus minimale de Photograph Smile et la sobriété de Jude, et admettre enfin que la musique tient sans échafaudage patronymique. Du côté des Stones, la décennie qui suit montrera — au Hall of Fame comme ailleurs — combien la conversation Beatles/Stones a toujours été plus complice que belligérante. La phrase de 1988 n’aura, en somme, jamais été qu’un contre-exemple de cette complicité.


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