Magazine Culture

George Harrison et les Beatles « surévalués » : humour, vérité et lucidité

Publié le 24 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

George Harrison a qualifié les Beatles de « surévalués », mais derrière cette boutade se cache une critique lucide et affectueuse du mythe, de la célébrité et du culte excessif autour du groupe. Une prise de recul pleine d’humour et d’humanité.


Il n’y a eu que quatre êtres au monde capables de voir les Beatles tels qu’ils étaient vraiment : John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr. À l’extérieur, la légende s’est bâtie très vite : des tournées démentes, des disques qui redéfinissent la pop presque à chaque sortie, un niveau d’inventivité qui a nourri des bibliothèques entières d’analyses. À l’intérieur, l’histoire est plus simple, plus humaine : quatre jeunes hommes qui apprennent, se frottent, s’épuisent parfois, se libèrent souvent, et finissent par se séparer. Dans ce décalage se loge l’une des phrases les plus souvent brandies pour « déboulonner » le mythe : George Harrison aurait jugé les Beatles « surévalués ». À première lecture, la formule choque. Remise dans son contexte, elle éclaire surtout la façon dont Harrison regardait le groupe et, plus encore, la façon dont l’héroïsation permanente peut brouiller le réel.

Sommaire

  • Une plaisanterie récurrente… et un fond de vérité
  • « Surévalués » ? Ce que George voulait vraiment dire
  • De la fabrique à chefs-d’œuvre à la mue des individualités
  • Le poids de la dyade Lennon/McCartney
  • La thérapie par la parodie : Harrison et The Rutles
  • « Je suis jardinier » : la désacralisation par le quotidien
  • Un humour contre l’emphase
  • La distance nécessaire de l’après-Beatles
  • Entre sacralisation et critique : un équilibre
  • « Il n’aimait pas être le plus grand » : le malentendu de la gloire
  • La culture du contre-champ : The Rutles, encore
  • La parole des proches : Petty, Idle, les Wilburys
  • Déplier la formule : de l’hyperbole à la nuance
  • Ce qu’il reste à entendre
  • En guise de conclusion : démystifier n’est pas détruire

Une plaisanterie récurrente… et un fond de vérité

Le guitariste de Tom Petty and the Heartbreakers, proche de Harrison au sein des Traveling Wilburys, a livré l’un des témoignages les plus francs sur l’état d’esprit de George : « [George] était très drôle, du genre : “Les Beatles, ils n’étaient pas tout ce qu’on raconte.” Il aimait les Beatles. Il râlait parfois contre tel ou tel membre qui l’agaçait, mais au fond, il les aimait. » Le propos, rapporté au lendemain de la disparition de Harrison dans un numéro spécial de Rolling Stone consacré à sa mémoire, pose un cadre décisif : la pique est un trait d’humour, pas une reniement. Elle traduit un recul – celui de quelqu’un qui a vécu la machine Beatles de l’intérieur, avec ses splendeurs et ses angles morts – plus qu’un règlement de comptes.

« Surévalués » ? Ce que George voulait vraiment dire

La tentation de retenir un seul mot – « surévalués » – est forte. Pourtant, Harrison n’a jamais cessé d’affirmer que le groupe avait été fantastique et que Lennon/McCartney furent des compositeurs exceptionnels. Lorsqu’il ironise sur la déification des Beatles, il cible moins la musique que la statue érigée autour d’elle. Dans plusieurs entretiens, il rappelle que, comme tous les groupes, les Beatles ont publié des chansons moins inspirées et que l’on peut adorer une moitié d’un album tout en trouvant l’autre moyenne. Cette lucidité n’enlève rien au niveau d’exigence qui fut le leur ; elle refuse simplement l’aveuglement qui accompagne parfois le culte. (Pour mémoire, Harrison a volontiers expliqué préférer Rubber Soul et Revolver à d’autres œuvres plus sacralisées, et considérer qu’une part de leur catalogue n’était pas au-dessus de tout reproche ; ce regard critique n’était pas un blasphème, mais un exercice d’honnêteté sur son propre travail.)

De la fabrique à chefs-d’œuvre à la mue des individualités

La trajectoire des Beatles donne facilement du grain à moudre au discours qui mythifie. Des premiers 45-tours calibrés aux albums à concept, chaque disque semble ouvrir un territoire nouveau : A Hard Day’s Night comme perfection de la chanson à guitare, Rubber Soul et Revolver comme virage esthétique et technologique, Sgt. Pepper comme déploiement d’un imaginaire pop total, puis l’ascèse sonique de The Beatles (« White Album ») et l’âpreté documentaire de Let It Be. Tout au long, on voit les quatre devenir eux-mêmes : McCartney le mélodiste capable de rock dur, Lennon le tranchant qui peut briser un cœur en trois accords, Harrison le passeur vers l’Orient et l’introspection, Starr la pulsation au service du morceau. La force de Harrison est d’avoir conservé, en même temps que la fierté du travail accompli, la conscience de ses limites et de ses accidents.

Le poids de la dyade Lennon/McCartney

Rien ne permet de comprendre la position d’Harrison sans mesurer l’hégémonie du tandem Lennon/McCartney au cœur du groupe. Année après année, le guitariste doit se battre pour faire entrer ses chansons sur les albums. Le succès d’All Things Must Pass en 1970, empilement de pièces accumulées dans l’ombre et révélées en triple album, suffit à montrer combien son réservoir était plein. D’où un double sentiment : la célébration de l’aventure commune et la conviction que la mythologie oublie la part de frustrations, de tri et de renoncements qui l’accompagnèrent. Cette tension explique le ton parfois pince-sans-rire de ses commentaires : on peut aimer et relativiser à la fois, surtout lorsqu’on a passé des années à être troisième dans une hiérarchie tacite.

La thérapie par la parodie : Harrison et The Rutles

Rien ne résume mieux le rapport de George au mythe Beatles que sa participation enthousiaste à The Rutles: All You Need Is Cash (1978), le faux documentaire concocté par Eric Idle et Neil Innes. Harrison n’y tient pas seulement un caméo savoureux de reporter télé, il soutient le projet, sert de conseiller en coulisses et goûte le plaisir cathartique de voir sa propre histoire moquée avec tendresse. Dans la scène la plus fameuse, il interroge un attaché de presse alors que, derrière eux, des employés vident littéralement le siège de la maison de disques – clin d’œil transparent aux déboires d’Apple Corps. Pour Harrison, cette autodérision était une façon d’apprivoiser la légende sans la subir.

« Je suis jardinier » : la désacralisation par le quotidien

Qu’on ne s’y trompe pas : si Harrison ironise sur le culte des Beatles, c’est aussi parce que sa boussole n’a jamais été la célébrité. À de multiples reprises, il s’est défini d’abord comme « jardinier », revendiquant un rapport concret aux choses, un désir de vie ordinaire, loin des soirées et des projecteurs. Dans son autobiographie I, Me, Mine, et lors d’entretiens au tournant des années 1980, il répète qu’il préfère planter et regarder pousser à l’obsession du paraître. L’image a fait fortune, mais elle dit une vérité profonde : pour Harrison, l’essentiel se joue dans la pratique et la durée, pas dans la canonisation immédiate. De là, une méfiance instinctive envers l’idée de génie figé et un goût appuyé pour la modestie.

Un humour contre l’emphase

L’humour est l’autre arme de Harrison. C’est lui qui désamorce la question « surévalués » en souvenir potache, qui protège de l’emphase et des lectures doctrinaires. Dans la bouche de Tom Petty, l’expression « il rouspétait » prend un sens précis : George râlait sur les personnes – leurs manies, leurs angles – plus que sur la musique. L’humeur est celle d’un ami lucide, pas d’un détracteur. Elle n’empêche en rien l’admiration, comme en témoigne l’affection qu’il portait à Lennon et la complicité retrouvée avec McCartney dans les années Anthology. Elle rappelle surtout que les Beatles furent, avant tout, un groupe : un espace où l’on s’énerve, où l’on tranche, où l’on rêve – et où les divergences n’annulent pas l’œuvre.

La distance nécessaire de l’après-Beatles

Après 1970, chacun digère l’énorme héritage à sa manière. McCartney assume volontiers son rôle de gardien du temple, Lennon se montre tour à tour moqueur et tendre envers l’ancien répertoire, Starr souligne l’évidence : oui, il y eut des accrochages au sommet de la gloire, sans que cela n’altère la qualité de la musique. Harrison, lui, adopte une distance nourrie de spiritualité et de quotidien : l’album All Things Must Pass acte une séparation apaisée, la production de Living in the Material World prolonge la quête intérieure, et les clins d’œil comme When We Was Fab (1988) revisitent, avec un sourire, la période Beatlemania. Chez lui, le recul n’est pas de la froideur : c’est un choix de regard.

Entre sacralisation et critique : un équilibre

Dire qu’un groupe est « surévalué », c’est supposer que l’évaluation est figée. Or Harrison passait son temps à réévaluer : un jour, telle chanson lui semblait moyenne, le lendemain, replacée dans le contexte ou jouée autrement, elle retrouvait sens. À ce titre, son appréciation contrastée d’Sgt. Pepper – « j’aime la moitié, l’autre moitié me laisse froid » – ne diminue pas l’album, elle rappelle que, même chez les Beatles, l’excellence n’a rien d’absolu et que la réception évolue avec le temps, l’écoute, l’âge. À l’inverse, il pouvait se montrer très élogieux envers Rubber Soul et Revolver, perçus comme des œuvres où la chanson et l’expérimentation s’équilibrent idéalement. Cet aller-retour critique est, au fond, une marque de respect : prendre la musique au sérieux, c’est refuser de la figer.

« Il n’aimait pas être le plus grand » : le malentendu de la gloire

Harrison n’a jamais cherché la première place. L’idée même d’être le « plus grand nom » le laissait perplexe. Pour lui, l’échelle de valeur qui classe les artistes comme des sportifs passe à côté de l’essentiel : l’effet que produit une chanson ici et maintenant. D’où ce paradoxe relevé par des proches : tout en étant fier de ce que les Beatles ont laissé, il ne se voyait pas gardien d’un temple ouvert à tous les vents. La musique, pensait-il, appartient à ceux qui l’écoutent. Et la statue – la propriété du monde, dirait-on aujourd’hui – ne doit pas écraser la vie de ceux qui l’ont faite. C’est à cet endroit que sa boutade sur le groupe « pas tout à fait ce qu’on raconte » trouve sa justesse : elle désenfle le mythe pour mieux rendre leur humanité aux Beatles.

La culture du contre-champ : The Rutles, encore

Revenir à The Rutles éclaire ce besoin d’oxygène : dans le film, on rit de tout – des coupes au bol, des crises, des scandales médiatiques –, mais on rit avec. Harrison encourage ce regard, car il sait qu’un mythe qu’on ne peut plus parodier devient vite une prison. La parodie est une preuve d’amour : elle maintient la distance, garantit que la musique reste vivante, respirable, que l’on peut toujours y entrer par la porte de côté. Cet esprit irrigue aussi sa propre musique de la fin des années 1980 : When We Was Fab tient autant de la réminiscence que du pastiches assumé, renvoyant au public sa nostalgie comme dans un miroir.

La parole des proches : Petty, Idle, les Wilburys

Ceux qui l’ont côtoyé confirment ce mélange de tendresse et de lucidité. Tom Petty insiste : derrière la pique, il y a un amour profond pour ses ex-compagnons. Eric Idle raconte un George soutien indéfectible des Rutles, présent devant et derrière la caméra, prêt à dédramatiser sa propre histoire. Et les Traveling Wilburys montrent, en acte, ce que Harrison cherchait désormais : la joie de jouer sans hiérarchie, une célébrité dissipée dans le plaisir collectif, un groupe où l’on peut s’effacer et briller tour à tour. Ce cadre explique pourquoi, chez lui, les mots « surévalués » ne renvoient jamais à du mépris : ils sont l’antidote d’un culte trop sérieux, l’assurance que la musique peut rester au centre, non la statue.

Déplier la formule : de l’hyperbole à la nuance

À la question : George Harrison a-t-il vraiment traité les Beatles de « surévalués » ? la seule réponse honnête est : ça dépend de ce qu’on entend par là. Oui, il a usé de la provocation amusée, rappelant que les Beatles n’étaient pas des dieux. Non, il n’a jamais dénié la valeur de ce qu’ils ont accompli. Il pouvait souligner qu’une part du répertoire est datée, que certains titres (même très célèbres) ne lui parlaient plus, et, dans la phrase suivante, célébrer le génie de Lennon et McCartney, la cohésion rythmique de Ringo, la capacité collective à transformer une idée en chanson mémorable. La nuance, chez lui, n’est pas un entre-deux tiède : c’est une position, celle d’un artiste qui refuse la liturgie stérile pour lui préférer la vie des morceaux.

Ce qu’il reste à entendre

Relire la boutade de George en 2025, c’est au fond interroger notre propre rapport aux Beatles. Leur influence est telle qu’ils servent parfois de mètre étalon à tout et n’importe quoi ; cette sur-exposition nourrit les procès en « surévaluation »… et rend la musique plus lourde qu’elle ne l’est. Le meilleur hommage que l’on puisse faire à la lucidité d’Harrison consiste peut-être à réécouter : retrouver l’énergie folk-rock de Rubber Soul, la précision psychédélique de Revolver, la limpidité striante de Something, l’humanité d’Isn’t It a Pity. On y entend ce que sa blague protège : des chansons faites par des êtres humains, pas des idoles, des chansons capables d’absorber le temps, la critique, l’ironie, et d’en sortir plus vivantes.

En guise de conclusion : démystifier n’est pas détruire

Au bout du compte, la petite phrase de Harrison n’est ni une dynamite ni un ralliement à la mouvance « anti-Beatles ». C’est une discipline : se rappeler que l’admiration n’a pas besoin de cécité, qu’un chef-d’œuvre survit très bien à la démystification, et que l’on peut vénérer sans momifier. George Harrison, qui préférait les jardins aux cérémonials, a laissé à la postérité un mode d’emploi : désacraliser pour mieux entendre. Le reste est une affaire d’oreilles ouvertes, de curiosité, et d’un sourire en coin quand l’enthousiasme franchit la ligne qui sépare la passion du culte.


Retour à La Une de Logo Paperblog