Sean Ono Lennon révèle que John Lennon n’a jamais cessé d’aimer la musique, mais qu’il éprouvait une lassitude vis‑à‑vis de l’image imposée du « Beatle ». L’aveu nuance la légende : John aimait jouer sur scène — comme au concert One to One de 1972 — mais était souvent prisonnier du mythe collectif autour de son groupe. Le témoignage rend audible l’ambivalence d’un artiste coincé entre identité et création.
Le 25 septembre 2025, au micro de BBC Radio 6 Music, Sean Ono Lennon a livré une mise au point précieuse sur la relation de son père, John Lennon, à la gloire et au groupe qui l’a propulsé au rang d’icône. Interrogé par Chris Hawkins, il a ramené la conversation vers une nuance souvent oubliée : John n’a pas cessé d’aimer la musique, il s’est surtout lassé d’un certain type de célébrité. L’aveu tombe avec simplicité, mais il bouscule un récit tenace — celui d’un Lennon supposément détaché de son art après la Beatlemania.
Dans cette interview, l’animateur évoque le One to One de 1972, le concert caritatif au Madison Square Garden qui demeure le seul récital intégral que Lennon ait donné après la séparation des Beatles. Sean cite une remarque de son père sur cette soirée : John y aurait retrouvé un plaisir musical digne des jours du Cavern Club ou de Hambourg. Ce souvenir sert de tremplin à une idée plus large : John ne reniait pas la scène ni l’acte de jouer. Ce qu’il refusait, de plus en plus, c’était la machinerie pop et les obligations d’image qui allaient avec l’étiquette « Beatle ».
Sommaire
- « Tomber amoureux » de la musique… et se méfier de la célébrité
- Le prisme du « One to One » : une joie retrouvée et circonscrite
- « Être un Beatle » : un blason et une camisole
- Yoko Ono, catalyseur d’un déplacement artistique
- « Some Time in New York City » : l’expérience, la réception et l’étiquette « proto‑punk »
- Le coût politique : surveillance, procédures et épuisement médiatique
- La joie d’être musicien n’a pas disparu : le fil créatif 1970‑1980
- Le poids de l’icône et l’aspiration à l’auteur
- Un regard de fils : justesse et empathie
- Le cas « Beatle » vu depuis 2025 : mémoire, marché et malentendus
- Musicien contre machine : une dialectique qui traverse l’œuvre
- Réentendre les années 1972‑1975 à la lumière de 2025
- Ce que nous apprend la parole de Sean aujourd’hui
- Épilogue : l’héritage et sa juste distance
« Tomber amoureux » de la musique… et se méfier de la célébrité
La phrase de Sean Ono Lennon — John était « tombé amoureux d’un certain type de célébrité » autant qu’il en était lassé — remet les pendules à l’heure. Elle distingue le plaisir du son, du studio et du concert, de la fatigue d’être constamment assigné à une mythologie collective. L’amour de la musique ne s’est pas éteint ; il s’est frotté à une réalité pesante : être John Lennon, c’était, pour le public, rester un Beatle en toutes circonstances. C’est cette assignation que John a, par moments, ressentie comme une contrainte, jusqu’à la répudiation symbolique qu’on entendra dans certaines interviews des années 1970.
Cette tension n’est pas nouvelle dans l’histoire du musicien. Dès 1969‑1970, Lennon oppose une quête de vérité — celle qui conduit à l’âpreté de Plastic Ono Band — à l’image du « gentil Beatle » façonnée par des années de succès populaires. Il garde l’humour et l’autodérision, mais refuse la politesse convenue qui faisait le charme public du quatuor. Ce refus, Sean le décrit sans pathos : non, John n’a pas « cessé d’aimer la musique » ; il a voulu changer d’air vis‑à‑vis de la machine qui l’entourait.
Le prisme du « One to One » : une joie retrouvée et circonscrite
Revenir au One to One du 30 août 1972 éclaire la situation. Deux concerts, un public immense, des invités prestigieux, une finalité caritative en faveur d’enfants en situation de handicap : la soirée incarne la générosité et l’énergie de Lennon hors du cadre Beatles. À la tête du Plastic Ono Elephant’s Memory Band, il aligne des titres récents, laisse de la place à Yoko Ono, et retrouve l’adrénaline du live. On est loin d’un retrait de la musique ; on est face à un musicien qui réinvestit la scène selon ses propres règles.
Le paradoxe, c’est que cette réussite ne débouche pas sur une tournée ni sur un calendrier scénique régulier. Si ces prestations font aujourd’hui figure de témoins ultimes de Lennon en concert, ce n’est pas par désamour de la musique, mais parce que l’artiste cherchait à désamorcer ce qui, dans la vie publique, ressemblait à un piège : la reprise sans fin des mêmes rôles, la saisie permanente par le dispositif médiatique, la manière dont l’étiquette Beatles récupérait la moindre initiative pour la reclasser sous son ombrelle.
« Être un Beatle » : un blason et une camisole
La formule de Sean Ono Lennon — « il en voulait, d’une certaine manière, au fait de devoir être un Beatle » — condense un ressentiment ancien. À mesure que les années 1960 s’achèvent, John verbalise de plus en plus clairement ce tiraillement : il admire la créature Beatles pour ce qu’elle a permis, mais il mesure aussi ce qu’elle empêche. Être un Beatle, c’est parler au nom de quatre, c’est incarner une promesse qui dépasse l’individu, c’est rejouer ad vitam une esthétique qui n’est plus forcément la sienne.
Ce paradoxe est lisible jusque dans sa façon d’écrire et d’enregistrer. L’artiste qui revendique, en 1970, le dépouillement radical de Plastic Ono Band ou la pop lumineuse d’Imagine n’aspire pas à rompre avec le public ; il veut défaire un malentendu : on peut venir des Beatles sans devoir y rester. C’est ce glissement de l’appartenance au carcan que Sean décrit, en pointant l’usure de la célébrité telle qu’elle se pratiquait à l’échelle planétaire.
Yoko Ono, catalyseur d’un déplacement artistique
Dans l’entretien, Sean Ono Lennon insiste aussi sur le rôle de Yoko Ono — à la fois catalyseur esthétique et symbole d’une nouvelle éthique de création. La rencontre bouleverse la trajectoire artistique de John : le couple veut expérimenter d’autres formats, mêler art contemporain, performance, militantisme, et écrire des chansons qui parlent moins d’idylles que de politique, de droits, de liberté.
Le public, habitué à l’équation Beatles = romance, est dérouté. John assume le changement : il s’adresse à une audience qui n’est plus seulement celle des charts, mais aussi celle des galeries, des universités, des mouvements sociaux. Ce déplacement a un coût : la critique se crispe, certains fans crient à la trahison, la presse tabloïd simplifie à l’excès en attribuant tout à Yoko. Sean, lui, nuance : sa mère est le déclencheur et la figure d’une mutation que John désirait déjà — devenir non pas « ex‑Beatle », mais artiste radical et activiste.
« Some Time in New York City » : l’expérience, la réception et l’étiquette « proto‑punk »
Dans la bouche de Sean Ono Lennon, un album revient : « Some Time in New York City » (1972). Il rappelle que les chansons y sont franches, « moins manucurées » que ce que le public attendait, enregistrées vite, parfois impulsivement. Cette brutalité assumée — la volonté de coller à l’actualité, d’écrire comme on tracte — a valu au disque un accueil glacial. Sean y voit une énergie rock ’n’ roll au sens premier, presque une attitude proto‑punk : faire primer le geste et le message sur l’éclat de la finition.
La réception de 1972 dit autant le climat de l’époque que les qualités du disque. Au sortir de la Beatlemania, une partie du public voulait du confort mélodique ; Lennon et Ono offraient une chronique militante — droits des femmes, Attica, Irlande du Nord, déportation, violences policières — magnétisée par un son rugueux. Échec commercial et polémique n’ont pas effacé la portée de l’expérience : elle révèle, dans l’atelier Lennon/Ono, un désir de faire du disque une gazette et du concert une assemblée.
Le coût politique : surveillance, procédures et épuisement médiatique
Le virage activiste ne se joue pas dans le vide. À New York, John Lennon et Yoko Ono affrontent une hostilité politique significative : surveillance des autorités, bataille autour du statut migratoire de John, suspicion d’un pouvoir qu’inquiète la popularité d’un chanteur pacifiste. Cette pression redouble l’usure liée à la célébrité. L’icône pop devenue voix publique comprend qu’elle paie deux fois : dans les médias et dans les coulisses administratives.
Cette dimension institutionnelle éclaire le propos de Sean : si John se détourne de certains circuits, c’est autant par lassitude que par prudence. Le musicien invente alors une autre temporalité : le studio comme refuge, la famille comme centre, la sélection parcimonieuse d’apparitions publiques. L’étiquette « Beatle » restait assez puissante pour aimanter chaque geste ; il fallait lui échapper pour respirer et, paradoxalement, continuer à créer.
La joie d’être musicien n’a pas disparu : le fil créatif 1970‑1980
La thèse au cœur du témoignage de Sean Ono Lennon — l’amour intact pour la musique — trouve des preuves dans le parcours même de John. Après Imagine (1971) et Some Time in New York City (1972), viennent Mind Games (1973), Walls and Bridges (1974), Rock ’n’ Roll (1975). Entre ces jalons, Lennon écrit, enregistre, collabore, se confronte à son propre répertoire d’influences, réinvente sa voix.
Quand il se retire partiellement des projecteurs au milieu des années 1970, ce n’est pas pour cesser de faire de la musique, mais pour recomposer ses priorités : l’éducation de Sean, la vie domestique, la mise en ordre d’une trajectoire qui a démarré à la vitesse d’un ouragan. Il compose chez lui, noircit des cahiers, laisse des démos. Son retour en 1980 avec Double Fantasy affirme, d’entrée, la vitalité d’un créateur en dialogue avec son temps.
Ce fil créatif continu invalide l’idée d’un désamour. L’ennui, chez Lennon, n’est pas musical ; il est structurel : l’ennui d’être classé, étiqueté, décontextualisé par la machine qui fabrique des légendes plus vite que des artistes.
Le poids de l’icône et l’aspiration à l’auteur
Être John Lennon dans les années 1970, c’est exister sous un faisceau de regards. Le public projette une nostalgie, l’industrie une attente, les médias un récit. Face à cela, l’artiste aspire à une autonomie d’auteur : choisir ses mots, son son, son rythme de travail, ses alliés. L’entretien donné par Sean raconte ce désir d’indépendance avec sobriété : l’ambition de son père n’était pas de rompre avec les Beatles par principe, mais de vivre son présent comme créateur.
Dans ce cadre, l’amertume que John a pu exprimer vis‑à‑vis de l’identité Beatle s’entend différemment. Ce n’est pas le passé qu’il rejette ; c’est le présent figé qu’on voudrait lui imposer. Le symbole « Beatle » était devenu si énorme que l’homme derrière le symbole cherchait, parfois, à s’en détacher pour respirer. Le One to One en est la preuve paradoxale : un souffle de liberté dans un écrin géant.
Un regard de fils : justesse et empathie
Ce qui frappe, chez Sean Ono Lennon, c’est la justesse affective du propos. Il ne défend pas son père contre le public ; il recontextualise des choix. Dire que John « voulait passer à autre chose », c’est inscrire, dans la biographie, une maturation plutôt qu’une rupture. Dire que Some Time in New York City est moins manucuré, c’est reconnaître une esthétique délibérée — celle du direct, de l’urgence, du tract — sans en nier les limites.
Le regard de Sean n’est pas celui d’un hagiographe ; c’est celui d’un héritier qui a vu, de près, ce que coûte la grandeur quand elle se nourrit de mythes autant que de chansons. Il sait que l’amour des Beatles est intact chez des millions d’auditeurs, et que l’exigeance de John envers lui‑même n’a jamais cessé. Les deux vérités coexistent, et c’est cette coexistence que son témoignage restitue.
Le cas « Beatle » vu depuis 2025 : mémoire, marché et malentendus
Plus d’un demi‑siècle après la séparation du groupe, l’étiquette Beatles continue d’ordonner la mémoire collective et d’alimenter un marché. Rééditions, coffrets, restaurations d’archives, redécouvertes radiophoniques : tout concourt à célébrer et prolonger la geste du quatuor. Rien d’illégitime là‑dedans ; mais le mouvement tend à raboter les nuances.
La voix de Sean Ono Lennon tombe à point pour réintroduire ces nuances. Elle rappelle qu’on peut vénérer l’héritage Beatles tout en entendant le désir d’échapper à l’uniforme. Que John ait parfois « en voulu » à l’idée d’« être un Beatle » ne contredit pas l’attachement profond qu’il portait à ses compagnons et à ce qu’ils avaient accompli. Cela dit seulement qu’il voulait ne pas y être confiné.
Musicien contre machine : une dialectique qui traverse l’œuvre
Vu de près, le parcours solo de John Lennon peut se lire comme une suite de négociations avec la machine de la célébrité. Les choix de production, les retraites temporaires, les retours soudains, les prises de parole publiques… tout raconte un dialogue entre la nécessité de l’expression et la fatigue du spectacle. On comprend d’autant mieux la densité émotionnelle de Plastic Ono Band, le classicisme teinté d’utopie d’Imagine, l’angle abrasif de Some Time in New York City, la respiration pop de Mind Games, la reconstruction de Walls and Bridges, la vénération jubilatoire de Rock ’n’ Roll, la conversation conjugale de Double Fantasy.
Dans cette trajectoire, l’amour de la musique ne fait jamais défaut. Ce qui fluctue, c’est le rapport au cadre qui entoure cet amour. L’aveu de Sean — l’exaspération envers une forme de fame — offre une clef pour relire les décisions de son père sans les réduire à un caprice ou à un renoncement.
Réentendre les années 1972‑1975 à la lumière de 2025
La séquence qui va de Hambourg aux One to One, puis jusqu’au quasi‑retrait du milieu des années 1970, gagne à être réécoutée avec cette grille. On y voit un musicien qui charge la politique dans ses chansons parce qu’elle traverse sa vie ; un artiste qui expérimente des procédés d’écriture rapide et d’enregistrement à chaud ; un homme qui ajuste sa présence médiatique pour protéger sa capacité à créer.
À ceux qui s’étonnent de la rudesse de Some Time in New York City, on peut répondre, avec Sean, que l’esprit rock ’n’ roll y est intact, au point de frôler une attitude proto‑punk : l’urgence plutôt que l’apparat, la chronique plutôt que l’ornement. À ceux qui s’étonnent que Lennon n’ait pas multiplié les concerts après 1972, on peut rappeler qu’il cherchait un équilibre introuvable entre l’immensité du symbole « Beatles » et la mesure nécessaire à sa vie.
Ce que nous apprend la parole de Sean aujourd’hui
La valeur de l’intervention de Sean Ono Lennon est double. Historique, d’abord : elle fournit un témoignage de première main sur l’état d’esprit de John, débarrassé des hyperboles faciles. Culturelle, ensuite : elle propose une pédagogie de l’écoute pour 2025. Réentendre John, ce n’est pas trancher entre le Beatle et l’activiste, entre le romantique et le colérique ; c’est tenir ensemble les facettes et accepter les contradictions.
Dans ce cadre, la formule « il en voulait à l’idée d’être un Beatle » n’est pas une sentence ; c’est une mise en contexte. Elle parle d’un homme qui, à un moment de sa vie, a refusé d’être réduit à un rôle — même si ce rôle était l’un des plus aimés de l’histoire de la pop. Elle dit l’éthique d’un créateur qui préfère l’inconfort de la vérité aux facilités de la répétition.
Épilogue : l’héritage et sa juste distance
Revenir sans cesse à John Lennon, c’est risquer d’écraser le présent sous la légende. La parole de Sean aide à desserrer l’étreinte. Elle invite à aimer les Beatles sans oublier la personne ; à chérir les chansons sans exiger des auteurs qu’ils se conforment à ce que nous attendons d’eux. Elle rappelle, surtout, qu’un grand artiste n’est pas seulement la somme de ses œuvres, mais la trajectoire d’un être humain aux prises avec son temps.
Dans cette lumière, réécouter Plastic Ono Band, Imagine, Some Time in New York City, Mind Games, Walls and Bridges, Rock ’n’ Roll ou Double Fantasy ne revient pas à hiérarchiser des « périodes » plus ou moins fidèles au Beatle d’antan. Cela revient à suivre un fil : celui d’un musicien qui n’a jamais cessé de chercher comment parler vrai au milieu du bruit. Et si l’agacement devant l’étiquette « Beatle » a parfois jailli, c’est qu’il fallait, pour que la musique continue, remettre le symbole à sa place et rendre l’espace à l’homme.
