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John Lennon chante Chuck Berry : hommage, reprises et révélations

Publié le 25 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1975, John Lennon rend hommage à son idole Chuck Berry avec deux reprises emblématiques : « You Can’t Catch Me » et « Sweet Little Sixteen ». Entre admiration sincère, contentieux juridique et réinterprétation personnelle, ces deux titres révèlent le lien profond entre les deux artistes. À travers l’album Rock ’n’ Roll, Lennon revisite ses racines musicales avec fidélité et modernité.


« Si vous deviez donner un autre nom au rock ’n’ roll, vous pourriez l’appeler Chuck Berry », lâchait John Lennon avec une certitude tranquille. La formule a fait le tour du monde. Elle dit tout d’une filiation musicale qui traverse l’œuvre des Beatles et irrigue la carrière solo de Lennon. Parmi les multiples hommages, deux en particulier cristallisent cette admiration : « You Can’t Catch Me » et « Sweet Little Sixteen », enregistrées pour l’album Rock ’n’ Roll en 1974‑1975. Ces deux titres, choisis autant par passion que par nécessité juridique, occupent une place singulière dans l’histoire du chanteur et dessinent un autoportrait de fan devenu pair.

Sommaire

  • L’empreinte de Chuck Berry, matrice d’un langage
  • Du fan à l’alter ego de scène : la rencontre au « Mike Douglas Show »
  • « Come Together » et l’ombre portée de « You Can’t Catch Me »
  • Un album de reprises… et une tranche de vie : la genèse de « Rock ’n’ Roll »
  • « You Can’t Catch Me » : retourner à la source et solder un contentieux
  • « Sweet Little Sixteen » : la jeunesse éternelle passée au filtre des années 1970
  • Le feuilleton « Roots » : quand l’hommage déraille
  • Une esthétique de la reprise : entre mémoire vive et réinvention
  • L’album « Rock ’n’ Roll » dans la discographie de Lennon : respiration et hommage
  • Lennon face à Berry : admiration, confrontation, transmission
  • Ce que « You Can’t Catch Me » et « Sweet Little Sixteen » racontent de Lennon
  • Les Beatles et Chuck Berry : un dialogue continu
  • Réception et postérité : des sommets discrets
  • Deux reprises, une ligne de vie
  • Épilogue : l’admiration durable

L’empreinte de Chuck Berry, matrice d’un langage

Avant d’être la moitié du tandem Lennon/McCartney, Lennon est un adolescent de Liverpool fasciné par la diction mitraillette de Chuck Berry, son jeu de guitare tranchant, sa science du riff et du storytelling. L’écriture de Berry, avec ses personnages filous, ses voitures rapides et ses quiproquos, fournit à Lennon un lexique et un phrasé. La danse des consonnes de « Rock and Roll Music », la propulsion de « Johnny B. Goode », l’ironie narquoise de « Roll Over Beethoven » : autant de briques qui deviendront la grammaire de la pop anglaise.

Dès Hambourg et le Cavern Club, le répertoire des Beatles aligne des reprises de Berry. Le groupe en grave deux sur disque dans les années 1963‑1964 : « Roll Over Beethoven » apparaît sur With The Beatles avec George Harrison au chant, et « Rock and Roll Music » sur Beatles for Sale avec John Lennon en lead. Entre radios de la BBC et scènes européennes, ces titres deviennent des standards beatlesiens, au point de redessiner l’oreille du public britannique pour l’ouvrir au rhythm and blues américain.

Du fan à l’alter ego de scène : la rencontre au « Mike Douglas Show »

La trajectoire croisée se densifie au début des années 1970. En février 1972, John Lennon et Yoko Ono co‑animent pendant une semaine le Mike Douglas Show, programme de télévision populaire filmé à Philadelphie. Au milieu des invités — militants, musiciens, humoristes — surgit Chuck Berry. La séquence, restée fameuse, voit Lennon et Berry partager deux tubes immortels, « Memphis, Tennessee » et « Johnny B. Goode ». On y lit ce double mouvement : vénération d’un côté, fraternité de musiciens de l’autre. L’instant scelle au grand jour un lien que Lennon n’avait jamais masqué.

« Come Together » et l’ombre portée de « You Can’t Catch Me »

Si la révérence est sincère, l’histoire s’écrit aussi avec ses angles. En 1969, « Come Together », signé Lennon/McCartney, emprunte une image et un groove à « You Can’t Catch Me » de Chuck Berry, notamment l’expression « here come old flat‑top ». Quelques années plus tard, le puissant éditeur Morris Levy, détenteur d’une partie du catalogue de Berry, engage des poursuites. L’affaire se conclut par un accord : Lennon s’engage à enregistrer sur son prochain album un certain nombre de titres issus du répertoire contrôlé par Levy.

C’est dans ce contexte que naît — ou plutôt renaît — l’idée d’un disque de covers fifties que Lennon mijotait depuis longtemps. Le projet, baptisé Rock ’n’ Roll, deviendra tour à tour une aventure sonore, un règlement de comptes juridique et un exutoire personnel. Au cœur du disque, deux chansons de Berry : « You Can’t Catch Me », la plus exposée sur le plan légal, et « Sweet Little Sixteen », ode adolescente à l’énergie intacte.

Un album de reprises… et une tranche de vie : la genèse de « Rock ’n’ Roll »

L’album Rock ’n’ Roll est officiellement publié en février 1975, mais sa gestation commence à Los Angeles à l’automne 1973, en plein « Lost Weekend » de Lennon — cette parenthèse de dix‑huit mois éloignée de Yoko Ono, partiellement vécue avec May Pang. Au départ, Phil Spector est à la production. Les séances sont luxuriantes et chaotiques. Les musiciens sont nombreux, l’alcool et la fatigue s’invitent, l’ambiance oscille entre fièvre créative et débordements. La légende — corroborée par plusieurs témoignages — veut que Spector ait sorti une arme et tiré en l’air en studio. La conséquence est concrète : les bandes des sessions californiennes disparaissent un temps ; Lennon devra récupérer le projet, réenregistrer et finaliser à New York à l’automne 1974, avec une approche plus sobre.

Le disque paraît avec une pochette en noir et blanc devenue iconique : John Lennon accoudé dans l’embrasure d’une porte de la Jäger‑Passage à Hambourg, cliché Jürgen Vollmer pris en 1961. Tout un programme : retour aux sources, salut à la matrice rock ’n’ roll, clin d’œil au chemin parcouru.

« You Can’t Catch Me » : retourner à la source et solder un contentieux

Derrière la reprise de « You Can’t Catch Me » se joue un double enjeu. Artistique d’abord : Lennon s’attaque à une pièce nerveuse de Chuck Berry parue en 1956. Au lieu de la copie servile, il opte pour une réinterprétation qui ralentit subtilement le tempo, épaissit la texture et met l’accent sur la voix. On entend un chant frontal, sans clin d’œil rétro appuyé, qui fait ressortir la scansion si lennonienne des années Plastic Ono Band/Imagine tout en respectant l’élan de Berry. La guitare rythmique accroche large, la section de cuivres — héritage de l’approche Spector — élargit le spectre, la basse marche d’un pas sûr.

Juridique ensuite : en gravant « You Can’t Catch Me », Lennon reconnaît publiquement la dette qui relie « Come Together » à l’univers de Berry et contribue à honorer l’accord conclu avec Morris Levy. Le geste n’annule pas les complications à venir — un pressage non autorisé intitulé Roots surgira même en amont de la sortie officielle — mais il pacifie le terrain symbolique. Le fan rend hommage au maître tout en recontextualisant l’inspiration.

Musicalement, la version de Lennon gomme l’aspect rockabilly de l’original pour l’inscrire dans un groove plus épais. Le chanteur articule avec une ironie sèche la galerie d’images automobiles et pseudo‑futuristes de Berry. L’ancrage de la chanson dans l’imaginaire des routes — course‑poursuite, vitesse, police — trouve chez Lennon un écho moins bravache, plus urbain, presque désabusé. Le mix new‑yorkais de 1974 met l’accent sur la cohésion plutôt que sur le spectaculaire : une manière de dire que la reprise est d’abord une conversation avec l’original.

« Sweet Little Sixteen » : la jeunesse éternelle passée au filtre des années 1970

Sur « Sweet Little Sixteen », John Lennon s’attaque à l’un des airs les plus universels de Chuck Berry. La chanson, pastille d’innocence et d’agitation adolescente, est devenue un totem dès la fin des années 1950, et son mouvement harmonique servira de modèle à d’autres hymnes de la culture populaire.

La relecture de Lennon n’a rien d’un pastiche sixties. Loin d’imiter l’urgence originelle, il choisit la retenue et la rondeur. La section rythmique prend ses aises ; les chœurs, discrets, ajoutent une lueur mélancolique ; la guitare rythmique, en balancement, rappelle l’ADN de la british beat sans s’y enfermer. À l’instant du pont, la voix de Lennon se cabre légèrement, comme si l’adolescent du texte regardait en arrière : la nostalgie pointe, jamais pesante.

Ce traitement en contre‑jour donne au titre une seconde vie. Il est moins question de crier la fête que de l’évoquer depuis un âge où l’on sait qu’elle ne dure pas. La performance vocale, ni forcée ni sucrée, fait dialoguer l’ardeur des clubs de Hambourg et l’expérience d’un musicien de 34 ans qui a traversé la célébrité, les polémiques et les remises en question.

Le feuilleton « Roots » : quand l’hommage déraille

L’album Rock ’n’ Roll a son chapitre rocambolesque : l’épisode Roots. Alors que les bandes circulent et que l’accord avec Morris Levy suscite des interprétations divergentes, une version mail‑order du projet, intitulée Roots: John Lennon Sings the Great Rock & Roll Hits, est brièvement commercialisée par le label Adam VIII, société liée à Levy. Le disque, assemblage de mixages provisoires, possède une pochette sommaire et un son inégal. Apple/EMI intervient. Des actions en justice s’engagent et l’édition officielle de Rock ’n’ Roll est accélérée en février 1975.

La justice tranchera ultérieurement différents points du contentieux, entérinant pour l’essentiel la validité de l’accord initial tout en sanctionnant la mise en vente non autorisée des bandes. Dans les faits, l’album Rock ’n’ Roll tel qu’on le connaît — séquencé par Lennon, mixé à New York, doté d’un artwork fort — remplace Roots dans l’histoire officielle, tandis que cette curiosité passagère devient un collector discuté chez les beatlemaniacs.

Une esthétique de la reprise : entre mémoire vive et réinvention

Ce qui frappe, en écoutant « You Can’t Catch Me » et « Sweet Little Sixteen » dans le flux de Rock ’n’ Roll, c’est l’équilibre que Lennon trouve entre fidélité et mise à jour. Il ne plaque pas sa personnalité sur l’original ; il ne sacralise pas non plus la matière première. Il analyse le rythme, déplace des accents, densifie la texture, simplifie certaines lignes et, surtout, adapte l’intonation. Sa voix, reconnaissable entre mille, garde l’acidité expressive qui la rend si puissante, mais elle se courbe au profit de la chanson.

On retrouve ici l’éthique énoncée dès Plastic Ono Band : dire vrai avec un minimum d’effets. Les arrangements issus des séances Spector apportent du volume ; les finitions new‑yorkaises apportent du focus. Entre les deux, Lennon fait de ces classiques non pas des reliques, mais des pièces vivantes, capables de parler à la décennie nouvelle.

L’album « Rock ’n’ Roll » dans la discographie de Lennon : respiration et hommage

Sorti entre Walls and Bridges (1974) et la compilation Shaved Fish (1975), Rock ’n’ Roll n’est pas un simple interlude. C’est une respiration volontaire qui permet à Lennon de solder un chapitre personnel et professionnel. L’album donne un espace à la musique qui l’a formé, mais il le fait depuis un présent traversé d’ambivalences : faim de normalité, retrouvailles avec Yoko Ono, désir de tourner la page des polémiques.

Si « Stand by Me », reprise de Ben E. King, sert de single emblématique, les deux Chuck Berry sont les boussoles du disque. Elles en assurent la cohérence intérieure : revenir à Berry, c’est revenir à la source, mais c’est aussi remettre en perspective l’épisode « Come Together », devenu l’une des chansons les plus iconiques des Beatles.

Lennon face à Berry : admiration, confrontation, transmission

Les deux artistes ne se réduisent pas à l’image du maître et du disciple. Chuck Berry, figure fondatrice du rock ’n’ roll, a connu une trajectoire jalonnée d’éclats artistiques, d’innovations et de turbulences judiciaires. John Lennon, artisan d’une révolution pop devenue planétaire, a toujours revendiqué ses influences avec un mélange de franchise et d’ironie.

Leur duo sur le Mike Douglas Show fut autant une célébration qu’un passage de témoin. Les reprises de 1975, elles, agissent comme un cadre : Lennon s’y mesure à la matière Berry, en conserve l’esprit et en infléchit la ligne. On y entend un respect sans fétichisme et, par endroits, une distance critique qui donne de la profondeur.

Ce que « You Can’t Catch Me » et « Sweet Little Sixteen » racontent de Lennon

Lennon a souvent déclaré qu’il préférait la vérité imparfaite à la perfection cosmétique. C’est exactement ce que l’on entend sur ces deux pistes. La mise en place n’a pas la netteté chirurgicale d’un studio aseptisé ; elle a le grain d’un enregistrement joué fort, chanté plein coffre, vivant. Cette humanité sonore — inspirée par l’énergie brute des années 1950 — rappelle au passage pourquoi Lennon s’était entiché de Phil Spector à ses débuts solo : pour la capacité à faire vibrer des chansons dans un écrin massif sans les tuer.

Dans « You Can’t Catch Me », la déclamation de Lennon épouse la mécanique narrative de Berry et en accentue le sous‑texte de fuite. Dans « Sweet Little Sixteen », il ralentit le feu pour préférer la réminiscence à la cavalcade. Dans les deux cas, il repolit la sculpture sans effacer les entailles d’origine.

Les Beatles et Chuck Berry : un dialogue continu

Dire que Lennon a « repris » Chuck Berry deux fois est exact si l’on parle d’enregistrements studio publiés sous son nom en 1975. Mais le dialogue s’étire sur plus d’une décennie. Au sein des Beatles, Lennon s’empare de « Rock and Roll Music » avec une ardeur qui restera l’un des sommets vocaux de Beatles for Sale. George Harrison porte « Roll Over Beethoven » avec un swing lumineux. Sur les ondes de la BBC, le groupe s’attaque à d’autres standards issus de la même veine.

En solo, Lennon n’a jamais cessé de citer Berry, ne serait‑ce qu’en l’évoquant dans ses interviews ou en saupoudrant ses propres chansons de clins d’œil stylistiques. Les deux covers de Rock ’n’ Roll sont simplement le sommet visible d’une chaîne d’admiration, d’emprunts, d’hommages — parfois conflituels — qui relie Liverpool à Saint‑Louis.

Réception et postérité : des sommets discrets

À sa sortie, Rock ’n’ Roll reçoit un accueil mitigé mais curieux. Certains y voient un recul, d’autres saluent la chaleur de l’interprétation et la dignité rendue à ces chansons fondatrices. Avec le temps, le disque gagne en considération. On y revient pour entendre un grand chanteur s’approprier la matière qui l’a façonné, sans travestir sa voix ni trahir sa sincérité. Les deux Chuck Berry y brillent comme des balises : on reconnaît immédiatement la signature de l’auteur original, mais on n’oublie jamais qu’on écoute Lennon.

Sur scène, l’empreinte est plus fugace. La période 1975‑1980 laisse peu d’occasions de s’enflammer en live. Reste le document télévisé du Mike Douglas Show, qui capture en plan serré ce que l’adolescent de Liverpool avait ressenti la première fois qu’il avait entendu Berry : l’appel du rythme, la jubilation du couplet qui raconte une vie entière en trois images, la liberté d’un riff qui met le monde en marche.

Deux reprises, une ligne de vie

Pourquoi ces deux reprises comptent‑elles autant ? Parce qu’elles condensent la biographie musicale de Lennon. « You Can’t Catch Me » lie la création à la référence et transforme un litige en échange artistique. « Sweet Little Sixteen » reconnecte Lennon à la joie première, cette étincelle adolescente que ni la Beatlemania ni les tempêtes des années 1970 n’ont éteinte.

En réunissant ces deux pièces sous le même toit, Rock ’n’ Roll raconte une éthique : reconnaître ses maîtres, les questionner, puis jouer leur musique comme si elle venait de naître. L’album tout entier, mais ces deux titres surtout, témoignent de cette fidélité sans servitude — une leçon qui aura, à son tour, influencé des générations d’artistes élevés à l’école de Lennon.

Épilogue : l’admiration durable

À l’heure d’évaluer l’héritage, la phrase de John Lennon sur Chuck Berry garde sa force. Ce n’est ni un slogan ni une hyperbole gratuite. C’est le constat d’un musicien pour qui le rock ’n’ roll est une langue maternelle, et pour qui Berry a joué le rôle d’instituteur. En reprenant « You Can’t Catch Me » et « Sweet Little Sixteen », Lennon signe un double salut. Il ferme une parenthèse juridique, certes, mais surtout il prolonge une conversation entamée quinze ans plus tôt, dans une chambre de Liverpool, quand un adolescent tendait l’oreille vers la radio et entendait le monde changer d’allure.

Dans ce miroir à deux faces, le disciple devenu maître ne renie rien. Il sait que sa propre écriture — de « I Feel Fine » à « Come Together », de « Instant Karma! » à « Woman » — doit beaucoup à ce mélange de swing, d’humour, de ruse et de précision verbale que Chuck Berry avait inventé. Les deux reprises de 1975 ne sont pas de simples exercices de style. Ce sont des gestes de fidélité. Et elles font entendre, mieux que de longs discours, pourquoi Lennon, jusqu’au bout, a considéré qu’un autre nom possible du rock ’n’ roll tenait tout entier dans deux mots : Chuck Berry.


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