Sorti le 26 septembre 1969, Abbey Road reste un laboratoire à reprises où chaque artiste révèle autant son univers que celui des Beatles. De la tension soul-rock d’Ike & Tina Turner sur “Come Together” à la noblesse mélodique de Sinatra chantant “Something”, en passant par le medley jazz psyché de George Benson, la soul sudiste de Booker T. & the M.G.’s, la tornade de Joe Cocker, l’épure classique de Vanessa-Mae ou la tendresse lo-fi de Jeffrey Lewis, l’album se régénère sans cesse. Le fameux medley de la face B inspire collages et fusions (Cornershop, Art Brut), tandis que “Here Comes The Sun” brille dans la simplicité de Joe Brown. Écriture solide, orchestration aérée et forme ouverte expliquent sa puissance de réinvention.
Sorti le 26 septembre 1969, Abbey Road est le dernier album enregistré par les Beatles. Cinquante ans et plus après sa parution, ses chansons continuent d’inspirer chanteurs, musiciens et arrangeurs qui y trouvent un terrain de jeu idéal, entre groove, lyrisme et expérimentation. Something, Come Together et Here Comes The Sun figurent aujourd’hui parmi les titres les plus repris du répertoire du groupe, tandis que le fameux medley de la face B nourrit encore des hommages plus ou moins fidèles. Le panorama qui suit propose un voyage à travers des relectures emblématiques – soul, jazz, pop, classique – qui, chacune à sa manière, éclaire un angle mort ou une évidence de l’original.
Au-delà des préférences et des hiérarchies, une constante se dégage : chaque grand interprète, en touchant à Abbey Road, révèle autant son propre univers que celui des Beatles. Les versions retenues ci-dessous ne prétendent pas dresser un palmarès définitif. Elles montrent plutôt comment cet album, conçu comme une synthèse de tout ce que le groupe savait faire de mieux, a ouvert des portes à des styles parfois éloignés, sans rien perdre de sa cohérence.
Sommaire
- Ike & Tina Turner : la sueur et la tension de “Come Together”
- Frank Sinatra : la noblesse mélodique de “Something”
- Steve Martin : “Maxwell’s Silver Hammer”, burlesque pop et marteau de théâtre
- Robin Gibb (Bee Gees) : “Oh! Darling”, crooner fièvreux
- Jeffrey Lewis : l’intimité bricolée d’“Octopus’s Garden”
- George Benson : jazz psychédélique pour “I Want You (She’s So Heavy)”
- Joe Brown : la fidélité lumineuse de “Here Comes The Sun”
- Vanessa-Mae : la chambre claire de “Because”
- Herbie Mann : “You Never Give Me Your Money”, élégie flottante au détour de London Underground
- Gomez : “Sun King”, brouillard psyché et halo de réverb’
- Cornershop : “Mean Mr. Mustard / Polythene Pam”, pont anglo-asiatique
- Joe Cocker : “She Came In Through The Bathroom Window”, soul blanche, nerfs à vif
- Booker T. & the M.G.’s : McLemore Avenue, miroir sudiste d’Abbey Road
- Art Brut : “Her Majesty”, gag de 23 secondes devenu chanson
- Entre classique et pop de studio : “Because”, un pont tendu
- Et “Come Together” encore : du hard-rock au R&B modernisé
- Pourquoi Abbey Road se prête si bien à la reprise
- Écouter l’album autrement
Ike & Tina Turner : la sueur et la tension de “Come Together”
La version des Beatles cherchait un parfum de swamp funk ; chez Ike & Tina Turner, ce parfum devient un climat. Paru en single à la fin de 1969 puis érigé en titre-phare d’un album publié au printemps 1970, “Come Together” passe par la centrifugeuse rock-soul du duo : basse qui claque, batterie féline, guitares râpeuses, chœurs des Ikettes qui attisent le refrain, et Tina, prédatrice et magnétique, au centre du cyclone. Cette reprise s’inscrit dans l’élan qui suit leur tournée avec les Rolling Stones à l’automne 1969, période où le couple injecte davantage de répertoire rock à son set. On entend, derrière l’énergie brute, une compréhension instinctive du groove syncopé imaginé par John Lennon. Là où l’original jouait la suggestion, Ike & Tina poussent le curseur vers la transe, sans trahir la ligne mélodique.
Frank Sinatra : la noblesse mélodique de “Something”
Qu’on le veuille ou non, Frank Sinatra avalise George Harrison au panthéon des grands compositeurs populaires lorsqu’il présente “Something” comme l’une des plus grandes chansons d’amour de son époque. Il l’interprète sur scène tout au long des années 70, puis l’enregistre officiellement en 1980, donnant au morceau une ampleur de standard. L’éloge a longtemps été accompagné d’une confusion d’attribution – Lennon/McCartney au lieu d’Harrison –, confusion qu’il rectifiera par la suite. Le jugement n’en est pas moins juste : la ligne mélodique et la retenue harmonique du titre s’épanouissent dans l’orchestre, sans perdre la fragilité qui en fait l’un des sommets d’Abbey Road. On mesure, en écoutant Sinatra, à quel point la chanson supporte une interprétation legato, sans effets ni surjeu. La voix relie les phrases, l’orchestre respire, et “Something” redevient ce qu’elle est : une déclaration où la pudeur fait tout.
Steve Martin : “Maxwell’s Silver Hammer”, burlesque pop et marteau de théâtre
Sur la bande originale du film Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1978), Steve Martin endosse Maxwell Edison – blouse de savant fou et sourire carnassier – et transforme la bluette macabre de Paul McCartney en numéro slapstick. C’est outré, théâtral, à mille lieues du flegme des Beatles, et c’est précisément ce décalage qui rend cette reprise mémorable : on y entend l’ossature music-hall du morceau, sa logique de sketch. La mise en scène, assumée, rappelle que “Maxwell’s Silver Hammer” est une chanson au parfum de comédie noire, où la guillerette scansion des couplets masque une succession de catastrophes. Martin force le trait, mais dévoile la mécanique comique qu’une lecture trop policée pourrait atténuer.
Robin Gibb (Bee Gees) : “Oh! Darling”, crooner fièvreux
Toujours en 1978 et toujours pour la même bande originale, Robin Gibb réoriente “Oh! Darling” vers la grandiloquence d’un crooner fiévreux. À rebours de l’effort de McCartney pour rauquer « comme après une semaine sur scène », Gibb joue la caresse qui brûle, la tenue plus que la déchirure. La rythmique demeure chaloupée, mais la voix glisse et s’envole là où l’original heurte et griffe. Avec cette relecture, Oh! Darling s’éloigne du pastiche de doo-wop assumé par les Beatles pour rejoindre une sensibilité disco-soul, qui, paradoxalement, renforce encore la dramaturgie du morceau. On comprend que la version ait frappé le grand public : elle propose une entrée plus veloutée dans un titre construit, d’abord, comme un exercice de style vocal.
Jeffrey Lewis : l’intimité bricolée d’“Octopus’s Garden”
Figure new-yorkaise de l’antifolk, Jeffrey Lewis reprend “Octopus’s Garden” dans une veine chambre-à-part : guitare sèche au premier plan, voix qui chuchote plus qu’elle ne projette, et une douceur qui redonne à la chanson de Ringo Starr son innocence enfantine. Parue sur un CD-hommage à l’occasion des quarante ans d’Abbey Road, la version installe une proximité qui rappelle la force narrative de Ringo quand il raconte « son » coin de paradis sous-marin. Là où d’autres appuieraient la facétie, Lewis choisit la tendresse. Il y a, dans ses inflexions, une manière de souligner les jeux d’images – la mer protectrice, l’entre-soi joyeux – sans l’ironie facile. La chanson retrouve, du coup, la beauté simple d’un conte.
George Benson : jazz psychédélique pour “I Want You (She’s So Heavy)”
À peine Abbey Road sorti, George Benson fonce au studio pour graver The Other Side of Abbey Road. Parmi les trouvailles, un magistral medley “Here Comes The Sun / I Want You (She’s So Heavy)” : contrebasse souple, batterie en apesanteur, métaux chatoyants et vernis orchestral donnent au riff obsessionnel de Lennon un groove hypnotique, à la lisière du psychedelic soul. Les claviers multiplient les halos, la guitare glisse sans gras, et la section de cuivres respire large. C’est une réappropriation totale : même plan harmonique, autre dramaturgie. Benson dilate le temps, installe un crescendo qui remplace l’abrupt cut final de l’original. L’ombre est toujours là, mais traversée d’éclats de soleil.
Joe Brown : la fidélité lumineuse de “Here Comes The Sun”
Complice de longue date de George Harrison, le guitariste et chanteur Joe Brown propose une lecture chaleureuse de “Here Comes The Sun”, restituant l’évidence mélodique et l’optimisme discret de la version originale. Ami proche – Harrison sera même témoin à son mariage en 2000 –, Brown fut choisi pour clore le Concert for George (Royal Albert Hall, 2002) avec “I’ll See You In My Dreams” au ukulélé, instrument dont l’ancien Beatle était devenu l’évangéliste espiègle. Sa “Here Comes The Sun” en concert, avec groupe complet, respire cette amitié musicale : une révérence sans grandiloquence. La lumière, chez Brown, n’est pas un effet ; elle est une manière d’être au monde, exactement comme chez Harrison.
Vanessa-Mae : la chambre claire de “Because”
“Because” naît d’une idée de John Lennon entendant Yoko Ono jouer la Sonate au clair de lune de Beethoven : « Peux-tu rejouer ces accords à l’envers ? » L’anecdote – discutée par les analystes, qui rappellent qu’il ne s’agit pas d’un renversement littéral – reste fondatrice. La violoniste Vanessa-Mae en livre, à la fin des années 90, une version instrumentale pour l’ultime album de George Martin, In My Life : timbre soliste posé sur un écrin discret, elle met à nu l’écriture en arches de la pièce et souligne la pureté verticale des harmonies. Dans cette relecture « classique-pop », Because retrouve sa filiation avec le baroque tardif autant qu’avec Beethoven, et rappelle la science vocale du trio Lennon/McCartney/Harrison – ici transposée au violon. Le morceau, réduit à ses lignes essentielles, montre que la chanson n’a jamais reposé sur la seule prouesse du triple-tracking, mais bien sur l’architecture même des intervalles.
Herbie Mann : “You Never Give Me Your Money”, élégie flottante au détour de London Underground
Flûtiste emblématique du jazz-pop des années 60-70, Herbie Mann publie en 1974 London Underground, album qui réinterprète plusieurs standards du rock britannique. Sa version de “You Never Give Me Your Money” glisse comme un rêve éveillé : la ligne de flûte effleure la mélodie, la rythmique se fait feutrée, les guitares dessinent des contrechants lumineux. L’arrangement insiste sur la nostalgie, accent naturel de la chanson de McCartney. Là où l’original faisait alterner fragments, changements de tempo et changements d’humeur, Mann étire les transitions et propose une lente dérive. On entend, au détour d’un chorus, la possibilité d’un pont entre la soul de Memphis, la pop londonienne et le jazz West Coast.
Gomez : “Sun King”, brouillard psyché et halo de réverb’
Les Britanniques de Gomez s’attaquent à “Sun King” pour un CD hommage paru en 2009. Ils y retrouvent la nonchalance aquatique de l’original et la poussent vers une brume sonore moderne : guitares nappées, basse en apesanteur, voix effleurée. Le faux sabir italo-hispano-portugais de la coda y devient matière à texture, et l’on mesure à quel point “Sun King” reste, plus qu’une chanson, une ambiance. Cette version souligne aussi la parenté secrète entre le climat d’Abbey Road et certaines explorations psychédéliques de la fin des années 90 : même goût du flottement, même art d’« arranger l’air » autour d’une mélodie.
Cornershop : “Mean Mr. Mustard / Polythene Pam”, pont anglo-asiatique
Sur le même disque-hommage, Cornershop assemble “Mean Mr. Mustard” et “Polythene Pam” dans un collage pop très Cornershop : groove léger, guitares granuleuses, ironie flottante. La boucle est belle : après que les Beatles ont popularisé des instruments et des tournures indiennes en Grande-Bretagne, un groupe britanno-asiatique fait rebondir l’influence dans l’autre sens, sans folklore ni posture. La relecture rappelle enfin à quel point les deux fragments d’Abbey Road sont des pièces motrices du medley. En les reliant différemment, Cornershop éclaire l’horlogerie interne de la face B, ce jeu d’emboîtements où chaque vignettes prépare ou bouscule la suivante.
Joe Cocker : “She Came In Through The Bathroom Window”, soul blanche, nerfs à vif
La réussite de Joe Cocker sur “With A Little Help From My Friends” l’encourage à piocher de nouveau chez les Beatles. Sur son deuxième album (1969), il électrise “She Came In Through The Bathroom Window” : tempo nerveux, chœurs gospel, orgue et guitares à cran. Publiée en single, la reprise devient un hit et trouvera une deuxième vie, plus cuivrée, sur la tournée Mad Dogs & Englishmen. Ce qui frappe, à l’écoute, c’est la façon dont Cocker transforme un fragment du medley en chanson autonome, avec un arc dramatique clair. Là où l’original s’appuie sur l’élan général de la suite, la reprise se suffit à elle-même, preuve que les briques d’Abbey Road étaient conçues pour vivre ailleurs.
Booker T. & the M.G.’s : McLemore Avenue, miroir sudiste d’Abbey Road
En 1970, le groupe maison de Stax publie McLemore Avenue, quasi cover-album d’Abbey Road. Outre un clin d’œil génial à la pochette (les musiciens traversant la rue devant le studio de Memphis), l’album transpose le medley en suites instrumentales southern soul : “Golden Slumbers / Carry That Weight / The End” se muent en groove soyeux, avec l’orgue de Booker T. Jones en colonne vertébrale. L’hommage est total et pourtant autonome : c’est Stax qui parle Beatles, pas l’inverse. On entend dans chaque reprise l’économie de moyens chère au label, et l’on voit, par contraste, que la production de George Martin n’a jamais été une coquetterie, mais un art de la clarté. McLemore Avenue, c’est Abbey Road vu par le Sud, avec sa science du placement et de l’espace.
Art Brut : “Her Majesty”, gag de 23 secondes devenu chanson
En 1969, “Her Majesty” apparaît en piste cachée : 23 secondes jetées après “The End”, clin d’œil de McCartney et de l’équipe d’Abbey Road à la logique du medley. Peu de reprises se sont intéressées à ce mini-morceau, et c’est tout l’intérêt de la version d’Art Brut, qui l’étire, l’orne et en fait une vraie chanson. Chumbawamba en donnera aussi sa propre lecture, avec des paroles rallongées au vitriol. “Her Majesty” prouve ainsi que dans Abbey Road, tout est matériau, même les éclats. En choisissant ce fragment, Art Brut rappelle que l’album n’est pas seulement une somme, mais un puzzle où la plus petite pièce peut devenir motif principal.
Entre classique et pop de studio : “Because”, un pont tendu
“Because” reste l’un des joyaux harmoniques d’Abbey Road. Inspirée par Beethoven, elle empile neuf voix (Lennon, McCartney, Harrison en triple-piste) et glisse un Moog tenu par Harrison. Les reprises – de l’extrême dépouillement à la luxuriance orchestrale – soulignent toutes le même point : le morceau respire par la verticalité, pas par l’ornement. On comprend mieux, du coup, pourquoi les arrangements « classiques » (tels celui de Vanessa-Mae) fonctionnent si bien : ils révèlent la charpente. La fameuse histoire des accords « à l’envers » joués par Yoko Ono a beau être discutée, elle dit quelque chose de vrai sur l’ADN du morceau : un dialogue intime entre la musique savante et la pop de studio, la rigueur et l’apesanteur.
Et “Come Together” encore : du hard-rock au R&B modernisé
Difficile d’évoquer Abbey Road sans rappeler que “Come Together” a suscité des relectures devenues, elles aussi, des repères pop. Aerosmith en fait un hymne hard-rock à la fin des années 70, pour une bande originale qui aura marqué autant par ses audaces que par ses excès. Michael Jackson la revisite une décennie plus tard, performance filmée avant d’être officialisée en audio. Deux trajectoires opposées, même révélateur : le riff chaloupé de Lennon supporte autant la saturation que la syncope R&B. Entre les deux, quantité d’artistes ont trouvé dans “Come Together” un terrain de jeu où faire rimer sensualité et menace, comme si la chanson contenait, dès l’origine, sa propre grammaire de reprise.
Pourquoi Abbey Road se prête si bien à la reprise
Trois raisons dominent. D’abord l’écriture : la plupart des titres présentent une ligne mélodique saillante, des harmonies riches mais accessibles, et des ponts modulants qui offrent aux arrangeurs de vraies prises. Ensuite, l’orchestration d’origine : entre basse chantante de McCartney, batterie au groove souple de Ringo, arpèges de Harrison et textures de George Martin, les chansons restent suffisamment aérées pour être densifiées ou, au contraire, dépouillées. Enfin, la forme : le medley de la face B appelle naturellement des montages, des fusions, des transitions réinventées – ce qu’ont compris très tôt Booker T. & the M.G.’s et George Benson. À cela s’ajoute une dimension symbolique : Abbey Road est le dernier geste collectif du quatuor en studio ; le reprendre, c’est aussi rejouer la séparation et la réconciliation, chacun à sa manière.
Il faut également souligner la variété des climats de l’album. “Here Comes The Sun” respire l’évidence mélodique et l’optimisme ; “I Want You (She’s So Heavy)” descend dans la fixation, l’obsession, l’orage ; “Oh! Darling” joue la citation vibrante d’un âge d’or vocal ; “Because” frôle l’exercice d’harmonie pure ; “You Never Give Me Your Money” fait de la forme une narration éclatée. Autant d’esthétiques qui autorisent des lectures contrastées, de la pompe orchestrale la plus noble au minimalisme le plus frugal. L’album entier, en somme, est un manuel de reprises en puissance.
Enfin, Abbey Road possède un imaginaire visuel qui ne cesse d’alimenter les hommages. La photographie du passage piéton a été reproduite, détournée, parodiée à l’infini. McLemore Avenue en donne un exemple canonique : quatre musiciens traversant non pas Abbey Road, mais la rue du studio Stax à Memphis. Ce miroir renvoie l’album à sa propre condition d’icône, mais rappelle aussi une évidence : une reprise, avant d’être un geste sonore, est un geste d’interprétation, au sens le plus large. Cadrer autrement, c’est déjà jouer autrement.
Écouter l’album autrement
Choisir entre ces reprises ? Inutile. Mieux vaut s’en servir comme prisme. Ike & Tina Turner révèlent la sensualité menaçante de “Come Together” ; Frank Sinatra et Vanessa-Mae mettent à nu la pudeur harmonique de “Something” et “Because” ; George Benson et Herbie Mann transposent Abbey Road dans la grammaire jazz ; Joe Cocker et Cornershop rappellent l’élasticité pop du medley ; Art Brut prouve qu’un clin d’œil de 23 secondes peut devenir une chanson autosuffisante ; Joe Brown enfin montre, par la simplicité et l’affection, que la meilleure reprise n’est pas forcément la plus spectaculaire.
On peut, pour s’en convaincre, programmer une écoute en miroir : le morceau original, puis deux ou trois relectures d’esthétiques différentes. “I Want You (She’s So Heavy)” et le medley de George Benson pour prendre la mesure du passage du rock hypnotique au jazz orchestré ; “Oh! Darling” par McCartney puis par Robin Gibb pour éprouver l’écart entre le râpeux et le satiné ; “Because” en studio, puis la version instrumentale de Vanessa-Mae, pour évaluer ce que l’ossature harmonique gagne – ou perd – sans voix. À chaque fois, l’oreille repère ce qui tient du matériau d’origine, et ce qui relève de la réinvention. C’est là que se loge, souvent, le plaisir de l’écoute : dans le va-et-vient entre reconnaissance et surprise.
Abbey Road, enfin, ne cesse de s’écrire au futur. La génération actuelle de musiciens y pioche des couleurs, des procédés, un sens du montage et de la respiration. Les rééditions et célébrations récentes ont remis en lumière l’exigence de l’album, mais ce sont les reprises, au fil des décennies, qui ont entretenu la flamme. Qu’elles soient de scène ou de studio, flamboyantes ou intimes, elles prolongent la vie d’un disque dont la force tient autant à sa structure qu’à son imaginaire.
En revisitant Abbey Road, ces artistes n’ont pas seulement rendu hommage aux Beatles : ils ont montré que les grandes chansons sont des organismes vivants. Elles s’adaptent, mutent, changent d’habitat, sans perdre leur identité. Et c’est sans doute la signature ultime d’un classique : traverser les époques, non pas indemne, mais enrichi par les regards posés sur lui.
