Dorothy « Dot » Rhone fut la première petite amie stable de Paul McCartney, bien avant la célébrité des Beatles. Timide, discrète, elle partagea trois années d’amour avec lui dans les années 60. Leur relation, faite de tendresse mais aussi de jalousie, s’effondra face au refus de Paul de s’engager. Dot s’éloigna définitivement du tumulte médiatique en émigrant au Canada, construisant une vie paisible loin de la légende. Son témoignage intime éclaire une facette méconnue des débuts des Beatles.
Dans les cercles de fans des Beatles, on connaît bien l’histoire de Cynthia Powell, première épouse de John Lennon, ou de Linda Eastman, épouse de Paul McCartney. Mais Dorothy « Dot » Rhone, petite amie de Paul à ses débuts, demeure méconnue. Elle fut la première petite amie stable du groupe – un témoignage rare dans les biographies Beatles. C’est pourtant son histoire, longtemps occultée par le tourbillon de la célébrité, que nous vous proposons de retracer. Les années 1950 à Liverpool se déroulaient sous le signe des contrastes : entre ferveur post-industrielle et culture conservatrice, la jeunesse rêvait d’évasion musicale. Des soirées clandestines se multipliaient, dans le sillage du rock’n’roll venu des États-Unis : on cherchait ailleurs la liberté que refusait la vie quotidienne.
Un jeune couple profite d’un moment de complicité au grand air. (Photo d’archives, environ 1960s)
Dot grandissait dans ce climat tendu. Fille de Jessie et Tom Rhone, elle vivait dans le quartier résidentiel de Childwall à Liverpool. Son père, chronométreur aux docks, rentrait souvent ivre et criant, aboyant des reproches sur toute la famille. Sa mère, timide et accablée, subissait en silence ces crises quotidiennes. Dorothy était extrêmement timide et manquait de confiance en elle : « Je ne parlais jamais avec les gens que je ne connaissais pas, surtout pas avec les garçons », confia-t-elle plus tard. À l’école (Liverpool Institute High School for Girls), elle se tenait à l’écart. Jamais Dot n’était invitée aux bals avant ses quinze ans, et lors de son premier rendez-vous elle fut si nerveuse qu’elle faillit vomir. Ses amies se moquaient gentiment de ses angoisses : Dot croira plus tard qu’elle était « toute fade, insignifiante » à l’époque. Même son nez l’inquiétait tant qu’elle dormait parfois avec une pince à linge dessus pour tenter de le « raccourcir ». Bref, Dot menait une existence austère et peureuse. Son quotidien était fait de porridge, de contrôle paternel et de livres. Elle n’osait même pas dire à haute voix ses rêves.
Sommaire
- La rencontre au Casbah
- Règles, jalousie et petites attentions
- Hambourg, distance et apprentissages
- La rupture finale
- Retrouvailles et réconciliation
La rencontre au Casbah
La vie de Dot allait basculer à la fin de l’été 1959. Un soir, elle accompagna des copines au Casbah Coffee Club, un petit club de rock aménagé dans la cave de la maison de Mona Best, dans le quartier de West Derby. Le Casbah, ouvert en août 1959 par la mère du batteur Pete Best, était un véritable refuge pour les adolescents rebelles : peint de fresques psychédéliques, il diffusait du rock’n’roll et le jitterbug endiablé. Ce soir-là, un groupe de jeunes musiciens – les futurs Beatles – se produisait. Là où le décor faisait penser à une maison hantée colorée, les danseurs se déchaînaient sur les rythmes effrénés de Bill Haley et Little Richard.
Elle repéra d’abord John Lennon : le frontman dégageait quelque chose de dur et rebelle. Mais c’est Paul McCartney, assis près de lui, qui la captura tout de suite. Paul, 17 ans, avait un physique de beau garçon doux aux yeux curieux. Ce fut elle qui sentit la foudre tomber quand il la fixa en passant devant : « J’ai tout de suite aimé son visage, il avait l’air un peu rude », se souvient-elle, « mais je trouvais Paul plus beau, plus doux aussi ». John était déjà avec Cynthia Powell, et Dot s’en fit tout de suite une amie. Cynthia se souviendra plus tard de Dot comme « une âme gentille, qui parlait à voix basse et rougissait souvent ». Les deux filles devinrent très complices et se tinrent au courant en secret de leurs petits amours avec les musiciens.
Sur cette photo d’archive du Casbah Coffee Club (fin 1959), on voit deux musiciens du groupe en pleine performance devant un public de jeunes admiratrices. À droite figurent trois spectatrices attentives – on reconnaît au centre Cynthia Powell et, à gauche en t-shirt clair, Dorothy Rhone. Au premier plan, un fan appuie sa tête sur ses poings. Dot n’imaginait pas encore que ces garçons allaient devenir des légendes ; pour elle, c’était simplement l’occasion rare de s’amuser. (Photo d’archives, fin 1959)
En découvrant que John avait déjà Cynthia, Dot dirigea alors discrètement son attention vers Paul. Peu de temps après, une situation se présenta : lors d’une pause, Dot fit semblant de se sentir mal, sortit dans le jardin du club en prétextant un malaise. Paul la suivit pour s’assurer que tout allait bien. C’est là qu’il osa enfin l’inviter : « Ça te dirait qu’on se voie ? » « Mon stratagème avait parfaitement marché », sourit Dot. Leur tout premier rendez-vous fut modeste : Paul propose d’aller voir un film, faute de ressources pour autre chose. Tout était timide et maladroit : Dot tremblait de nervosité au cinéma. Paul la consola en racontant un cauchemar stupide qu’il avait fait chez le dentiste. De retour à l’arrêt de bus, il lui confia qu’il avait vraiment apprécié la soirée. Dot, soulagée, accepta de le revoir bientôt au Casbah.
Les semaines qui suivirent fondèrent leur relation. Paul raconta lui-même plus tard : « J’ai eu une petite amie appelée Dot, Dorothy Rhone – elle a été ma petite amie stable pendant pas mal de temps à Liverpool. » En effet, Dot devint pour Paul non pas une passade mais une histoire régulière. Ils se voyaient dès que possible, dans les cafés près du Cavern ou chez les McCartney à Forthlin Road, où il habitait avec ses parents. La famille McCartney accueillit Dot comme une amie : elle assistait aux dîners de Noël et savait que, chez eux, la musique faisait partie des habitudes familiales. Les Beatles passaient des heures à écrire des chansons à la maison ; Paul lui chantait souvent ses dernières mélodies et lui affirmait qu’elles étaient pour elle. Elle se souvient qu’il jouait parfois « Love of the Loved » ou lui tendait la feuille de « P.S. I Love You » en lui disant : « C’est pour toi. » La jeune fille avait l’impression d’être entrée dans un monde nouveau, fait de musiques et de rires, loin de l’atmosphère oppressante de sa maison d’enfance.
Règles, jalousie et petites attentions
Peu à peu, cependant, l’harmonie fut assombrie par la possessivité de Paul. Comme il l’admettra lui-même plus tard, c’était l’époque où « tout le monde voulait faire de sa copine une Bardot de pacotille ». Paul imposa à Dorothy une vraie liste de contraintes : interdiction de sortir sans lui, de fumer en public (alors qu’il fumait sans complexe)… « Il m’interdisait de voir mes amies », confiera Dot. Il surveillait aussi son look au détail près : il voulut qu’elle passe au blond platine et qu’elle porte des minijupes serrées. Paul offrit lui-même l’argent pour une teinture chez le coiffeur et des vêtements à la mode. Le jour où elle sortit de la boutique avec les cheveux tout ébouriffés, il fulmina : « C’est de ta faute », la sermonna-t-il. Finalement, il lui lâcha seulement : « Appelle-moi quand tes cheveux auront repoussé. » Dot passa plusieurs jours sans nouvelles.
Dans ses mémoires, Paul reconnut ces excès : « À l’époque, on voulait toutes transformer nos copines en Bardot de pacotille. Nous les avons rendues blondes et en jupes moulantes. C’est terrible, mais c’était comme ça », écrivit-il plus tard. Ce climat de « préparation de poupées » (comme ils surnommaient alors ces règles étranges) faisait craquer Dot. Elle se sentait sans cesse en échec : jamais belle « assez » ou assez cool aux yeux de Paul. Elle raconte un exemple typique : un soir au Casbah, alors qu’elle dansait avec un autre garçon, Paul, rentrant de la répétition, s’énerva et lui agrippa son manteau au beau milieu de la piste : « On s’en va, maintenant », lui ordonna-t-il. Ce fut la guerre dans la rue sombre, Paul lui reprochant de s’amuser sans lui. Bien que blessée, Dot resta étonnamment calme. Elle se reprochait ce qu’il avait dit parce qu’elle était déjà intimement flattée par son attention jalouse.
Cynthia, épousant John dans cette période, voyait tout cela de l’extérieur. Elle dira plus tard : « Dot voulait vraiment que Paul l’épouse. Elle rêvait de construire une vie avec lui, comme John l’avait fait. Quand je revois cette scène, je me rappelle à quel point Dot tenait à ce mariage. » Sandra Hedges, une amie de Dot, confirme : « Dot ne voulait pas du cirque de la star. Elle disait toujours qu’elle voulait juste une vie normale avec Paul. » Face à ces attentes, Paul ne voulait tout simplement pas prendre un tel engagement. Comme il le lui dit un soir de l’été 1962 : « Notre relation dure depuis longtemps. Il faut choisir : ou bien on se marie, ou bien on se quitte. Moi, je ne veux pas me marier, même si je t’aime. » Ces mots achevèrent de briser Dot. Elle s’écroula en larmes, suppliante, mais lui resta inflexible. Les Beatles, à cet instant, s’envolaient déjà vers la gloire. Dot rentra chez ses parents dévastée et stupéfaite, comprenant qu’une page se tournait à jamais.
Hambourg, distance et apprentissages
L’été 1960, les Beatles furent engagés pour de longues dates à Hambourg (Allemagne). Dorothy resta à Liverpool, inquiete. Paradoxalement, leur séparation fut d’un certain soulagement pour elle : sans Paul à ses côtés, elle était soulagée de ne plus subir ses règles épuisantes. Pendant ces quatre mois d’absence, Paul écrivit à Dot presque tous les jours. Il était rempli de remords pour la rupture et composa deux chansons d’amour qui lui étaient dédiées : « Love of the Loved » et « P.S. I Love You », qu’elle entendra plus tard sur le premier album du groupe. Toujours fidèles, Dot et Cynthia échangeaient photos et lettres. Elles s’amusaient même à s’habiller de la même façon (jupes en cuir, cheveux longs) pour faire languir leurs amoureux loin. Cynthia avoua par la suite qu’elle portait ainsi ses tenues sexy pour faire tourner John en dérision ; Dot se fondait dans le rôle impassible de la fiancée discrète.
Paul, lui, connut en Allemagne la célébrité naissante et les tentations. Dot entendit dire qu’il lui avait préféré plusieurs admiratrices locales. Une anecdote la fit bondir : sur le bureau de Paul, elle trouva une carte d’une jeune fan allemande qui lui disait « Viens vite nous revoir à Liverpool ! » Furieux mais pressé, Paul la rabroua et changea de sujet, minimisant l’incident. Malgré tout, Dot resta fidèle. Elle avait trop vécu dans l’ombre de son amour pour se libérer ainsi. Elle confia : « Je savais que toutes les filles voulaient Paul. Je ne lui en ai jamais voulu. J’espérais juste qu’il reviendrait. »
Dot revint en Allemagne en 1961 pour retrouver Paul. Ils séjournèrent près du club où jouait le groupe, sur un bateau-hôtel arrimé au port. Elle découvrit ainsi la face cachée de Hambourg : hôtels miteux, nuits blanches, pilules de toutes sortes pour tenir le rythme. Astrid Kirchherr, la photographe amie de John et Cynthia, passait du temps avec elles. Dot se souvint de ces journées paisibles à flâner avec Astrid et Cynthia dans la ville, en attendant les concerts. Le soir, au club Top Ten, elle s’asseyait au premier rang sous la scène, Paul la mettant en évidence pour qu’il puisse la surveiller affectueusement tout en jouant. Paul, dans son coin, la couvait du regard, fier de présenter Dot comme « sa fiancée » à ses amis.
La rupture finale
Lorsque Paul rentra en Angleterre fin 1962, un nouvel état de fait s’installait. John et Cynthia étaient mariés et vivaient enfin leur rêve familial. Dorothy, elle, était dans la peine. Elle avait espoir que Paul change d’avis, mais il lui fit comprendre définitivement qu’il choisissait son avenir musical. « Je ne veux pas me marier, même si je t’aime. » Cette phrase résonnait encore dans ses oreilles. Durant les mois suivants, elle n’en revint pas de voir Paul en vedette du show Beatles. Au lieu de cela, elle reconstruisait sa vie ordinaire : elle quitta le nid familial pour un travail administratif, tentant de se relever. Les gens autour d’elle l’encourageaient à oublier Paul – et elle essayait. Pourtant, elle peina à se défaire du titre de « ex de Paul McCartney ». Un jour, John invita Cynthia, John et les filles dans une émission spéciale de la BBC sur les Beatles. Dot s’y refusa : « Je ne voulais pas de spectacle, dit-elle, je voulais juste qu’on m’oublie. »
En 1964, cherchant à enterrer définitivement le passé, Dot émigra au Canada avec deux amies. À Mississauga (près de Toronto), elle trouva la paix attendue. Quatre jours à peine après son arrivée, elle rencontra Werner Becker, un Allemand grand et sportif qu’elle épousera. Ensemble, ils achèteront une maison chaleureuse, auront trois filles (la première, Astrid, du nom de leur amie d’Hambourg) et deux petits-enfants. Dot trouva une stabilité loin de la musique : elle travailla dans l’administration publique et devint une mère dévouée. Elle ne conserva aucun souvenir matériel des Beatles : elle jeta les lettres de Paul, vendit ses rares photos d’époque, n’acheta même pas leurs disques. La musique ne rythmait plus sa vie. « Beatles, Beatles, Beatles… » se souvient-elle. Les Beatles étaient partout sauf dans son foyer, et c’était son choix.
Deux jeunes musiciens souriant aux lendemains d’une répétition en Allemagne (Hambourg, 1961). L’un d’eux tient une cigarette à la main, les deux semblent détendus. Dot, au cours de ces voyages, s’est rappelée qu’ils buvaient beaucoup pour tenir les nuits blanches et prennent parfois des pilules pour rester éveillés. (Photo d’archives, 1961)
Retrouvailles et réconciliation
Mais le passé refuse parfois de se taire. En 1996, Cynthia, en tournée nostalgique à Toronto, retrouva Dot. Elle lui tendit alors un objet oublié : l’anneau en or que Paul avait offert à Dorothy lors de son voyage de septembre 1960, symbole de leurs projets de mariage. Dot, émue, accepta l’anneau pour la seconde fois : elle le gardera longtemps comme un souvenir précieux du destin qu’ils avaient failli partager. « C’était l’anneau de fiançailles qu’il avait acheté pour fêter notre engagement », confia Dot. Tenir à nouveau cet anneau, c’était comme clore un chapitre douloureux.
Quelques années plus tard, en 2002, un ultime apaisement se produisit. Paul McCartney donnait un concert à Toronto avec son groupe Wings. Il fit envoyer à Dot, Werner et à leur fille Astrid une limousine pour les conduire en loge après le show. Là, autour d’un thé, Paul s’excusa finalement de certains moments du passé et ils purent parler librement. D’après les proches de Dot, ces retrouvailles furent libératrices : « Quand elle a revu Paul, c’était comme si le fantôme du passé disparaissait », dit une amie. Dot sentit qu’elle obtenait enfin les réponses qu’elle cherchait. Elle quitta ces retrouvailles sereine, à la fois résignée et soulagée.
Dot raconta plus tard sa douleur d’avoir été oubliée par l’Histoire. Une déception la blessa encore : quand Paul écrivit Many Years From Now (1997), son nom fut mal orthographié « Rohne » et seul le souvenir de son envie de ressembler à Bardot y était mentionné. « Quand j’ai vu cela, ça m’a fait mal. Après trois ans ensemble, je pensais qu’il aurait autre chose à dire que ‘elle voulait se changer en Bardot’ », s’était-elle plainte. Toutefois, elle ajouta, résolue : « Je sais qu’au moins pendant quelques années, j’ai compté pour lui. »
Les passionnés savent que, derrière les guitares acclamées et les cris de la foule, se cachent toujours des histoires personnelles. Dot avait choisi de quitter le tumulte médiatique, mais son témoignage reste précieux. Il rappelle que l’histoire des Beatles n’est pas seulement celle d’un phénomène musical : c’est d’abord celle de jeunes gens ordinaires, avec leurs amours et leurs blessures. La modeste Dorothy « Dot » Rhone a désormais tracé sa propre route loin des projecteurs. Grand-mère comblée, elle vit en paix, les Beatles pour elle réduits à de doux souvenirs dans sa mémoire. Son passé d’« ex-petite amie » n’est plus qu’une page tournée.
