Magazine Culture

« Sunday Bloody Sunday » : Lennon ressuscite sa colère en 2025

Publié le 30 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Plus de 50 ans après sa création, « Sunday Bloody Sunday » de John Lennon et Yoko Ono renaît avec un clip inédit, une Ultimate Mix percutante et un coffret « Power to the People » qui recontextualise l’engagement politique du couple dans le New York des années 70. Une mise en images forte, entre archives, typographies et chiffres chocs, relie le passé et le présent pour rappeler la portée civique de la chanson.


Le patrimoine de John Lennon vient de publier un clip inédit pour « Sunday Bloody Sunday », chanson écrite et enregistrée par John & Yoko/Plastic Ono Band avec Elephant’s Memory en 1972. Pensée à l’époque comme un coup de poing politique, la composition s’offre aujourd’hui une Ultimate Mix et une mise en images qui actualisent sa charge. Cette sortie accompagne la parution d’un coffret monumental intitulé « Power to the People », qui recontextualise les années new-yorkaises du couple et remet en perspective leur héritage militant. Retour sur l’histoire de la chanson, les enjeux du nouveau clip et ce que cela dit, en 2025, de la place de Lennon & Ono dans la culture populaire.

Sommaire

De Derry à New York : la sidération transformée en chanson

Le 30 janvier 1972, la manifestation pacifique organisée à Derry en Irlande du Nord tourne au drame. Treize personnes sont tuées sur le moment par des parachutistes britanniques ; une quatorzième mourra des suites de ses blessures quelques mois plus tard. Dès le lendemain, John Lennon et Yoko Ono, installés à New York depuis l’automne précédent, couchent sur le papier un texte de colère. Le 31 janvier, « Sunday Bloody Sunday » est écrite comme une réplique immédiate aux événements. Deux semaines plus tard, le 13 février 1972, Lennon, Ono et Elephant’s Memory entrent au Record Plant pour l’enregistrer. Tout s’imbrique : l’émotion brute, la rapidité d’exécution, l’urgence de témoigner.

Ce geste, fulgurant, n’arrive pas de nulle part. Depuis « Give Peace a Chance » et l’album Imagine, Lennon utilise la chanson comme tribune. À Greenwich Village, où le couple vit, on croise des militants de tous bords ; les Lennon–Ono s’impliquent sur Attica, Angela Davis, John Sinclair, ou encore les dérives du système carcéral américain. « Sunday Bloody Sunday » prolonge cette veine, avec une radicalité lexicale qui, à l’époque, choque autant qu’elle mobilise.

Une esthétique du direct : à quoi ressemble « Sunday Bloody Sunday » (version 1972) ?

Dans sa version originale, « Sunday Bloody Sunday » est un rock frontal où la batterie martèle, où le saxophone hurle et où la guitare de Lennon taille des riffs anguleux. Yoko Ono ponctue le refrain de ses interjections, caractéristiques de son langage vocal, qui créent une tension presque rituelle. Autour du couple, les musiciens d’Elephant’s MemoryStan Bronstein (saxophone), Wayne « Tex » Gabriel (guitare), Adam Ippolito (claviers), Gary Van Scyoc (basse) et Richard Frank Jr. (batterie), épaulés par Jim Keltner — installent un groove épais, à la fois urbain et nerveux. La production signée John & Yoko avec Phil Spector densifie le tout : la chanson avance comme une colonne de manifestants, compacte et déterminée, au rythme d’une marche plus que d’une simple rythmique rock.

Sur le plan verbal, Lennon assume la manière directe, parfois abrasive, de cette période. Le propos vise l’establishment britannique, dénonce l’impérialisme et revendique la liberté de l’Irlande. La chanson se termine sur un faux fondu, puis repart brièvement, comme pour signifier que l’histoire ne s’arrête pas quand le regard se détourne — une idée qui résonne étrangement bien avec l’actualité de 2025.

« Some Time in New York City » : un « journal audio » qui dérange

Parue quelques mois plus tard sur l’album « Some Time in New York City », la chanson s’inscrit dans un projet au packaging et au concept assumés : un faux journal où chaque « article » serait une chanson. Lennon parle d’« audio newspaper », une musique-journal qui « rapporte » les faits plus qu’elle ne les allégorise. Dans ce cadre, « Sunday Bloody Sunday » fait pendant à « The Luck of the Irish », autre titre dédié à l’Irlande du Nord. L’album, hybride studio + live, déroute la critique, qui lui reproche son didactisme et son manque de « poésie ». Rétrospectivement, ce disque demeure un document unique, témoin d’une période où la chanson politique se frotte volontairement à l’actualité brûlante.

2025 : un nouveau clip qui met les chiffres au défi des images

Cinquante-trois ans plus tard, le nouveau clip officialise une relecture visuelle et sonore. Réalisé par Simon Hilton et David Frearson, produit par Sean Ono Lennon avec Delphine Lamandé-Frearson, Sophie Hilton, Faye Jordan et Grace Davyd, il opte pour un langage graphique très contemporain. Le montage alterne typographies cinglantes, statistiques saisissantes et images d’archives. L’idée est claire : répondre à une chanson de l’instant par des données qui traversent le temps.

La vidéo déroule un inventaire des conflits et tragédies qui ont jalonné l’histoire récente : les Troubles en Irlande, la guerre du Viêt Nam, l’Iran–Irak, le Liban, Tian’anmen, l’attentat de Lockerbie, la guerre de Bosnie, les génocides au Rwanda et au Darfour, les guerres de Tchétchénie, le 11-Septembre, l’Irak, la Syrie, l’Ukraine, la Gaza d’aujourd’hui, jusqu’aux tueries de masse aux États‑Unis. Le tout converge vers un rappel glaçant, affiché en toutes lettres : plus de 1,5 million de personnes ont été tuées par des armes à feu aux États-Unis depuis l’assassinat de John Lennon le 8 décembre 1980 devant le Dakota Building à New York. Le clip se conclut comme une interpellation.

La dimension civique est assumée jusqu’au bout. La page officielle renvoyant au clip met en avant une longue liste d’associations et d’initiatives destinées à l’aide humanitaire, à la réduction de la violence, à la défense des droits, aux victimes de guerre et aux réfugiés. Le geste dépasse l’esthétique : transformer l’attention en action.

Ce que change l’« Ultimate Mix »

Depuis quelques années, le patrimoine Lennon est revisité via une série d’Ultimate Mixes. L’ambition n’est pas de réécrire l’histoire, mais de clarifier les sources, d’ouvrir le spectre et de resituer chaque élément dans son contexte. Pour « Sunday Bloody Sunday », ce travail est particulièrement sensible : la densité de la prise d’origine rendait parfois certaines parties plus allusives qu’audibles. L’Ultimate Mix permet de mieux distinguer la trame rythmique, de détacher les voix, de valoriser le saxophone sans écraser la guitare, et de redonner à la batterie cette lourdeur presque militaire qui fait le caractère du morceau. L’extension proposée dans la vidéo laisse aussi respirer le montage, au service du propos.

Techniquement, cette remise à plat s’accompagne d’un transfert et d’un mastering modernes, réalisés dans le respect des bandes d’origine. Le résultat restitue la fureur sans gommer la granularité de 1972. Pour l’auditeur, cela signifie une écoute moins saturée, plus lisible, où la voix de Lennon se place au premier plan sans perdre sa rugosité, et où les interventions de Yoko Ono trouvent une place plus organique dans le mix. Cette approche s’inscrit dans la continuité des projets « Imagine », « Plastic Ono Band » et « Mind Games » réévalués récemment, et elle prépare l’oreille à la relecture plus vaste proposée par « Power to the People ».

« Power to the People » : quand l’archive devient récit

Le nouveau coffret « Power to the People » est annoncé comme une anthologie des années new-yorkaises, pensée moins comme un simple empilement que comme un récit. On y trouve les performances intégrales des One To One Concerts du 30 août 1972 au Madison Square Garden, restaurées et remixées, ainsi qu’une reconfiguration de « Some Time in New York City » rebaptisée « New York City », avec des Ultimate Mixes qui réordonnent et rééclairent ces chansons controversées. L’ensemble aligne plus d’une centaine de titres, dont une masse d’inéditsdémos, home recordings, prises alternatives, jam sessions — pour reconstituer au plus près l’énergie d’une période où le couple pensait la musique comme un acte.

L’axe central du coffret est la scène. Les One To One Concerts ne sont pas des concerts comme les autres. Ils constituent les seuls concerts intégraux de Lennon après la séparation des Beatles, et les dernières prestations scéniques complètes du duo John & Yoko. Leur raison d’être est caritative : lever des fonds pour la Willowbrook State School (New York), établissement pour enfants lourdement handicapés dont les conditions de vie avaient été révélées au grand public par le journaliste Geraldo Rivera. Deux shows ont lieu le même jour, l’après‑midi et le soir, avec Elephant’s Memory en backing band, Jim Keltner à la batterie, et des invités prestigieux comme Stevie Wonder. Une partie avait été rendue publique en 1986 via « Live in New York City » ; le coffret promet de rétablir la continuité et d’enrichir la palette.

Elephant’s Memory : un son de New York

Dans la mythologie Lennon post-Beatles, Elephant’s Memory occupe une place à part. Groupe new-yorkais né à la fin des années 1960, politisé, bagarreur, parfois chaotique, il colle à la démarche de John & Yoko au point d’être rebaptisé pour l’occasion Plastic Ono Elephant’s Memory Band. Leur sax râpeux, les claviers au grain légèrement crasseux, la basse ample et la guitare toujours prête à mordre sont autant de couleurs qui ancrent « Sunday Bloody Sunday » dans un paysage sonore urbain. En studio comme sur scène, le groupe fait office de levier : il ramène Lennon au présent, loin du poli Abbey Road, et l’oblige à jouer franc. Cette dimension est essentielle pour comprendre la radicalité du morceau.

Réception, controverses, héritage

Dès 1972, « Sunday Bloody Sunday » ne laisse personne indifférent. En Grande-Bretagne, les mots de Lennon — critiques de l’armée et du gouvernement — hérissent. Des radios refusent le titre ; certains éditorialistes crient à la simplification ou à l’agitation. Outre-Atlantique, l’accueil est tout aussi contrasté, l’album « Some Time in New York City » essuyant des critiques sévères pour son caractère jugé pamphlétaire. Pourtant, la chanson rencontre un écho auprès d’une partie des militants des droits civiques, et Lennon aurait reversé des royalties à des organisations impliquées en Irlande du Nord. L’histoire retiendra surtout la cohérence d’une démarche : quand d’autres choisissent le voile de la métaphore, Lennon choisit la phrase.

Cinquante ans plus tard, la polémique s’est muée en patrimoine, sans être désamorcée pour autant. La vidéo de 2025 ne cherche pas à édulcorer le propos, ni à le muséifier. Elle transpose le coup de poing initial dans une langue visuelle d’aujourd’hui, celle des flux, des données, des timelines, des chiffres que l’on oppose à l’oubli. De ce point de vue, le clip réussit quelque chose de rare : il actualise la chanson sans la déraciner.

Une mise en perspective des « années New York »

La période 1971–1972 est trop souvent résumée à une parenthèse agitée, brouillonne, « mal aimée » de la discographie solo de Lennon. C’est ignorer à quel point elle est fondatrice. New York n’est pas seulement un décor ; c’est un catalyseur. C’est là que John & Yoko travaillent au contact de mouvements sociaux qui les sollicitent, les bousculent, les exposent. C’est là qu’ils expérimentent un format — la chanson « article » — et une économie de moyens qui tranche avec l’orfèvrerie des années Beatles. C’est là, enfin, qu’ils découvrent la dureté du réel médiatique, entre surveillance gouvernementale et hostilité d’une partie de la presse. « Power to the People » recompose ce puzzle en montrant comment les pièces s’emboîtent : démos qui révèlent le mouvement de la plume, prises qui saisissent l’instant, concerts qui documentent le rapport au public.

À l’écoute, maintenant : ce que les fans vont entendre et voir

Entendre « Sunday Bloody Sunday » en Ultimate Mix, c’est redécouvrir des intentions. Le saxophone de Stan Bronstein prend un relief presque narratif ; la guitare de Lennon sonne plus coupante ; la basse de Gary Van Scyoc occupe l’espace ; la batterie de Jim Keltner tape comme une colonne en marche. La voix partage l’espace avec celle de Yoko Ono, que l’on perçoit non plus comme un appendice, mais comme un contrechant qui porte la colère. Côté images, le design s’inspire des codes du street art et de l’affichage militant, mais les détourne par l’usage massif du texte animé. L’infographie ne s’y substitue pas à l’émotion : elle l’encadre.

Pour les concerts, le nettoyage sonore et le remix donnent l’impression d’une salle ouverte, Madison Square Garden qui respire, les chœurs qui traversent, le sax qui fend. On mesure aussi combien New York City — la chanson comme la ville — est la trame de fond : une topographie affective, un tempo social, un idiome musical.

Pourquoi maintenant ?

Le choix de ressortir « Sunday Bloody Sunday » aujourd’hui ne tient pas à la seule commémoration. Il s’agit d’un levier narratif pour ancrer « Power to the People » dans l’actualité, tout en rappelant la dimension citoyenne du couple. La vidéo n’enjoint pas de prendre parti sur chaque conflit évoqué ; elle invite à compter ce que l’on ne compte plus, à regarder ce que l’on se résigne à ne plus voir. Dans une époque où l’indignation se consomme aussi vite qu’elle se publie, cette stratégie a du sens : elle accroche l’œil par le nombre pour ramener à la vie humaine.

Une mémoire vivante

Il serait tentant de lire ce projet comme un monument figé à la gloire de Lennon. C’est l’inverse. Le coffret comme le clip privilégient la matière — voix, prises, relais scéniques, archives — plutôt que la statue. Ils ouvrent des zones d’écoute et de regard. Ils redisent que l’héritage n’a de valeur que s’il travaille le présent. Dans cette optique, « Sunday Bloody Sunday » en 2025 n’est pas une relique ; c’est une adresse.

Ce qu’il faut retenir

La nouvelle vidéo de « Sunday Bloody Sunday » n’est pas une simple opération de communication. Elle réactive l’un des titres les plus âpres de la période new-yorkaise de John Lennon et Yoko Ono, en fait un objet d’aujourd’hui, et annonce un coffret, « Power to the People », qui promet de recontextualiser une œuvre souvent mal comprise. Pour les fans, c’est l’occasion d’entendre autrement, de voir autrement, et de penser à nouveau l’articulation entre chanson et engagement. Pour tous, c’est une invitation à mesurer la portée d’un geste artistique quand il se fait responsabilité.


Fiche repère

Titre : « Sunday Bloody Sunday » (Ultimate Mix)

Artistes : John & Yoko/Plastic Ono Band avec Elephant’s Memory

Enregistrement d’origine : Record Plant, New York, février/mars 1972

Parution d’origine : Some Time in New York City (1972)

Vidéo 2025 : réalisation Simon Hilton & David Frearson ; production Sean Ono Lennon, Delphine Lamandé-Frearson, Sophie Hilton, Faye Jordan, Grace Davyd ; animation : David Frearson

Coffret : « Power to the People » — focus One To One Concerts (30 août 1972, Madison Square Garden), reconfiguration « New York City », très grand nombre d’inédits ; Ultimate Mixes par l’équipe menée par Sean Ono Lennon (mixage Paul Hicks, Sam Gannon ; mastering Alex Wharton à Abbey Road Studios)

Pourquoi c’est important : parce que la chanson retrouve une lisibilité sonore et un impact visuel au service d’un message qui, hélas, reste d’actualité.


Retour à La Une de Logo Paperblog