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Tombe fraîche sous une pluie de gombos

Publié le 01 octobre 2025 par Africultures @africultures

Présentée aux Zébrures d’automne du 26 au 28 septembre au CCM Jean Gagnant de Limoges, Fadhila, la nouvelle création d’Aristide Tarnagda, directeur du festival des Récréatrales à Ouagadougou depuis 2016, bouleverse les cœurs. 

Burkina Faso. De nos jours. Un village.

Fond noir, sol recouvert de sable et de gravillons, un monticule au centre : un tombeau. Le rire d’une femme y retentit. Une femme qui vient s’y coucher, y déposer une pleine marmite de nourriture et bavarder avec son fils. On y entend le chant de ce qui pourrait être une berceuse. Une scène improbable et pourtant Fadhila est une femme qui a toute sa tête et tant qu’elle aura aussi un corps et une bouche pour résister, elle tiendra. Deux enfants sont sortis de son ventre autrefois, deux garçons, Abdou et Aziz, et puis le monde a changé, « le monde change vite, hein ? », comme elle le remarque elle-même, et des rebelles ont renversé le régime, une fois de plus, c’est une tradition bien ancrée dans le pays, et mettre des enfants au monde, surtout des garçons est devenu chose dangereuse, là où les armes fleurissent et ne peuvent servir qu’à s’entretuer.

Imaginons même au départ, non pas une, mais deux femmes, qui en représentent mille ou dix mille ou un million, de celles qui racontent leur terre et leur passé, voisines et finalement amies, probablement presque sœurs en âge et sœurs aussi parce qu’elles sont deux mères qui attendent leurs enfants, Fadhila et Madame gombo frais, la vendeuse de gombos. La première vit seule avec ses garçons, son homme est parti, elle en parle comme s’il n’avait jamais existé, la deuxième, on ne sait même pas si elle a eu un mari, parce que c’est ainsi. Nulle simplification là-dedans, nulle généralisation non plus. Il est un fait que les femmes se trouvent souvent au cœur de tout, occupant toutes les fonctions et peinant de plus en plus à le faire. Les hommes souffrent aussi de ne plus pouvoir remplir un rôle digne. Et que font-ils, quand ils n’ont plus où aller et où revenir ? Certains disparaissent, une forme de lâcheté qu’on peut appeler courage : « Je suis pas parti, c’est le pays qui ne m’a pas retenu », d’autres rejoignent l’armée régulière, d’autres encore s’enrôlent auprès des rebelles, tous oubliant qu’ils sortent des mêmes ventres. Tenir, retenir, résister contre ça, pour ces mères, c’est de plus en plus difficile, même si « une mère fait toujours face, une mère ne fuit pas », a fortiori quand elle n’a nulle part où aller, elle non plus. 

Peu à peu, la scène, paysage ouvert et lieu de rencontre, devient une prison sans barreaux, où la vie d’Abdou et d’Aziz ne peut jamais se déployer tout à fait comme il faut, l’école, les rêves, la révolte, que l’on fasse un pas à jardin ou à cour, c’est la même chose, la lumière des corps se heurte à un mur, s’y découpe sur un noir abyssal, chaque seconde du spectacle est pensée comme un tableau, une voix psalmodie, récite de temps en temps, quelques mots, ménageant des secondes dressées dans l’écoute et la compréhension, digérant les émotions si vives qui prennent au ventre les spectateurs. Le parcours de l’un, jusqu’à l’abandon de l’école, celui de l’autre, dans l’hésitation, trajectoires qui reviennent au même et les mères qui ne sont plus prêtes à laisser l’histoire se répéter. Quelques phrases refont surface, comme des litanies, elles aussi donnent le temps de s’imprégner, de saisir, dans la nuance et la fragilité, toute la profondeur de la souffrance de ces deux femmes. « À quel moment, se demandent-elles, les enfants glissent de nos mains ? » Glisser, plutôt que s’échapper, glisser, comme si retenir aurait été possible. Dans ce mot qu’elles ne choisissent pas au hasard, on entend le gémissement de la chute et de la perte, le lent travail opéré par la mort, la résolution qu’il faut bien savoir prendre à la fin, parce qu’ « on ne revient pas du crime », non, on ne revient pas du crime, c’est pourquoi il faut, pour s’en protéger, un remède pire que le mal, comme « éteindre son soleil de ses propres mains »

Au-dessus du monticule, qui n’a pas bougé, ni soleil, ni lune, juste le même mur de fond tout noir, les corps des quatre comédiens et de la narratrice s’y détachent toujours, vibrent, chaque voix successivement retentit de son monologue, chacun dira sa vérité, morceaux de bravoure grandioses servis par des jeux de comédiennes et de comédiens magnifiques, ne lâchant jamais rien et ne cédant jamais au désespoir, la lumière est apportée par une lampe, à peine nécessaire, tant le texte d’Aristide Tarnagda résonne, portant en lui une poésie fracassante, trouée de beauté dans la nuit, une pluie de gombos verts s’abat dans les rires et c’est seulement alors que l’on se rappelle que ce décor est un tombeau. Du très grand théâtre.

Annie Ferret

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