Enregistré durant sa séparation d’avec Yoko Ono, Walls and Bridges marque un moment charnière dans la carrière de John Lennon. Ce disque, né du « Lost Weekend », allie rigueur en studio, songwriting inspiré et richesse sonore avec cuivres et claviers en dialogue. Porté par deux hits majeurs, dont un n°1 avec Elton John, l’album incarne une période d’instabilité transformée en force musicale.
Paru aux États‑Unis le 26 septembre 1974 puis au Royaume‑Uni le 4 octobre 1974, Walls and Bridges est le cinquième album studio de John Lennon et, surtout, l’instantané d’un moment de crise créative maîtrisée. Au sortir de Mind Games (1973), l’ex‑Beatle entame la fameuse période dite du « Lost Weekend », une séparation de 18 mois avec Yoko Ono qui le conduit de Los Angeles à New York. Entre frasques, procédures juridiques et doutes intimes, Lennon retrouve paradoxalement une discipline de travail quasi industrielle et accouche d’un album d’une cohésion rare, qui atteindra la première place du Billboard et livrera deux hits majeurs : « Whatever Gets You Thru the Night » et « #9 Dream ».
Derrière le titre métaphorique, « des murs et des ponts », l’album raconte la tension entre barrières et passages, entre ce qui protège et ce qui relie. Il condense le vacillement d’un homme public en pleine tempête – déportation menacée par l’administration Nixon, procès liés à l’ère Beatles, naufrage des sessions Phil Spector – et l’obstination d’un artisan du son qui refuse de s’abandonner au chaos.
Sommaire
- Retour à New York : de la débauche à la méthode
- Un noyau de musiciens soudés
- La fabrique du son : techniques et symboles
- Thèmes, titres et dramaturgie intime
- Pochette, objets et petits manifestes
- Sortie, classements et certification
- Elton John, le pari, et la scène du Madison Square Garden
- Entre murs et ponts : lecture thématique
- Héritage : un classique qui ne cesse de se dilater
- Focus titres : écoutes guidées
- Une mise en perspective dans la trajectoire Lennon
- Épilogue : du pari au pont
- Fiche repère
Retour à New York : de la débauche à la méthode
Après sept mois d’une vie débraillée à Los Angeles, où les sessions du projet rock’n’roll conduit par Phil Spector ont dégénéré (le producteur finira par disparaître avec les bandes), John Lennon plie bagage. En avril 1974, il revient à New York avec la volonté affirmée de remettre de l’ordre. Deux mois plus tard, il entre en studio avec un programme à la fois sobre et strict : journées réglées de midi à 22 heures, week‑ends libres, aucun alcool ni drogues au Record Plant East. Loin de l’atmosphère « fête permanente » des sessions californiennes, ce cadre professionnel lui convient à merveille.
L’ingénieur Jimmy Iovine parlera d’ailleurs des séances les plus professionnelles auxquelles il ait participé avec un artiste de ce calibre. Lennon arrive préparé, sait ce qu’il cherche – un bruit, un grain, une façon de mordre l’air avec la voix et les cuivres – et conduit son groupe avec une autorité tranquille. Deux jours suffisent pour roder les arrangements ; l’enregistrement proprement dit s’étale sur juillet‑août 1974.
Un noyau de musiciens soudés
Autour de John Lennon, on retrouve un collectif qui deviendra la Plastic Ono Nuclear Band sur la jaquette : Klaus Voormann à la basse, Jim Keltner à la batterie, Jesse Ed Davis à la guitare, Arthur Jenkins aux percussions, Nicky Hopkins et Ken Ascher aux claviers, Eddie Mottau à la guitare acoustique. La section de cuivres – Bobby Keys, Steve Madaio, Howard Johnson, Ron Aprea, Frank Vicari – donne au disque son charme urbain et sa poussée d’air. Elton John fait une apparition hautement symbolique au piano, à l’orgue et aux chœurs sur « Whatever Gets You Thru the Night », tandis que Harry Nilsson, May Pang, Lori Burton et Joey Dambra apportent des harmonies éparses. Clin d’œil filial : Julian Lennon, 11 ans, bat la mesure sur l’esquisse de « Ya Ya » qui clôt l’album.
Dans ce cadre collectif, Lennon laisse étonnamment respirer ses musiciens. Le saxophoniste Ron Aprea évoquera un chef sans formation d’arrangeur au sens académique, mais attentif et directif à l’oreille : chacun propose, John tranche, encourage les prises spontanées et pousse à recommencer si une meilleure idée affleure. Ce laisser‑faire contrôlé nourrit la fluidité de l’album.
La fabrique du son : techniques et symboles
Malgré l’équipement ultramoderne du Record Plant, Lennon choisit d’enregistrer certaines surdubs de voix avec un vieux micro de scène, oublié des années dans une grosse caisse. Le résultat, mat et granuleux, tranche avec la brillance des studios new‑yorkais et sert particulièrement « #9 Dream », dont le soyeux spectral n’exclut pas la présence.
Sur le plan rythmique, Jim Keltner imprime un rebond constant, jamais spectaculaire mais organique ; la basse de Voormann dessine des lignes chantantes ; les claviers de Nicky Hopkins et Ken Ascher assurent ce tremblé harmonique que Lennon affectionne depuis Imagine. Les cuivres ne se contentent pas d’orner : ils commentent le chant, ouvrent des portes harmoniques, piquent la trame de traits courts, parfois funk, parfois lyriques.
Thèmes, titres et dramaturgie intime
L’album est construit comme un journal des humeurs. La séparation d’avec Yoko Ono, la découverte d’une tendresse apaisante auprès de May Pang, le désir de recoller les morceaux de sa vie forment la colonne vertébrale du récit. « Going Down on Love » pose d’emblée un double fond : jeu de mots à l’ambiguïté assumée, aveu d’épuisement affectif, appel à l’aide qui fera écho à des refrains d’antan.
« Whatever Gets You Thru the Night » apporte la respiration. Le titre, inspiré par une phrase cueillie au zapping nocturne – du genre « peu importe ce qui te fait tenir jusqu’au matin » –, s’appuie sur une énergie presque disco qui regarde du côté du hit « Rock Your Baby » de George McCrae sans l’imiter. L’arrivée d’Elton John, piano bondissant, orgue nerveux, contre‑chant agile, propulse la chanson vers le numéro 1 américain, le seul single solo de Lennon à atteindre ce sommet de son vivant.
Face à cette surexposition, « #9 Dream » adopte la stratégie opposée : luxe feutré, cordes en apesanteur, chœur onirique dont le fameux « Ah! böwakawa poussé, poussé » vient d’un rêve. La mélodie descend l’escalier avec une évidence presque déconcertante. Le morceau grimpe au Top 10 américain et s’installe calmement dans les mémoires comme un standard tardif.
Autour de ces deux phares, l’album multiplie les états d’âme. « Bless You » est une prière dépliée pour Yoko, d’une dignité désarmante ; « What You Got » fait tourner un R&B tendu où Lennon lâche la bride à sa voix rauque ; « Scared » révèle un Lennon fragile, terrifié par les silences, au bord de l’âge et du désenchantement ; « Nobody Loves You (When You’re Down and Out) » referme le cercle par une ballade aux reflets Sinatra, que l’auteur imaginait chantée par le Chairman lui‑même. « Steel and Glass », quant à elle, ressuscite des griffures à la How Do You Sleep?, portrait au vitriol où l’on a souvent lu une adresse à Allen Klein, l’ancien manager des Beatles, même si la cible pourrait bien être, en partie, lui‑même.
« Old Dirt Road », co‑écrit avec Harry Nilsson, déploie un country‑spleen aux parfums de poussière ; « Surprise, Surprise (Sweet Bird of Paradox) » remercie à mots à peine voilés May Pang de l’avoir rattrapé ; « Beef Jerky », rare instrumental chez Lennon, aligne un riff qui répond malicieusement au « Let Me Roll It » de Paul McCartney, ce pastiche affectueux de l’ère Plastic Ono Band. En coda, la reprise bricolée de « Ya Ya » offre à Julian un moment de connivence filiale, à l’état d’instant saisi.
Pochette, objets et petits manifestes
La pochette de Walls and Bridges est un dispositif à elle seule. Conçue par Roy Kohara, elle utilise des dessins d’enfance de John Lennon (datés de juin 1952, « Age 11 ») et propose un système de volets à plier qui recompose le visage de l’artiste en plusieurs mosaïques. L’un des croquis, célébrissime, figure un but de George Robledo lors de la finale de la FA Cup 1952, clin d’œil à la fascination de Lennon pour le numéro 9 – 9 Newcastle Road à Liverpool, « #9 Dream », et toute une chaîne de synchronicités.
Le livret renferme les paroles, des crédits facétieux signés de pseudonymes (Dr. Winston O’Boogie, Rev. Thumbs Ghurkin, Kaptain Kundalini, etc.), des photos de Bob Gruen et une note manuscrite qui frappe encore l’imagination : « On the 23rd Aug. 1974 at 9 o’clock I saw a U.F.O. – J.L. ». Ce soir‑là, depuis un appartement sur l’East River, Lennon et May Pang disent avoir vu un objet non identifié au‑dessus de New York. Le mythe se greffe, avec le sourire, à la mythologie.
Dans la rue, la campagne « Listen To This… » envahit badges, stickers, affiches et même l’arrière de bus new‑yorkais. À la télévision, un spot montre les multiples visages de la pochette, avec une voix off signée Ringo Starr – Lennon rendra la politesse pour le Goodnight Vienna de son ami.
Sortie, classements et certification
Walls and Bridges paraît donc le 26 septembre 1974 aux États‑Unis et le 4 octobre au Royaume‑Uni. Il entre dans les charts américains le 12 octobre, obtient une certification or en moins d’un mois et atteint la première place du Billboard le 16 novembre 1974, semaine où « Whatever Gets You Thru the Night » trône aussi au sommet du Hot 100. Au Royaume‑Uni, l’album se hisse au 6e rang et demeure dix semaines au classement.
Côté singles, « Whatever Gets You Thru the Night » sort le 23 septembre 1974 aux États‑Unis (puis le 4 octobre au Royaume‑Uni) et devient le premier numéro 1 solo de Lennon aux USA. « #9 Dream », publié en décembre 1974 outre‑Atlantique puis en janvier 1975 au Royaume‑Uni, atteint le n°9 au Hot 100 américain et le n°23 britannique. « What You Got » fait office de face B dans certaines configurations et poursuit sa vie radiophonique.
Elton John, le pari, et la scène du Madison Square Garden
L’épisode est connu mais conserve sa magie. Alors qu’Elton John est de passage à New York avant de s’envoler pour le Caribou Ranch où il enregistrera Captain Fantastic and the Brown Dirt Cowboy, Lennon l’invite à passer au Record Plant. La séance de « Whatever Gets You Thru the Night » prend feu, Elton ajoute piano, orgue, chœurs, et les deux amis concluent un pari : si le single devient n°1, John rejoindra Elton sur scène.
Le 28 novembre 1974, Thanksgiving, au Madison Square Garden, Lennon tient parole. Costume noir, Fender Telecaster noire, il apparaît sous un tonnerre d’applaudissements et enchaîne « Whatever Gets You Thru the Night », une reprise de « Lucy in the Sky with Diamonds » (single d’Elton auquel il a prêté sa voix) et « I Saw Her Standing There », présenté avec un trait d’esprit sur « un vieil ex‑fiancé nommé Paul ». C’est sa dernière grande apparition scénique. En coulisses, Yoko Ono a envoyé des orchidées aux deux musiciens ; la rencontre qui s’ensuit entre John et Yoko amorce une réconciliation qui se scellera quelques semaines plus tard.
Entre murs et ponts : lecture thématique
L’axe majeur de Walls and Bridges tourne autour du lien et de la distance. « Walls », ce sont les défenses que l’on érige – orgueil, mauvais réflexes, peurs – pour ne pas souffrir. « Bridges », ce sont les gestes qui reconduisent vers l’autre : excuses, aveux, humour, musique. La voix de Lennon, tour à tour sarcastique, caressante ou éreintée, tient ce balancier sans jamais rompre. L’album ne célèbre ni l’ivresse ni le repentir : il constate, décrit, éprouve.
Dans « Nobody Loves You (When You’re Down and Out) », l’amer se dose au panache ; dans « Bless You », le désir de bienveillance l’emporte sur les jalousies ; dans « Scared », un hurlement de loup à l’ouverture fixe le paysage : celui d’un homme seul qui accepte de regarder le vertige en face. Si « Steel and Glass » règle des comptes symboliques, son miroir retourne autant vers l’industrie musicale que vers la propre image de Lennon, jamais tendre avec lui‑même.
Héritage : un classique qui ne cesse de se dilater
Commercialement, Walls and Bridges constitue un rebond net après l’accueil partagé de Some Time in New York City (1972) et la réception mitigée de Mind Games (1973). C’est aussi, fait significatif, le dernier album de chansons originales que Lennon publiera avant Double Fantasy en 1980 ; entre‑temps paraîtra Rock ’n’ Roll (1975), recueil de reprises qui soldera, en partie, le contentieux lié à « Come Together » et à la plainte pour emprunt à Chuck Berry.
L’album a été remasterisé à plusieurs reprises, intégré aux boîtes John Lennon Anthology et John Lennon Signature Box, et nombre de ses titres ont bénéficié de mixages modernisés dans des compilations récentes. Une version quadriphonique a été brièvement proposée en 8‑pistes aux États‑Unis à la fin de 1974, rareté devenue objet de collection. Dans le sillage de réévaluations critiques des années 1990‑2000, Walls and Bridges apparaît moins comme un palier que comme un sommet discret, dont la richesse se déploie à chaque siècle de réécoute.
Son esthétique – un rock à la peau soul, accordé aux rues de Manhattan, aérée par des cordes voluptueuses – a vieilli sans se friper. On y entend la science de Lennon pour laisser des espaces au sein d’un mix dense, l’art d’une mélodie qui paraît simple mais se révèle, à l’analyse, intriquée et mobile. On y mesure aussi combien Elton John a eu un rôle de déclencheur au moment le plus utile, et combien la section de cuivres façonne, de l’intérieur, l’identité sonore du disque.
Focus titres : écoutes guidées
Une écoute attentive de « Going Down on Love » révèle la rhétorique de l’album : un groove posé, une basse qui chante, une voix qui oscille entre confidence et cri. « Whatever Gets You Thru the Night », avec ses claviers en avant‑scène et le motif syncopé de la rythmique, fonctionne comme une décharge d’optimisme lucide : on tient comme on peut, l’important est de tenir. « Old Dirt Road » ménage un contre‑champ : arpèges acoustiques, cordes qui traînent volontairement, souffle presque country.
« What You Got » ramène la fièvre : batterie nerveuse, guitares qui griffent, cuivres en réponse. « Bless You » ouvre au largo une fenêtre de sérénité : harmonie jazz feutrée, finesse de l’écriture mélodique. « Scared » frappe par son minimalisme : quelques accords, un grondement, et une voix livrée sans fard.
Sur la seconde face, « #9 Dream » s’avance comme une vision : onirisme, battements feutrés, chœurs de May Pang en halo. « Surprise, Surprise (Sweet Bird of Paradox) » reprend tempo et lumière, tandis que « Steel and Glass » décoche des lignes tranchantes où l’on reconnaît l’ombre de « How Do You Sleep? ». « Beef Jerky », bref pont instrumental, respire la connivence musicale avec McCartney à travers son riff miroir. « Nobody Loves You (When You’re Down and Out) » remet l’émotion au centre, et « Ya Ya » salue l’album d’une poignée de main paternelle, clin d’œil de studio à la vie quotidienne.
Une mise en perspective dans la trajectoire Lennon
Walls and Bridges occupe une position singulière : il signe à la fois la fin d’un cycle – celui des années post‑Beatles où Lennon cherche sa voix solo – et l’annonciateur d’un récit plus apaisé qui culminera avec Double Fantasy. Il condense les ambiguïtés d’un homme public : icône qui refuse l’immobilité, père qui tente une présence renouvelée auprès de Julian, amoureux qui vacille entre manque et gratitude.
À l’échelle de la culture pop, l’album rappelle que les hauts‑faits ne se logent pas toujours dans la surenchère sonore. Ici, le songwriting patient, l’attention au grain de la voix, le travail des cuivres et la gestion des dynamiques produisent une intensité tenue. On y entend une maturité d’écrivain, sans renoncement à la spontanéité.
Épilogue : du pari au pont
La légende retiendra volontiers les images : Elton et John côte à côte au Garden, les orchidées de Yoko, le pari gagné, la réconciliation amorcée, et, en note marginale, cette observation d’OVNI griffonnée dans le livret. Mais au‑delà des anecdotes, Walls and Bridges demeure un objet musical complet, cohérent et généreux. Un disque où John Lennon transforme un moment de désordre en architecture claire ; où il accepte que certains murs sont là pour protéger, mais que seuls les ponts permettent d’avancer ; où la méthode n’éteint pas la flamme, elle lui donne forme.
Fiche repère
Titre : Walls and Bridges. Artiste : John Lennon. Enregistré : juin‑août 1974, Record Plant East (New York). Sortie : 26 septembre 1974 (USA), 4 octobre 1974 (UK). Production : John Lennon. Longueur : 46:02. Singles : « Whatever Gets You Thru the Night » (n°1 USA), « #9 Dream » (Top 10 USA). Crédits clés : Klaus Voormann, Jim Keltner, Jesse Ed Davis, Arthur Jenkins, Nicky Hopkins, Ken Ascher, Eddie Mottau, Bobby Keys, Steve Madaio, Howard Johnson, Ron Aprea, Frank Vicari, Elton John, Harry Nilsson, May Pang, Julian Lennon. Habillage : Roy Kohara, photos Bob Gruen. Campagne : Listen To This…. Certification : or (USA), argent (UK).
