En novembre 1968, les Beatles dévoilent leur ambitieux et désormais légendaire White Album (The Beatles), un double opus aussi varié que prolifique. Parmi les perles souvent moins citées de cette œuvre tentaculaire, se trouve un titre signé George Harrison : “Savoy Truffle”. Cette chanson, à l’apparence légère et espiègle, cache néanmoins une histoire savoureuse liée à l’amitié entre Harrison et le guitariste Eric Clapton, et révèle toute l’ingéniosité d’un groupe en pleine effervescence créative.
Sommaire
- Un hommage chocolaté pour Eric Clapton
- Un enregistrement sans John Lennon
- Les derniers ajustements et la sortie de l’album
- Un clin d’œil à la gourmandise… et à la créativité
- Conclusion : la magie des détails
Un hommage chocolaté pour Eric Clapton
Dès ses premières notes, “Savoy Truffle” s’impose comme un clin d’œil facétieux à un travers bien particulier de l’illustre Eric Clapton : son goût immodéré pour les sucreries. Comme le racontera plus tard George Harrison lui-même, l’idée de ce morceau remonte à une anecdote précise :
« ‘Savoy Truffle’ sur le White Album a été écrit pour Eric. Il a une vraie dent sucrée et venait de se faire soigner la bouche. Son dentiste lui avait dit d’arrêter les bonbons. Pour lui rendre hommage, j’ai écrit : “You’ll have to have them all pulled out after the Savoy Truffle.” Le truffle était un type de friandise, comme toutes les autres – cream tangerine, ginger sling – juste des bonbons, pour taquiner Eric. »
– George Harrison, 1977
Cette confession, résumée en 1977, s’enrichit encore dans l’autobiographie de George Harrison, I Me Mine (1980). Il y confie avoir puisé son inspiration directement dans une boîte de chocolats Mackintosh’s Good News :
« ‘Savoy Truffle’ est une chanson amusante écrite en traînant avec Eric Clapton dans les années 60. À l’époque, il avait beaucoup de caries et avait besoin de soins dentaires. Il avait toujours mal aux dents, mais il mangeait des tonnes de chocolats – il ne pouvait pas y résister et, dès qu’il voyait une boîte, il devait la finir. Un jour, il était chez moi et j’avais une boîte de Good News sur la table ; j’ai écrit la chanson à partir des noms inscrits à l’intérieur du couvercle. J’ai bloqué sur les deux ponts pendant un moment, et Derek Taylor a écrit quelques mots au milieu – “You know that what you eat you are.” »
– George Harrison, I Me Mine, 1980
Les fameuses friandises citées dans le texte – Cream Tangerine, Ginger Sling ou encore Savoy Truffle – ressortent toutes de cette liste. Quant à Cherry Cream et Coconut Fudge, ce sont de petites inventions poétiques ajoutées pour la rime et l’ambiance. L’essentiel, toutefois, demeure l’esprit taquin de Harrison vis-à-vis d’un Clapton incapable de résister à un seul chocolat, quitte à sacrifier ses dents sur l’autel de la gourmandise.
Un enregistrement sans John Lennon
L’histoire de “Savoy Truffle” continue en studio à l’automne 1968, au moment où les Beatles travaillent sur leur très attendu double album. Le 3 octobre, le groupe – à l’exception notable de John Lennon, qui ne participera pas à l’enregistrement – pose les bases instrumentales du morceau aux studios Trident, à Londres. La formation se résume alors à :
- George Harrison : chant, guitare solo
- Paul McCartney : chœurs, basse, tambourin, bongos
- Ringo Starr : batterie
- Chris Thomas : orgue, piano électrique
L’enregistrement progresse les 3 et 5 octobre, puis le 11 octobre, la session se déplace aux studios Abbey Road pour y ajouter un atout majeur : une section de saxophones détonante. George Martin, habituel producteur, délègue ici les arrangements à son assistant Chris Thomas, lequel s’entoure de six musiciens spécialistes :
- Art Ellefson, Danny Moss, Derek Collins : saxophones ténor
- Ronnie Ross, Harry Klein, Bernard George : saxophones baryton
C’est précisément lors de cette journée du 11 octobre que “Savoy Truffle” prend une tournure audacieuse. Chris Thomas se rappelle avoir d’abord obtenu un son chaleureux et puissant de la part des saxophonistes, avant que Harrison ne lui demande de tout déformer pour obtenir un effet saturé :
« Je dois dire que j’ai trouvé cela vraiment pénible… Mais George voulait introduire volontairement beaucoup de distorsion, pour salir le son. Les musiciens sont montés en régie pour écouter et George s’est excusé auprès d’eux de détruire ainsi leur joli son. Mais il leur a expliqué que c’était exactement ce qu’il voulait. »
– Témoignage recueilli par Mark Lewisohn
Loin d’être un caprice incongru, cette déconstruction sonore s’inscrit parfaitement dans l’ambiance expérimentale qui habite les Beatles à cette période, où chaque piste du White Album revendique son identité propre, parfois radicale.
Les derniers ajustements et la sortie de l’album
Le 14 octobre 1968, de retour à Abbey Road, Harrison ajoute une seconde guitare électrique, tandis que McCartney en profite pour parfaire l’orgue et quelques percussions. Ringo Starr, lui, n’est déjà plus en studio : il s’est envolé ce jour-là pour la Sardaigne, en vacances avec sa famille, laissant la chanson se finaliser sans lui.
C’est ainsi que “Savoy Truffle” rejoint la longue liste des morceaux du White Album, publié officiellement le 22 novembre 1968 au Royaume-Uni, puis le 25 novembre 1968 aux États-Unis. Le titre s’amuse aussi à glisser une petite référence à “Ob-La-Di, Ob-La-Da” dans ses paroles, faisant écho à un autre morceau de l’album, “Glass Onion”, qui cite différents titres des Beatles. L’idée de mentionner “You Are What You Eat”, en référence au film éponyme de 1968, émane quant à elle de Derek Taylor, le célèbre attaché de presse d’Apple.
Un clin d’œil à la gourmandise… et à la créativité
“SAVOY TRUFFLE” illustre l’aptitude légendaire des Beatles à créer un univers complet autour d’un simple détail du quotidien – ici, la gourmandise quasi incontrôlable de Clapton pour le chocolat. Ce mélange d’humour et de sens de l’observation, doublé d’une réalisation sonore audacieuse, contribue à la richesse du White Album, dont la diversité demeure l’une des grandes forces.
Alors que d’autres morceaux de George Harrison, tels que “While My Guitar Gently Weeps”, jouissent d’une plus large notoriété, “Savoy Truffle” n’en reste pas moins un jalon essentiel de l’écriture du “quiet Beatle”. Moins spirituel que ses autres compositions, il s’y montre farceur et détendu, offrant un contraste saisissant avec l’intensité de certains titres voisins.
Conclusion : la magie des détails
Au-delà de sa légèreté apparente, “Savoy Truffle” témoigne d’un moment précis dans l’histoire des Beatles, où les expérimentations se multiplient et où chaque membre du groupe, fort de sa personnalité, apporte sa pierre à l’édifice. L’absence de Lennon, l’amitié complice avec Clapton, la contribution spontanée de Derek Taylor, la distorsion volontaire de la section de saxophones… autant d’éléments qui montrent la complexité et la liberté artistique régnant en 1968 chez les Fab Four.
Sorti sur l’un des albums les plus éclectiques de la discographie Beatles, ce morceau incarne la force d’une collaboration centrée sur l’inventivité et la fraîcheur. Longtemps minoré, “Savoy Truffle” reste néanmoins un incontournable pour qui veut comprendre la dynamique du groupe au crépuscule de la décennie 60 : un mélange de dérision, de complicité, et de sophistication qui continue, plus de cinquante ans plus tard, à enchanter les amateurs de rock et à rappeler que, pour ces jeunes musiciens de Liverpool, l’inspiration pouvait naître… d’une simple boîte de chocolats.
