J’ai envie de faire quelques mises au point, car quand je parle avec les gens, je ne suis pas toujours en état d’argumenter et après ça me frustre de ne pas m’être fait comprendre.
Ces derniers temps, on me dit souvent Mais la vie est dure pour tout le monde, Tout le monde subit des injonctions, ou encore Mais tu ne dois pas faire attention quand des propos stigmatisants font la une des médias.
D’abord, je voudrais dire qu’il est bien évident que je ne me prends pas pour la personne la plus malheureuse et discriminée du monde, loin de là. J’ai des privilèges dont je suis très consciente: je suis blanche, je vis dans le pays dans lequel je suis née et dont je parle la langue, j’ai des papiers en règle qui me permettent d’aller à peu près partout dans le monde si j’en ai envie, j’ai un diplôme universitaire et mes parents peuvent m’aider si j’ai vraiment besoin d’argent. Ce sont de privilèges très importants.
Mais à côté de ça, je fais partie de groupes stigmatisés et discriminés. Et oui, c’est une source de souffrance, même quand ça ne me touche pas directement, d’entendre parler depuis des années de moi ou en tout cas du groupe dont je fais partie comme de personnes qu’il vaudrait mieux enfermer pour la sécurité de tous, qui sont dangereuses par nature, qu’il faut médicamenter à tout prix, qu’on infantilise parce que forcément elles ne savent pas ce qui est bon pour elles, dont certains soignants vont jusqu’à dire qu’on n’est plus vraiment humains à cause de notre pathologie et que de toute façon on ne ressent rien. C’est une souffrance quand les seuls discours considérés comme valables sur votre vie sont ceux des médecins et des familles. Ca, c’est pour la partie troubles psychotiques.
Concernant l’autisme, là aussi c’est une souffrance d’entendre parler de soi uniquement sous un angle pathologisant, comme d’une épidémie, de quelque chose à éradiquer à tout prix. Quand des parents d’enfants autistes (Guillaume Hachez rapporte les propos d’Hugues Dayez à ce sujet dans son podcast mais on le voit aussi régulièrement dans les groupes de discussion en ligne) jugent que les adultes autistes feraient mieux de ne pas prendre la parole publiquement car ça desservirait la cause, ferait croire que l’autisme est fun et qu’ils devraient plutôt venir voir quand leurs enfants font une crise ce dont on parle vraiment, c’est d’une violence sans nom. On n’a jamais dit que c’était cool d’être autiste, on s’exprime parce qu’on veut prendre part à la société, aux décisions qui nous concernent, parce qu’on veut défendre nos droits. Et bien sûr, on ne le fait pas quand on est en crise.
(Vous pouvez passer ce paragraphe si vous n’avez pas envie de lire la description de crises autistiques et de détresse psychologique.) Mais faut-il vraiment rappeler qu’on n’a pas besoin de venir voir leurs enfants en crise, parce qu’on en a fait assez nous-même pour savoir de quoi on parle? Est-ce que les gens qui nous demandent de nous taire étaient là quand on était en crise? Qui m’a vu assise par terre dans un coin de la salle de bains pendant une heure, en larmes et la main ensanglantée parce que je m’étais acharnée dessus avec un morceau de verre, pendant que mes amies étaient à une soirée? Qui était là quand je grelottais à l’arrière d’une voiture pendant la moitié de la nuit parce que le bruit de la boîte de nuit dans laquelle dansaient mes amis était insupportable pour moi? A part me menacer et m’engueuler, qu’est-ce qu’on a fait pour moi quand les shutdowns me rendaient mutique? Qui a vu qu’après une journée de travail où j’avais l’air assez bien, je faisais des meltdowns avec automutilation quasiment tous les soirs, et cela pendant des mois? Et récemment, quand j’avais des douleurs insupportables et que je prenais sur moi pour garder un visage humain la journée, personne non plus n’étaient là pour voir mes effondrements chaque soir seule chez moi. Personne n’est dans ma tête quand la seule phrase qui tourne en boucle pendant des heures ou des jours est Je veux me tuer. Et ça, c’est juste un minuscule échantillon de ce que j’ai vécu. Par contre, j’ai beaucoup entendu de reproches sur le fait que je n’étais pas assez souriante ou sociable, là il y avait du monde. Donc venir nous dire de nous taire parce qu’on dessert la cause des soi-disant vrais autistes, oui, c’est d’une extrême violence, et je le ressens comme tel, même si ce n’est pas à moi qu’on l’a dit directement.
Et lire dans la presse grand public qu’il faut traquer les malades de longue durée, comme si on était des grands criminels, là aussi c’est violent et non je ne peux pas juste m’en foutre et faire comme si ça n’existait pas. Parce que je préfèrerais mille fois ne pas avoir mal en permanence, ne pas être constamment épuisée et surstimulée, ne pas déprimer, ne pas me sentir inutile parce que c’est ce que la société me met dans la tête, gagner de l’argent en travaillant et avoir un niveau de vie correct, et que je trouve extrêmement injuste qu’en plus d’avoir à vivre ça, il faille être pointée du doigt comme faisant partie des problèmes qui mènent le pays à sa perte ou comme si je me complaisais dans ma situation.
Les mots sont importants, et ces journaux sont lus par beaucoup de gens et sont révélateurs d’un état d’esprit général. La stigmatisation amène aux discriminations et aux violences, verbales et physiques, et ça peut aller jusqu’à la mort. S’il y a de nouveau une épidémie où les hôpitaux sont débordés, des soignants, juste en lisant mon dossier médical et sans me connaître, peuvent décider que ma vie vaut moins que celle d’un autre, à cause de mes diagnostics. Et sans aller jusque là, je vais sans doute bientôt devoir déménager. Est-ce que le propriétaire saura que je paie toujours mon loyer avec cinq jours d’avance, sans qu’il y ait jamais eu aucune exception ? Non, il va juste voir que je suis sur la mutuelle pour l’instant et préfèrera certainement louer à quelqu’un d’autre, surtout avec ce que martèle le gouvernement et la presse absolument tous les jours: que nous sommes des profiteurs et qu’il faut faire le ménage là-dedans. Et je ne parle même pas de la tête que font beaucoup de médecins quand je leur énonce mes diagnostics, et encore plus quand je dis que je ne prends plus de neuroleptiques (c’est presque drôle, à ce niveau-là).
Mais encore une fois, il ne s’agit pas juste de moi. Il s’agit d’appartenir à un groupe discriminé, considéré comme un fardeau pour la société et sa famille, n’ayant pas voix au chapitre sur sa propre vie. Qu’il y ait des exceptions, des gens à l’écoute, bien intentionnés, évidemment, et heureusement, même si c’est tout de même malheureux qu’on doive s’en réjouir alors que ça devrait être juste normal. Mais ça n’annule pas l’état d’esprit général. Et non, je ne m’en fiche pas et je ne m’en ficherai jamais, car les conséquences sont bien trop réelles et concrètes sur nos vies, que ce soit dans la pathologisation de nos existences, la justification de traitements violents, le fait de devoir vivre en cachant qui on est ou dans l’exclusion de la société.
Et bien sûr qu’il existe beaucoup d’autres groupes discriminés, je parle juste ici de ce que je connais le mieux, il ne s’agit pas de faire un concours, et on peut également avoir des problèmes très graves en faisant partie d’un groupe privilégié. Mais je voulais rappeler la différence entre un problème individuel et une oppression systémique, et dire que faire comme si elle n’existait pas n’avait jamais aidé à la faire disparaître.
