Composée dès 1964, « Don’t Pass Me By » est la première chanson des Beatles entièrement signée Ringo Starr. Patiente, rustique, sincère, elle attendra 1968 pour figurer sur le White Album. À travers cette mini country à l’anglaise, Ringo impose une voix d’auteur singulière et touchante, affirmant une autre forme de musicalité dans l’univers Beatles.
Dans l’imaginaire collectif, Ringo Starr est le visage le plus aimable des Beatles : humour sec, regard bienveillant, groove impeccable. Sa réputation de batteur « sous-estimé » n’est plus à démontrer ; elle masque pourtant une autre facette, plus rare dans l’histoire du groupe : celle d’un compositeur occasionnel, qui aura mis des années à faire entendre l’une de ses propres chansons au sein du quatuor. Cette chanson, « Don’t Pass Me By », a été évoquée dès 1964 mais n’a été gravée qu’en 1968, au cœur de l’album communément appelé White Album. Quatre années de mise en jachère pour un morceau au charme rustique, dont la genèse raconte à la fois la dynamique interne des Beatles et l’obstination tranquille de Ringo.
Dès le début de l’aventure, le partage des rôles est clair : John Lennon et Paul McCartney écrivent l’immense majorité des titres ; George Harrison gagne progressivement sa place d’auteur majeur ; Ringo apporte sa voix, son sens du tempo et, plus rarement, une composition. Le contexte explique beaucoup : dans une usine à chansons comme les Beatles, faire monter une idée jusqu’au pressage final suppose non seulement d’avoir le titre, mais aussi de lui trouver une place au milieu d’un afflux permanent d’écritures. Ringo, lui, n’a jamais prétendu rivaliser en quantité. Mais lorsqu’une mélodie s’impose, il sait s’y tenir.
Sommaire
- 1964 : la première apparition d’un titre… et une plaisanterie qui en dit long
- Pourquoi si longtemps ? La mécanique interne d’un groupe en surchauffe
- Ringo auteur : « je ne joue que trois accords »
- 1968 : du projet au ruban magnétique
- L’épisode de l’introduction orchestrale : une fausse piste révélatrice
- Mono contre stéréo : une chanson, deux visages
- « Don’t Pass Me By » dans la cartographie du White Album
- La place de Ringo auteur chez les Beatles : jalons et singularités
- La réception : un charme rugueux, assumé jusque dans ses « défauts »
- Portrait musical : une country à l’anglaise
- Texte sans fard : l’inquiétude du refus
- Une place dans l’histoire : de la « petite » chanson au cas d’école
- Héritages et prolongements : d’un refrain obstiné à une voix qui compte
- Quatre ans pour apprendre la vertu d’un détour
1964 : la première apparition d’un titre… et une plaisanterie qui en dit long
L’histoire de « Don’t Pass Me By » commence dans une ambiance légère. À l’été 1964, lors d’une émission de radio de la BBC (la série Top Gear), Ringo est interrogé sur ses intentions d’écrire pour le groupe. Il admet avoir une chanson « en stock ». Paul McCartney, prompt à la taquinerie, fredonne quelques mots qui deviendront la signature du morceau. La même année, en tournée à l’autre bout du monde, Ringo relance la boutade dans une interview en Nouvelle-Zélande, priant le groupe de « chanter la chanson qu’il a écrite » pour lui faire un peu de publicité. L’humour est bon enfant ; le message, lui, est limpide : Ringo a bel et bien une chanson, mais la gigantesque fabrique Beatles n’a pas, pour l’heure, la capacité — ou la nécessité — de l’accueillir.
Cette scène d’antenne éclaire un trait de caractère : Ringo ne force jamais l’entrée. Là où d’autres auraient martelé leur revendication d’auteur, il cultive la patience. Le contraste avec la cadence d’écriture de Lennon et McCartney est spectaculaire ; il n’en nourrit pas moins le désir de voir éclore, un jour, « sa » pièce. Ce jour arrivera avec l’album blanc.
Pourquoi si longtemps ? La mécanique interne d’un groupe en surchauffe
Entre 1964 et 1968, tout s’accélère. Les Beatles passent du statut de phénomène pop à celui d’institution culturelle, innovant en studio, élargissant leur vocabulaire, explorant des territoires que la musique populaire n’avait pas encore conquis. La matière neuve afflue : démos, essais, fragments. La logique du tri s’impose, implacable. Dans ce contexte, « Don’t Pass Me By » glisse naturellement vers le bas de la pile. Non par défaut qualitatif, mais parce que la « priorité artistique » s’établit à chaque séance en fonction d’une question simple : qu’est-ce qui manque au disque en train de naître ? L’urgence n’est jamais du côté de la petite chanson country de Ringo — jusque-là.
L’hiver 1968 marque une césure. Le groupe rentre d’Inde avec un carnet d’idées débordant, puis entame les sessions de The Beatles dans une effervescence rarement égalée. L’intention est d’embrasser tous les styles, de cligner de l’œil à toutes les esthétiques, de juxtaposer portraits intimes, farces, brûlots et acrobaties harmoniques. Au fil des prises, le besoin d’un moment country un peu bancal, un peu chaleureux, se fait sentir. Le tiroir de Ringo s’ouvre : « sa » chanson tient enfin son ticket d’entrée.
Ringo auteur : « je ne joue que trois accords »
Ringo a souvent raconté la méthode qui l’a mené à « Don’t Pass Me By » : se poser au piano ou à la guitare, « taper » un peu, laisser venir une mélodie et, si les mots affluent, ne plus lâcher. L’aveu désarme : il ne revendique ni virtuosité ni science harmonique ; il met en avant l’intuition. On retrouve là une esthétique country-folk presque naïve dans sa forme — trois accords, peu de modulations — et terriblement efficace dans son impact. La chanson, au fond, n’a besoin de rien de plus pour exister : un balancement, un hook mélodique, un texte simple qui raconte une peur ordinaire — l’angoisse d’être laissé de côté.
Ce pragmatisme colle au tempérament musical de Ringo. En tant que batteur, il excelle à mettre en valeur l’essentiel : une respiration, une syncope, une couleur qui rend la chanson plus habitable. En tant qu’auteur, il applique la même philosophie. Le résultat n’a ni l’ambition formelle d’un Lennon ni l’orfèvrerie harmonique d’un McCartney ; il possède, en revanche, une droiture de ton et une sincérité qui emportent l’adhésion.
1968 : du projet au ruban magnétique
Quand « Don’t Pass Me By » arrive sur la table de mixage en 1968, elle porte des titres de travail qui disent sa trajectoire : « Ringo’s Tune (Untitled) », puis « This Is Some Friendly ». On tâtonne sur l’habillage. Faut-il la traiter à la façon d’un sketch country & western ? Faut-il au contraire l’intégrer dans un cadre plus pop ? La version qui s’impose finalement opte pour une pulsation shuffle, un piano martelé façon honky-tonk, et une atmosphère qui embrasse sans se moquer les codes du genre. La batterie de Ringo, souple et précise, retient le tempo au bord de la bascule ; la basse chante avec cette rondeur caractéristique des sessions 1968 ; les claviers colorent sans envahir.
Une idée surprend : faire appel à un violoniste pour souligner le caractère campagnard et donner à la chanson une touche d’exotisme dans l’univers Beatles. Le choix se porte sur Jack Fallon, musicien polyvalent au parcours de jazzman, qui plaque un violon volontairement rugueux, presque bluegrass par instants. L’effet est inattendu ; il deviendra l’une des signatures sonores du morceau. Ringo lui-même y ajoute un peu de grattage improvisé, qu’il jugera plus tard « assez épouvantable » en réécoute, surpris que les autres aient tenu à le conserver.
L’épisode de l’introduction orchestrale : une fausse piste révélatrice
La quête de la bonne entrée en matière donne lieu à une autre tentative, plus audacieuse : une introduction orchestrale écrite par George Martin. L’idée, un moment envisagée, est de préparer la chanson par un petit prélude de cordes, presque pastoral, qui ferait contraste avec la rugosité assumée du reste de la piste. L’essai reste sur la bande… avant d’être écarté, jugé trop décalé. L’« intro » survivra par elle-même sous le titre « A Beginning », pièce miniature au destin curieux, qui témoigne d’une réalité des sessions du White Album : tous les chemins ont été essayés, y compris ceux qui ne mènent pas jusqu’au pressage final.
Ce crochet par l’orchestre dit beaucoup du rapport des Beatles à la forme en 1968. Au-delà de la blague, le groupe se laisse la liberté de tester des solutions incompatibles entre elles, persuadé qu’une chimie finira par apparaître. Quand elle n’apparaît pas, on coupe. À la fin, « Don’t Pass Me By » conserve ce qui lui va : piano et violon faussement maladroits, rythmique qui boîte juste ce qu’il faut, chant franc.
Mono contre stéréo : une chanson, deux visages
Parmi les curiosités de la discographie Beatles, les écarts entre mixage mono et mixage stéréo du White Album sont devenus un terrain de jeu pour les auditeurs attentifs. « Don’t Pass Me By » n’y échappe pas. Selon la version que l’on écoute, la vitesse (et donc la hauteur) varie sensiblement : en mono, le morceau file un rien plus vite, ce qui accentue la gaieté du shuffle et donne au violon de Jack Fallon un grain plus lutin. En stéréo, le tempo légèrement posé produit un effet différent, plus lâche dans le bon sens, et certains traits de violon improvisés se font plus discrets.
Ces différences sont loin d’être anecdotiques. Elles racontent l’intention au moment du mixage. En 1968, le mono demeure la norme d’écoute domestique ; on y cherche l’impact immédiat et l’équilibre frontal. La stéréo, encore considérée comme un luxe d’initiés, autorise d’autres placements, une répartition plus aérée des instruments, un panorama qui mise davantage sur la largeur. La chanson de Ringo s’accommode des deux philosophies, preuve qu’elle tient d’abord par sa ligne.
« Don’t Pass Me By » dans la cartographie du White Album
Dans un album pléthorique comme The Beatles (1968), chaque titre occupe une niche. « Don’t Pass Me By » est logé au cœur d’une séquence où la respiration compte : après des pièces plus ambitieuses en termes d’écriture, ce petit country boitillant offre un moment de décompression. Ce n’est pas une récréation ; c’est une couleur. Elle rééquilibre l’album, rappelle que la joie et la désinvolture ont leur place dans un double LP parfois traversé de tensions.
L’instrumentation elle-même joue ce rôle. Le piano honky-tonk tranche avec les voicings sophistiqués entendus ailleurs ; le violon appelle un imaginaire rural, presque britannique par son côté fête de village, autant qu’américain par le clin d’œil à la country. La voix de Ringo, posée, bonhomme, porte un texte sans détour, où l’affect n’est ni dramatisé ni second degré. L’absence d’ironie est précisément ce qui fait du bien.
La place de Ringo auteur chez les Beatles : jalons et singularités
Avant « Don’t Pass Me By », Ringo n’avait à son actif, chez les Beatles, qu’une co-signature officielle au générique d’un titre : « What Goes On » (crédit Lennon–McCartney–Starkey), en 1965. Il a en revanche inscrit sa voix sur des moments devenus emblématiques — « I Wanna Be Your Man », « Yellow Submarine », « With a Little Help from My Friends » — et offert au groupe ce grain particulier, humain, qui contraste avec les acrobaties vocales de ses camarades. « Don’t Pass Me By » a donc un statut à part : c’est la première chanson des Beatles à être entièrement créditée à Ringo (sous son nom civil, Richard Starkey).
Ce jalon comptera dans la suite. L’année suivante, « Octopus’s Garden » confirmera que Ringo peut bâtir, autour d’une image simple, une chanson qui tient le cap et mérite sa place sur un album aussi sophistiqué qu’Abbey Road. Puis, en solo, viendront des réussites comme « It Don’t Come Easy » ou « Photograph » (coécrite avec George Harrison), où l’on retrouve cette rectitude mélodique et ce sens de la franchise qui font sa marque.
La réception : un charme rugueux, assumé jusque dans ses « défauts »
Comment « Don’t Pass Me By » a-t-elle été accueillie ? À sa parution, la chanson surprend autant qu’elle désarçonne. Certains auditeurs, déroutés par le violon voilé et la rythmique qui tangue, y voient un moment mineur. D’autres se laissent embarquer par son swing un peu malhabile, sa chaleur immédiate, sa bonhomie. Avec le temps, la perception s’est équilibrée : on entend mieux aujourd’hui ce que le morceau apporte à l’album, et l’on savoure cette façon de dédramatiser l’art de la chanson au sein d’un projet aussi ambitieux.
La chanson vit aussi une seconde vie dans les rééditions et les exhumations de studio. Les sorties d’archives, les mixages alternatifs et les petites pièces écartées — telle l’introduction orchestrale de George Martin — ont replacé « Don’t Pass Me By » dans son écosystème d’origine : un laboratoire où l’on essaye, où l’on coupe, où l’on garde ce qui convient. Cet éclairage a contribué à en faire, pour les fans, une sorte de capsule de l’esprit White Album : l’excès, l’essai, la décision de simplicité.
Portrait musical : une country à l’anglaise
Au plan musical, « Don’t Pass Me By » se présente comme une country filtrée par des oreilles britanniques. Le shuffle est net mais pas clinquant ; le piano honky-tonk porte la marche ; le violon apporte un mélange d’allant et de gaucherie charmante. Les accords tournent autour d’un pivot tonal rassurant ; quelques passages chromatiques épicent sans prétendre renouveler le langage. Le pont s’autorise une bifurcation légère, histoire de relancer l’oreille, avant de revenir, sans détour, au refrain.
Ce dessin simple a un mérite : il met en valeur la voix de Ringo, sa façon d’atterrir juste au bon endroit de la mesure, d’éclairer un mot par une accentuation naturelle, de laisser la phrase vivre sans la sur-définir. Le mixage garde la voix devant, assez proche, comme on parle à quelqu’un dans une cuisine. On est loin des effets psychédéliques ou des architectures baroques ; on est dans le présent d’un chanteur qui raconte sans manier la plume comme une arme.
Texte sans fard : l’inquiétude du refus
Le sujet de la chanson est d’une simplicité désarmante : la crainte d’être ignoré, de voir l’autre s’éloigner, le désir de rappeler sa présence à la personne aimée. Ringo évite volontairement la grandiloquence ; il ne cherche pas la métaphore qui éblouit, mais l’image qui touche. Quelques tournures répétées, un rythme de parole reconduit au chant, et ce qu’il faut de réassurance dans les couplets pour que le refrain, quand il arrive, soit davantage une insistance qu’un cri. Là encore, l’efficacité tient à la tenue : aucun effet hors de propos, aucune pirouette qui éloigne.
Cette économie reflète un choix esthétique autant qu’humain. Ringo n’est ni le satiriste acide qu’on trouve chez Lennon, ni le lyriciste orfèvre qu’incarne McCartney. Il se situe ailleurs : dans la parole ordinaire rendue chanson. Et c’est précisément pour cela qu’elle fonctionne.
Une place dans l’histoire : de la « petite » chanson au cas d’école
Il serait tentant de ranger « Don’t Pass Me By » parmi les « petites » chansons d’un album géant. Ce serait passer à côté de sa valeur documentaire. Son parcours — de la plaisanterie en 1964 à la prise en 1968 — explique, mieux que bien des discours, la manière dont les Beatles décidaient, ou non, de consacrer une idée. Elle raconte la tolérance d’un groupe capable d’accueillir une mini country à côté de pièces expérimentales ou lyriques ; elle raconte aussi l’exigence qui pousse à tester des entrées orchestrales, à jouer sur les vitesses, à peaufiner jusqu’au point où la chaleur l’emporte sur l’astuce.
Elle éclaire, enfin, le rôle de Ringo dans la bande : pas seulement le batteur indispensable que l’on sait, mais un musicien qui apporte, quand il écrit, une qualité singulière — celle de la dédramatisation. Dans un groupe où tout peut aisément devenir manifesto ou performance, il rappelle que la chanson peut être un objet simple, suffisamment bien construit pour tenir, suffisamment sincère pour rester.
Héritages et prolongements : d’un refrain obstiné à une voix qui compte
Après « Don’t Pass Me By », la voie est ouverte. L’année suivante, « Octopus’s Garden » prouvera que l’imaginaire de Ringo — entre conte et sourire — peut inspirer une mélodie solide et fédératrice. En solo, dès le début des années 1970, Ringo confirmera sa capacité à coécrire des standards, porté par son sens du choix (producteurs, musiciens, tonalités) et par une intuition très sûre des limites à ne pas franchir : ne jamais trahir la droiture qui fait sa force.
Dans la culture Beatles, « Don’t Pass Me By » a pris avec le temps un parfum de vignette chérie. Elle parle aux auditeurs qui aiment l’album pour sa diversité ; elle parle aux musiciens qui admirent sa franchise rythmique ; elle parle, enfin, à ceux qui voient dans l’histoire des Beatles autre chose qu’une succession de tours de force : une communauté de tempéraments, de savoir-faire et de délicatesses.
Quatre ans pour apprendre la vertu d’un détour
Que nous raconte, au fond, l’attente de quatre ans avant l’enregistrement de « Don’t Pass Me By » ? Qu’une chanson a parfois besoin de temps ; que le bon contexte — une place, un équilibre sonore, une séquence d’album — compte autant que la qualité intrinsèque ; qu’une idée née au coin d’un piano, chez soi, peut tenir sa place à côté des monuments, pour peu qu’on la laisse respirer. Elle rappelle aussi une évidence : la grandeur des Beatles n’est pas seulement dans leurs sommets ; elle est dans leur capacité à accueillir les singularités de chacun.
Ringo, dans cette affaire, est resté Ringo : modeste, tenace, précis. Il a toléré les délais, essayé des voies, accepté de rire de lui-même quand il le fallait, et fini par obtenir ce qu’il cherchait : une chanson à son nom, telle qu’il l’entendait, ni plus ni moins. Ce n’est pas un miracle. C’est le produit d’une patience musicale et d’un groupe assez large pour que la petite musique d’un batteur auteur trouve, elle aussi, son heure.
Dans la grande fresque de 1968, où la modernité pop se redessine à chaque piste, « Don’t Pass Me By » tient lieu de contrechamp : une poignée d’accords, un violon qui avance à pas faux mais sûrs, un piano qui cligne de l’œil au saloon, une voix qui dit les choses simplement. Et, derrière, quatre ans d’histoire condensés en quelques minutes. C’est peu, c’est beaucoup : c’est exactement ce qu’il fallait.
