En 1976, George Harrison critique sévèrement la musique d’Elton John, qu’il juge trop formatée et répétitive. Ce jugement cache une vision artistique exigeante, nourrie par son amour pour la musique indienne, la soul et des figures comme Smokey Robinson ou Bob Dylan. Derrière cette pique se dessine une éthique musicale fondée sur la sincérité, la profondeur et la quête spirituelle.
Parmi les sobriquets attribués aux Beatles, celui de « Quiet Beatle » accolé à George Harrison a longtemps laissé croire à une nature taiseuse, presque effacée. C’est une image partielle. En interview, Harrison cultivait un esprit sec et acéré, une ironie mordante, une exigence esthétique rarement édulcorée. Quand il aimait, il le disait sans détour. Quand il n’aimait pas, aussi. Cette franchise — parfois abrupte — éclaire un propos resté célèbre : interrogé au milieu des années 1970 sur la pop du moment, Harrison balaie Elton John d’un revers de main : « Je n’ai jamais pensé grand-chose de sa musique… tout se ressemble, même s’il a écrit une bonne chanson une fois — il y a longtemps. » Propos d’humeur ou ligne de fond ? Derrière la boutade, on devine un système de valeurs précis, forgé par ses découvertes musicales, sa spiritualité et ses choix d’artiste. L’entretien accordé à India Today en 1976 en est la porte d’entrée la plus claire.
Sommaire
- L’entretien de 1976 : un goût pour l’Inde, des réserves sur la pop « à la formule »
- Pourquoi Elton John ? Le contexte musical et commercial du milieu des années 1970
- L’autre versant : l’admiration intacte pour Dylan, Motown et la soul
- « Une bonne chanson » : la devinette Harrison
- L’Inde, Bismillah Khan et la quête d’un ailleurs
- 1976, année charnière pour Harrison
- Elton John, la machine à hits… et la profondeur sous-jacente
- Relations personnelles : l’amitié derrière le désaccord esthétique
- Un contre-champ beatlesien : l’ombre portée de Lennon et la pop « à la John »
- Le cas Smokey Robinson : deux chansons, une leçon de gratitude
- Formule vs. forme : au-delà du bon mot
- Ce que révèle la pique sur Harrison lui-même
- L’épreuve du temps : deux héritages qui se parlent
- Épilogue : « Tout se ressemble » — vraiment ?
- Pour mémoire : la trajectoire parallèle des années 1970
- Coda : ce que Harrison nous demande, encore
L’entretien de 1976 : un goût pour l’Inde, des réserves sur la pop « à la formule »
À New Delhi en décembre 1976, Harrison défend, presque avec ferveur, ce qui l’enthousiasme encore : la musique indienne. « Personnellement, je pense que c’est là que ça se passe. Si je devais choisir un seul disque au monde, je prendrais Bismillah Khan et c’est tout. » Questionné sur la pop contemporaine, il cite ses amours de toujours — Tamla-Motown, Chuck Berry — puis ses héros personnels : Smokey Robinson (« j’ai écrit deux chansons sur lui »), Stevie Wonder, George Benson et Bob Dylan (« tout ce qu’il fait vaut l’écoute »). L’enthousiasme se mue en critique lorsqu’il s’agit d’Elton John : « sa musique est faite à la formule : on jette des paroles, quatre accords, on secoue bien et voilà le nouveau super-tube. » La phrase, sèche, a fait florès — et dit surtout ce que Harrison attend d’un morceau : une singularité d’écriture et une profondeur qui échappent au simple artisanat efficace des hits.
Pourquoi Elton John ? Le contexte musical et commercial du milieu des années 1970
Pour mesurer la sortie de route de Harrison, il faut replacer Elton John dans sa trajectoire : entre 1972 et 1975, le pianiste anglais règne sur les classements américains, enchaînant les albums au sommet et installant son nom au panthéon des hitmakers. Cette cadence exceptionnelle, tractée par des singles comme « Rocket Man », « Bennie and the Jets » ou « Goodbye Yellow Brick Road », a fait d’Elton le visage le plus visible — et parfois le plus prévisible aux yeux des puristes — de la pop occidentale. La presse spécialisée rappellera plus tard à quel point il a empilé les records Billboard, fixant une référence commerciale sur la décennie.
Au moment où Harrison parle, Goodbye Yellow Brick Road (1973) s’est déjà imposé comme le magnum opus d’Elton, numéro 1 aux États-Unis et au Royaume-Uni, et futur classique certifié multi-platine, régulièrement hissé dans les palmarès des meilleurs albums. Pour un musicien comme Harrison, viscéralement attaché à la quête plutôt qu’à la performance, cette hégémonie peut cyniquement ressembler à une mécanique bien huilée. D’où l’acidité de la formule : « tout se ressemble ».
L’autre versant : l’admiration intacte pour Dylan, Motown et la soul
Si Harrison tacle, ce n’est pas par posture nihiliste : il n’a jamais cessé de réaffirmer ce qu’il aime. Son panthéon tient en quelques noms — Smokey Robinson, Stevie Wonder, Bob Dylan — qui incarnent à ses yeux l’alliance d’une écriture idiosyncratique et d’une âme. La preuve est gravée dans ses propres disques : sur Extra Texture (Read All About It) (1975), il signe « Ooh Baby (You Know That I Love You) », hommage direct à Robinson et au standard des Miracles « Ooo Baby Baby ». Un an plus tard, sur Thirty Three & 1/3 (1976), il double la mise avec « Pure Smokey », lettre ouverte de gratitude à son idole. Loin de la pique, Harrison compose — littéralement — avec ce qui l’élève.
« Une bonne chanson » : la devinette Harrison
Dans l’entretien indien, Harrison concède qu’Elton John a « écrit une bonne chanson », « il y a longtemps », sans dire laquelle. Le journaliste et le fan en chacun de nous sont tentés d’y voir une allusion à « Your Song » (1970), sommet d’élégance mélodique retenue, souvent brandi comme l’anti-spectacle d’Elton : une mélodie claire, un piano nu, un texte de Bernie Taupin d’une simplicité touchante. On peut aussi penser à « Goodbye Yellow Brick Road » (1973), considéré comme une des pièces maîtresses du duo John/Taupin. Mais Harrison ne l’a jamais précisé — le mystère participe au charme grinçant de sa sortie. Ce flou invite surtout à lire l’ensemble de sa phrase : sa critique n’attaque pas un titre, elle pointe le procédé.
L’Inde, Bismillah Khan et la quête d’un ailleurs
Ce que Harrison oppose implicitement à la « formule » pop, c’est un ailleurs esthétique. Depuis sa rencontre avec Ravi Shankar en 1966, il explore la musique classique indienne, ses râgas, ses cycles rythmiques, la densité de sa spiritualité. En 1976, citer Bismillah Khan — maître de la shehnai — revient à signifier qu’une ligne-mélodie peut valoir par sa voix et sa respiration, que la virtuosité n’est pas un gimmick mais un dévouement à l’instant musical. Pour Harrison, ce monde-là « c’est là que ça se passe », et c’est peu dire que ses choix (au sein des Beatles puis en solo) en portent l’empreinte.
Cette passion n’est pas qu’un goût. Elle nourrit un engagement : en 1971, aux côtés de Shankar, Harrison organise le Concert for Bangladesh au Madison Square Garden, premier méga-concert caritatif de l’histoire du rock, qui associe musique occidentale et musique indienne et installe un modèle pour les grandes opérations caritatives à venir. Des décennies plus tard, l’album-concert rejoint les plateformes de streaming, et les profits continuent d’abonder le George Harrison Fund for UNICEF. Là encore, on mesure une boussole : la musique comme service, l’artiste comme vecteur.
1976, année charnière pour Harrison
Les jugements d’un artiste s’ancrent aussi dans la conjoncture. Pour Harrison, 1976 est l’année de Thirty Three & 1/3 : un disque fluide, relancé par l’ironie de « This Song » et la douceur de « Crackerbox Palace », premier album distribué par Warner sur son label Dark Horse. Sa trajectoire solo a connu des soubresauts — querelles juridiques, fatigue, maladie — mais elle s’éclaircit. D’où, peut-être, une liberté de ton plus crâne qu’à l’habitude, et la volonté d’affirmer un camp esthétique : celui du chant et du jeu qui ne se contentent pas de recettes.
Elton John, la machine à hits… et la profondeur sous-jacente
La charge de Harrison ne doit pas faire oublier la richesse du répertoire d’Elton John — et la variété de ses approches. À côté de l’énergie glam et de l’écriture hautement mémorisable de ses singles, beaucoup entendent chez lui un lyrisme qui échappe à la caricature « quatre accords ». Goodbye Yellow Brick Road témoigne de cette amplitude, tout comme certaines orchestrations cinématographiques qui refusent l’ornement gratuit. Le disque demeure l’un des repères majeurs de l’album pop des années 1970, largement salué par la critique et le public. Si la pique de Harrison frappe juste en ciblant les réflexes d’une industrie en quête de répétabilité, elle minimise la palette d’un artiste capable, aussi, d’une délicatesse subtile.
Relations personnelles : l’amitié derrière le désaccord esthétique
Ce qui rend cette histoire touchante, c’est que l’admiration artistique n’est pas un préalable à la bienveillance personnelle. George Harrison et Elton John se fréquentent, partagent des amis et des scènes. Le 5 juin 1987, ils se retrouvent ensemble au Prince’s Trust Rock Gala à Wembley : Harrison, Ringo Starr, Eric Clapton, Jeff Lynne, Phil Collins et Elton John jouent « While My Guitar Gently Weeps » et d’autres standards dans une configuration « all-stars ». La musique rapproche, même quand les goûts divergent.
Surtout, Harrison s’inquiète du mode de vie d’Elton. En 2019, le chanteur raconte combien George a su lui parler franchement durant ses années sombres : « Arrête de mettre cette poudre dans ton nez », résume-t-il, mi-rire mi-aveu. Cette franchise, plusieurs fois répétée, comptera dans le chemin d’Elton vers l’abstinence. L’histoire retiendra que le pianiste deviendra sobre en 1990, avant d’ériger sa fondation et de devenir une des grandes voix de la prévention et du care. Dans la bouche d’Elton, Harrison apparaît alors comme une sorte de sage — jeune en âge au sein des Beatles, mais ancien en regard intérieur.
Un contre-champ beatlesien : l’ombre portée de Lennon et la pop « à la John »
L’ironie veut qu’Elton John ait rendu, en 1974, un hommage vibrant au songwriting Lennon-McCartney en propulsant au sommet des charts sa reprise de « Lucy in the Sky with Diamonds » — performance à laquelle John Lennon lui-même participe, guitare et chœurs, sous le pseudonyme Dr. Winston O’Boogie. Là encore, on perçoit ce que Harrison reproche à la pop en série : l’écart avec la liberté d’un Lennon ou d’un McCartney à leur zénith, l’écart avec ce qu’il nomme, en creux, l’invention. Pourtant, cette reprise-là prouve aussi qu’Elton sait transfigurer un matériau existant en le faisant rayonner sur des publics entiers.
Le cas Smokey Robinson : deux chansons, une leçon de gratitude
Tout chez Harrison converge vers Smokey Robinson comme étalon du songwriter. Son choix d’écrire deux chansons « sur » (ou pour) Smokey renvoie à une éthique de la reconnaissance : « Ooh Baby (You Know That I Love You) » (1975) salue la ligne et l’élan du classique des Miracles ; « Pure Smokey » (1976) remercie explicitement l’artiste pour « le cadeau de sa musique ». Harrison y dit tout : l’importance d’exprimer sa gratitude à temps, sous peine de le regretter plus tard. C’est l’exact opposé de la formule « quatre accords » : non pas une recette, mais un dialogue.
Formule vs. forme : au-delà du bon mot
Qu’appelle-t-on « formule » dans la bouche d’Harrison ? Pas simplement l’ossature harmonique — l’immense majorité des chansons pop reposent, de fait, sur quelques progressions standards — mais la répétition d’effets : montée de refrain, modulation, structure couplet-refrain identique, production qui reconduit les mêmes tics sonores. Or l’oreille d’Harrison a été rééduquée par les râgas, par la souplesse du tempo et la respiration modale, par des maîtres comme Ravi Shankar ou Bismillah Khan. Ce qu’il entend chez Elton, c’est moins un manque de talent — il admet lui-même « une bonne chanson » — qu’une fabrique du tube qui l’ennuie, surtout quand elle s’auto-imite. C’est aussi, à sa façon, une critique de l’industrie : celle qui privilégie le similaire sur le singulier.
Ce que révèle la pique sur Harrison lui-même
La phrase sur Elton dit beaucoup sur Harrison. D’abord, qu’il s’est détaché du réflexe de « plaire à tout le monde ». Ensuite, qu’il se mesure à des critères internes : la voix d’un instrument, l’économie du geste, la sincérité d’une intention. Enfin, que sa spiritualité — loin d’un vernis — irrigue son écoute : la musique doit être un chemin. C’est la logique du Concert for Bangladesh, c’est l’intuition qui guide sa curation de musiques indiennes, c’est l’obsession de chanter juste, même au prix d’un non-succès relatif. Ces constantes donnent son sens à la sévérité perçue : il ne s’agit pas de clouer au pilori un contemporain, mais d’énoncer son cahier des charges.
L’épreuve du temps : deux héritages qui se parlent
Près d’un demi-siècle plus tard, les deux legs coexistent sans s’annuler. Elton John a consolidé un catalogue qui traverse les générations, des bandes originales oscarisées à des tournées d’adieu monumentales, tout en faisant de sa sobriété et de sa philanthropie un chapitre central de sa biographie. George Harrison, lui, apparaît plus que jamais comme le passeur qui a déplacé le centre de gravité de la pop vers d’autres traditions, le musicien qui a prouvé qu’une éthique personnelle peut tenir lieu de ligne artistique. Que l’un et l’autre aient pu partager un plateau — Prince’s Trust — et une amitié faite d’exigence dit assez leur parenté d’esprit, par-delà des divergences de goût.
Épilogue : « Tout se ressemble » — vraiment ?
Rien ne « se ressemble » si l’on écoute attentivement. Chez Elton, les ballades piano-voix comme « Your Song » et les fresques Goodbye Yellow Brick Road ne convoquent pas le même imaginaire que l’énergie de « Saturday Night’s Alright for Fighting ». Et chez Harrison, les hommages Motown et la slide guitar habitée ne racontent pas la même histoire que son travail modal. La petite phrase de 1976 a le panache des anathèmes ; elle a surtout la vertu d’ouvrir une discussion sur ce qui fait la différence entre formule et forme, entre recette et écriture. Rien n’empêche d’aimer — ou de débattre — des deux.
Pour mémoire : la trajectoire parallèle des années 1970
À la même période, l’album-monument d’Elton et ses singles s’installent dans la durée, tandis que Harrison signe, avec Thirty Three & 1/3, un retour inspiré après quelques années accidentées. Le piano-pop maximaliste de l’un et la pop-soul lumineuse mâtinée d’indianité de l’autre incarnent deux solutions à une même époque : élargir la pop ou l’approfondir. Les chiffres, les classements et les récompenses consacrent Elton. L’influence en profondeur, l’ouverture aux musiques du monde et une éthique de passeur consacrent Harrison. Et l’on peut aimer les deux — y compris au sein d’un même cœur de fan des Beatles.
Coda : ce que Harrison nous demande, encore
Si l’on dépouille l’anecdote de sa charge piquante, il reste un appel : écouter au-delà de la surface, aller chercher la voix qui ne répète pas, même quand l’industrie pousse au similaire. Harrison, l’ami qui sermonne Elton en privé, l’artiste qui remercie Smokey Robinson en public, l’organisateur du Concert for Bangladesh, est de ceux qui croient que la musique s’adresse à la conscience autant qu’aux classements. On peut sourire de son verdict sur Elton — et lui opposer des contre-exemples. Mais on gagne toujours à remonter le fil des critères qui l’ont produit : une curiosité insatiable, un amour têtu pour la musique indienne, et l’idée simple — mais exigeante — que la chanson est davantage qu’un assemblage de « quatre accords ». C’est un engagement.
