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« Can’t Buy Me Love » : quand McCartney défie Lennon pour le trône des Beatles

Publié le 12 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1964, Paul McCartney compose « Can’t Buy Me Love », marquant une prise d’ascendant temporaire sur John Lennon au sein des Beatles. Cette chanson, portée par McCartney seul, symbolise un tournant dans la dynamique du duo Lennon–McCartney. Lennon répond avec « You Can’t Do That », nourrissant une rivalité créative féconde qui propulsera l’album A Hard Day’s Night. Ce duel artistique révèle une complémentarité rare, où chaque défi pousse l’autre à se surpasser, contribuant à l’exceptionnelle productivité du groupe.


La légende veut que John Lennon et Paul McCartney aient écrit, côte à côte, la plupart des chansons des Beatles, tel un tandem inséparable, complétant les phrases l’un de l’autre dans une fraternité sans nuage. La réalité est plus complexe, plus intéressante aussi. Leur partenariat a bien engendré certaines des plus grandes chansons du XXᵉ siècle, mais, passé les débuts, ils ont de moins en moins composé « à quatre mains » au sens strict. À mesure que le groupe gagnait en confiance, en célébrité et en ambitions, chacun des deux apportait des morceaux de plus en plus aboutis, que l’autre découvrait souvent en studio, parfois même au moment de l’enregistrement. Cette dynamique a nourri autant de merveilles que de rivalités. Dans cette joute créative, un titre occupe une place à part : « Can’t Buy Me Love », la chanson avec laquelle Paul McCartney a, de fait, challengé John Lennon sur le terrain du leadership artistique du groupe.

Sommaire

  • Des débuts « eyeball to eyeball » à l’affirmation de deux plumes
  • Début 1964 : un contexte électrique, une industrie à conquérir
  • « Can’t Buy Me Love » : un geste artistique et un geste de pouvoir
  • La riposte fulgurante de John Lennon : « You Can’t Do That »
  • « A Hard Day’s Night » : l’album où Lennon reprend la main
  • Leadership : un mot, plusieurs réalités
  • Une émulation qui élève le niveau : « Yesterday », « Norwegian Wood », « Strawberry Fields », « Penny Lane »
  • Le poids symbolique du single : A-side, B-side et diplomatie interne
  • En studio : vitesse, précision et science de l’arrangement
  • L’accord qui ouvre le monde : « A Hard Day’s Night » comme sommet de la période
  • « Can’t Buy Me Love » dans l’histoire des Beatles : plus qu’un numéro 1
  • Rivalité ou fraternité ? Les deux, toujours les deux
  • Le printemps 1964, une mappemonde conquise
  • Une compétition… bénéfique
  • Au-delà du mythe : ce que cette séquence nous apprend sur leur écriture
  • Épilogue provisoire : une étincelle qui continue de brûler
  • Coda : écouter la conversation qui court sous les chansons

Des débuts « eyeball to eyeball » à l’affirmation de deux plumes

Dans les toutes premières années, jusqu’en 1963, Lennon et McCartney travaillent très souvent « eyeball to eyeball », littéralement face à face, guitare en main, chez l’un ou l’autre, dans les loges ou à l’arrière d’un van. De cette proximité naissent des tubes fondateurs comme « I Want to Hold Your Hand » ou « She Loves You ». La signature Lennon–McCartney, que Brian Epstein impose comme crédit systématique, reflète alors un esprit d’équipe, une identité partagée : la marque d’un duo.

À partir de 1964, la donne change. Les chansons deviennent plus personnelles, reflétant davantage la sensibilité de chacun. John Lennon amène des textes plus crus, parfois teintés de jalousie, d’angoisse ou d’ironie, tandis que Paul McCartney cultive une veine mélodique d’une limpidité déconcertante, ouverte aux harmonies sophistiquées et aux élans romantiques. Les deux approches ne sont pas antinomiques ; elles se répondent, se défient, se stimulent. Chacun écoute l’autre comme on surveille un rival qu’on admire : avec gourmandise et vigilance.

Début 1964 : un contexte électrique, une industrie à conquérir

L’hiver 1963–1964 est un moment-charnière. Les Beatles passent de phénomène britannique à phénomène mondial. « I Want to Hold Your Hand » conquiert l’Amérique, le groupe s’apprête à tourner son premier film, A Hard Day’s Night, et George Martin, leur producteur, orchestre une cadence infernale : un film et deux albums par an, sans compter les singles. Dans ce tourbillon, l’atelier Lennon–McCartney se professionnalise. On n’écrit plus seulement pour alimenter la scène du Cavern Club ; il faut fournir des chansons pour le cinéma, la radio, la télévision, le marché américain, le marché britannique, et garder la main sur la qualité malgré un emploi du temps déraisonnable.

C’est dans cette pression permanente que Paul McCartney dégaine « Can’t Buy Me Love ». La chanson, d’une simplicité trompeuse, se démarque par son efficacité mélodique et son contenu : un refrain immédiatement mémorisable, une structure qui file droit, et un propos qui refuse la confusion entre amour et argent. Pour un groupe que l’on accuse déjà parfois d’être des « moneymakers », la déclaration sonne comme un manifeste. Et, plus encore, comme une prise d’initiative.

« Can’t Buy Me Love » : un geste artistique et un geste de pouvoir

Au-delà de son succès, « Can’t Buy Me Love » est un moment de bascule. Paul McCartney la porte presque seul : lead vocal unique, présence centrale de sa voix, impulsion rythmique nette. En coulisses, l’acte est fort. Là où beaucoup de chansons précédentes reposaient sur un dialogue formel entre Lennon et McCartney—phrases partagées, harmonies en tierces, effets de ping-pong—, ce titre affiche l’assurance d’un auteur-interprète qui mène la danse de bout en bout. Musicalement, la progression est limpide : couplets dégraissés, refrain irrésistible, pont concis, solo de guitare ciselé qui sert la voix au lieu de la contester.

Le message implicite est double. D’un côté, McCartney affirme qu’il peut amener un single numéro 1 sans reposer sur le duo vocal traditionnel. De l’autre, il signale qu’il peut tenir le gouvernail quand il le faut : la chanson est prête, solide, calibrée pour l’album et pour le film qui se prépare. Pour John Lennon, c’est un avertissement amical… et un aiguillon. Car s’ils sont alliés, ces deux-là sont aussi des compétiteurs. Et rien ne stimule Lennon comme la nécessité de répondre à un défi.

La riposte fulgurante de John Lennon : « You Can’t Do That »

La réponse de John Lennon ne se fait pas attendre. Aussitôt qu’il apprend que « Can’t Buy Me Love » sera l’A-side du prochain single, il arrive en studio avec « You Can’t Do That », un morceau sec et nerveux, qui devient la B-side. Chanson jalouse, presque possessive, elle tranche avec l’optimisme rayonnant de McCartney. La rythmique y est carrée, la guitare tranchante, et un détail compte pour l’histoire : Lennon y joue un solo de guitare. Jusqu’alors, les solos étaient le domaine de George Harrison (avec, à l’occasion, des exceptions portées par McCartney). Que Lennon s’en charge lui-même confère au titre une énergie quasi live, une rugosité assumée.

On y entend surtout la manière dont Lennon transforme la rivalité en carburant. « You Can’t Do That » n’est pas une chanson écrite pour être aimable. C’est une chanson pour reprendre du terrain, rappeler que la voix de Lennon—sa plume et son grain—reste l’un des moteurs principaux du groupe. Là où McCartney articule une éthique de l’amour détachée des signes extérieurs de richesse, Lennon déroule un portrait de l’amour comme théâtre des insécurités : l’autre peut « faire » ou « ne pas faire », et l’on pose des limites. Deux visions, deux tempéraments, une même ambition : imposer une chanson qui compte.

« A Hard Day’s Night » : l’album où Lennon reprend la main

La joute ne s’arrête pas au single. Quelques semaines plus tard, le groupe s’attelle à l’album A Hard Day’s Night, bande originale du film éponyme. Particularité historique : c’est le premier album des Beatles composé uniquement de titres Lennon–McCartney. Et, sur ce disque, John Lennon mène l’essentiel de la manœuvre. Il signe, entre autres, « I Should Have Known Better », « Tell Me Why », « If I Fell », sans oublier le morceau-titre, « A Hard Day’s Night », propulsé par l’accord d’ouverture le plus célèbre du rock.

Ce moment consacre une alternance féconde. McCartney vient d’imposer un single en or massif avec « Can’t Buy Me Love » ; Lennon, poussé par l’adrénaline de la compétition, aligne une série de titres qui donnent à l’album sa teinte, nerveuse et sentimentale, avec ces inflexions mineures dont il a le secret. « If I Fell » expose sa fragilité, « I Should Have Known Better » son allant mélodique, « Tell Me Why » son sens du contrepoint vocal. La complémentarité avec McCartney reste totale : « And I Love Her » et « Things We Said Today » apportent la clarté harmonique et la rondeur mélodique qui fixent l’équilibre du disque. Mais le visage global de l’album, sa ligne de force, sont lennoniens. Comme si « Can’t Buy Me Love » avait allumé la mèche.

Leadership : un mot, plusieurs réalités

Parler de leadership chez les Beatles, c’est jouer avec une notion fuyante. Au départ, dans les salles de Hambourg puis à Liverpool, John Lennon est la figure naturelle du groupe : sa voix rauque, sa présence frontale, son humour acerbe. Paul McCartney, plus diplomate, plus soucieux d’arrangements, grimpe en responsabilité à mesure que le groupe professionnalise son travail en studio. George Harrison, discret mais tenace, impose de plus en plus ses chansons. Ringo Starr, enfin, stabilise l’ensemble par sa musicalité et sa personnalité. Le leadership n’est pas un trophée ; c’est une force mouvante qui change selon les moments, les projets, les besoins.

« Can’t Buy Me Love » marque l’un de ces moments où McCartney paraît prendre l’ascendant. Chanson écrite vite, chantée vite, emmenée vite, elle répond au tempo industriel que Brian Epstein et George Martin imposent alors. Dans une autre logique, Lennon regagne l’espace sur A Hard Day’s Night par la densité de ses propositions. Dans cette alternance se joue l’extraordinaire qualité moyenne des années 1963–1965 : le groupe ne laisse passer aucun temps faible parce que l’un relance toujours l’autre.

Une émulation qui élève le niveau : « Yesterday », « Norwegian Wood », « Strawberry Fields », « Penny Lane »

La mécanique est connue. Quand McCartney arrive avec « Yesterday », ballade épurée soutenue par un quatuor à cordes, Lennon pivote vers une écriture plus introspective et narrative, qui conduira notamment à « Norwegian Wood (This Bird Has Flown) ». Quand Lennon livre « Strawberry Fields Forever », rêve éveillé, expérimental et mélancolique, McCartney répond par « Penny Lane », miniature baroque, lumineuse et détaillée. Est-ce de l’ego ? Oui, aussi—ce serait naïf de croire le contraire. Mais c’est surtout le moteur d’une escalade qualitative. Chacun voudrait offrir à l’autre une chanson si bonne qu’elle l’oblige à se dépasser.

« Can’t Buy Me Love » appartient à cette lignée d’étincelles. Elle ne se contente pas de cocher les cases du hit ; elle redéfinit la barre à atteindre pour la B-side, pour l’album, pour le film, pour l’image publique du groupe. Lennon, piqué, aligne alors de son côté une série d’écritures qui densifient la palette émotionnelle du long player. Le résultat ? Un printemps 1964 triomphal, ponctué par des classements records et, surtout, par un disque qui tient la route au-delà de ses deux ou trois chansons phares.

Le poids symbolique du single : A-side, B-side et diplomatie interne

Au cœur de la rivalité feutrée, il y a une institution : le single. Dans l’économie musicale des années 1960, l’A-side a valeur de déclaration. Elle dit qui tient le volant—du moins aux yeux du public—au moment où la galette sort. Lorsque « Can’t Buy Me Love » est choisie comme face A, c’est donc une décision lourde : elle montre McCartney en tête d’affiche. La B-side, « You Can’t Do That », n’est pas un lot de consolation ; c’est la preuve que Lennon répond, et qu’il répond en auteur performer, guitare en main.

Cette diplomatie interne est l’un des secrets de la longévité créative des Beatles. Choisir une A-side de McCartney n’empêche pas de livrer un album majoritairement lennonien quelques semaines plus tard. Et inversement. Derrière ce réglage fin, on sent la main de George Martin, qui comprend très vite qu’il faut ménager la susceptibilité des uns et l’ambition des autres, tout en assurant au groupe un flux ininterrompu de chansons marquantes.

En studio : vitesse, précision et science de l’arrangement

Quand on écoute « Can’t Buy Me Love », on perçoit une évidence : la mise en place rythmique. La guitare rythmique avance comme une horloge, la basse de McCartney sculpte les appuis, la batterie de Ringo Starr ferme le cadre sans jamais l’écraser. Le solo central, signé George Harrison, ne cherche pas l’épate ; il prolonge la ligne vocale, comme une respiration. Cette économie de moyens est trompeuse : elle suppose des choix drastiques, la suppression de tout gras, l’assurance que chaque élément serve le hook vocal.

À l’inverse, « You Can’t Do That » expose un autre visage du groupe : guitares plus mordantes, cowbell qui ponctue la pulsation, voix de Lennon au premier plan avec son grain légèrement râpeux. Le solo qu’il s’accorde est volontaire, presque brut. L’effet est scénique : on imagine la chanson jouée sur scène, sans filet, dans une urgence contrôlée. Deux écoles, deux tempéraments, une même précision.

L’accord qui ouvre le monde : « A Hard Day’s Night » comme sommet de la période

Le titre « A Hard Day’s Night » mérite un clin d’œil dans cette histoire de rivalité productive. L’accord inaugural—mêlant les douze cordes de George Harrison, les positions de Lennon et la basse de McCartney—agit comme un coup de flash. Il condense en une seconde tout ce que l’album va déployer : vitesse, invention, aplomb. Si « Can’t Buy Me Love » a mis McCartney en tête d’affiche au printemps, le morceau-titre replace Lennon au centre de l’écran à l’été, avec une écriture qui n’a rien d’un simple contre-feu. C’est l’un des grands équilibres du disque : faire coexister l’évidence mélodique et la rugosité sentimentale, le sourire et l’ombre.

« Can’t Buy Me Love » dans l’histoire des Beatles : plus qu’un numéro 1

Il serait facile de réduire « Can’t Buy Me Love » à son palmarès—numéro 1 des deux côtés de l’Atlantique, présence dans le film, intégration immédiate au répertoire scénique. Ce serait passer à côté de sa fonction narrative. La chanson raconte une idée de l’amour : un sentiment qui ne s’achète pas, même lorsque l’argent afflue. Elle raconte aussi un moment de la vie du groupe : la nécessité d’assumer une célébrité fulgurante sans s’y perdre. Et, plus secrètement, elle raconte un chapitre du dialogue Lennon–McCartney : la façon dont McCartney a, ponctuellement, déplacé le centre de gravité du groupe pour mieux le relancer.

Que Lennon ait répondu en se jetant dans l’écriture de « You Can’t Do That » et d’une grappe de titres majeurs pour A Hard Day’s Night n’est pas un hasard. C’est l’illustration la plus claire de cette émulation qui fait des Beatles un groupe unique : chaque victoire individuelle provoque un sursaut chez l’autre, qui devient à son tour une victoire collective.

Rivalité ou fraternité ? Les deux, toujours les deux

On aime opposer Lennon et McCartney : le rebelle contre le mélodiste, l’âpreté contre la suavité, la confession contre la carte postale. Ces oppositions disent quelque chose, mais pas tout. La vérité, c’est que l’un a constamment nourri l’autre. McCartney n’est jamais aussi bon que lorsqu’il sent Lennon souffler dans son cou ; Lennon n’est jamais aussi incisif que lorsqu’il sait que McCartney vient d’apporter une chanson imparable. La beauté de « Can’t Buy Me Love » tient à ce qu’elle révèle, en creux, la mécanique intime du duo : une poussée, une contre-poussée, et, au bout, une discographie qui ne cesse de s’élever.

On retrouve la même logique dans la suite de leur parcours. Après les sommets conjoints de 1966–1967, la rivalité prend parfois des contours plus âpres, au rythme des tensions internes, des évolutions personnelles, des divergences esthétiques. Mais la règle demeure : quand l’un hausse le ton, l’autre répond. Ce qui peut paraître, vu de loin, comme une lutte d’ego, s’entend, à l’écoute, comme une course vers le haut.

Le printemps 1964, une mappemonde conquise

Si l’on replace « Can’t Buy Me Love » dans la chronologie, on mesure son rôle d’accélérateur. Le printemps 1964 voit les Beatles battre des records de ventes et d’audience. Le titre s’impose sur les ondes, accompagne le groupe dans sa conquête américaine, puis s’invite à l’écran. Dans le film A Hard Day’s Night, il sert de carburant visuel : la vitesse des images épouse la vitesse de la chanson, renforçant le lien entre la musique et la persona du groupe —quatre jeunes gens pressés, vifs, pleins d’idées.

C’est aussi le moment où l’écriture de Lennon se raffermit. « If I Fell » met à nu une vulnérabilité qui deviendra l’une de ses signatures, « I Should Have Known Better » caracole avec son harmonica et sa pulsation, « Tell Me Why » superpose les voix comme des étages d’arguments affectifs. Le contraste avec « Can’t Buy Me Love » enrichit l’ensemble : on a, dans un même bloc de parutions, l’assurance lumineuse de McCartney et l’urgence tourmentée de Lennon.

Une compétition… bénéfique

Faut-il s’offusquer de cette compétition ? On pourrait la juger « peu saine », craindre qu’elle abîme le lien humain. Dans les faits, elle a longtemps été la meilleure alliée du groupe. Les Beatles n’ont pas seulement écrit des chansons immortelles ; ils ont su les écrire vite, beaucoup, et bien, dans une industrie qui exigeait des singles réguliers, des albums consécutifs, des tournées harassantes. Sans la volonté de « faire mieux que l’autre », il est probable que certaines journées auraient accouché de versions moins définitives. Or la discographie des Beatles entre 1963 et 1965 laisse peu de place aux seconds choix.

« Can’t Buy Me Love » cristallise ce bénéfice : McCartney y montre qu’il peut porter, seul, un tube planétaire. Lennon répond en réaffirmant sa voix d’auteur principal sur un long format. Le public, lui, reçoit les deux faces d’une même pièce. Et c’est l’addition de ces forces qui écrit l’histoire.

Au-delà du mythe : ce que cette séquence nous apprend sur leur écriture

Revenir à « Can’t Buy Me Love » et à la réaction immédiate de Lennon, c’est aussi mettre à plat une idée-clé : chez les Beatles, le « meilleur » morceau n’est pas toujours le plus sophistiqué. Il est celui qui, à l’instant T, joue le rôle le plus juste pour le groupe. En 1964, il faut des chansons qui filent droit, qui s’installent en trois écoutes, qui tiennent la route à l’écran et sur scène. McCartney l’a compris et l’applique à la lettre. Lennon, lui, injecte du grain et de l’âpreté, de quoi éviter le lissage. Ensemble, ils dessinent un spectre suffisamment large pour qu’aucun concurrent ne puisse les prendre de vitesse.

Leur façon de s’écrire « l’un contre l’autre » n’est pas tant un duel qu’une diète d’entraînement. McCartney aiguise sa mélodie pour passer au-dessus du filet, Lennon tend sa rythmique et son verbe pour accélérer le jeu. Le match est permanent, mais il n’exclut ni l’entraide ni l’affection. La preuve : à la moindre faiblesse, l’autre ramasse la balle. À la moindre fulgurance, l’autre hausse le niveau.

Épilogue provisoire : une étincelle qui continue de brûler

Avec le recul, « Can’t Buy Me Love » reste plus qu’un classique. C’est un révélateur. Il montre Paul McCartney à un moment où il assume sans filet le rôle de frontman et d’architecte mélodique, et il montre John Lennon transformant le défi en dynamite créative, via « You Can’t Do That » puis une salve de chansons décisives sur A Hard Day’s Night. Ensemble, ces pièces racontent la vraie nature du partenariat Lennon–McCartney : une alliance sous tension, une fraternité piquante, où l’envie de briller n’empêche jamais l’œuvre commune de grandir.

On peut, à l’infini, débattre pour savoir qui « menait » les Beatles à tel ou tel moment. À la vérité, le leadership, chez eux, change de mains au gré des chansons. En 1964, « Can’t Buy Me Love » installe McCartney au premier plan ; dans la foulée, Lennon reconquiert le terrain par la densité et la couleur de son écriture. Aucune hégémonie durable ; une respiration alternée. C’est précisément cette respiration qui fait des Beatles non pas un groupe de deux solistes, mais un organisme vivant.

Si l’on retire la couche de romance, que reste-t-il ? Un mécanisme de haute précision, fait d’exigence, de confiance et d’orgueil bien employé. « Can’t Buy Me Love » n’achète pas l’amour, c’est acquis. Elle achète, en revanche, du temps créatif à un groupe qui en manque, elle achète un horizon à un album à écrire, elle achète, pour Lennon, une raison d’entrer dans la cabine et de tout donner. À cette aune, le morceau vaut de l’or—et pas seulement sur les charts.

Coda : écouter la conversation qui court sous les chansons

Il y a mille façons de réécouter « Can’t Buy Me Love ». Comme un standard immédiat des Beatles, comme un jalon de la Beatlemania, comme un moment de cinéma dans A Hard Day’s Night. On peut aussi l’entendre, désormais, comme le premier mot d’une conversation souterraine entre McCartney et Lennon : « Regarde ce que je peux faire »—« Très bien, regarde ce que je vais faire ». De cette conversation naît une suite d’évidences musicales qui ont façonné la bande-son d’une décennie.

Et si cette rivalité—ce léger pic, ce clin d’œil piquant—était la meilleure nouvelle qu’ait connue la pop en 1964 ? On peut le croire. Sans « Can’t Buy Me Love », on aurait sans doute eu un autre single numéro 1. Avec elle, on a eu, en prime, un John Lennon en état de grâce qui a injecté à A Hard Day’s Night cette densité affective, ce mélange de nerf et de mélodie qui le rendent si singulier. À l’arrivée, ce n’est pas un vainqueur qui s’impose, mais une idée : la compétition—quand elle est habitée par la musique—n’est pas un poison. Elle peut être, comme ici, la meilleure façon de se rappeler pourquoi on compose, pourquoi on chante, pourquoi on entre en studio à l’aube pour recommencer jusqu’à ce que ça tienne tout seul.

« Can’t Buy Me Love », chanson-service, chanson-manifeste, chanson-défi : le geste de Paul McCartney qui pousse John Lennon à sortir l’artillerie. Et, au bout de la course, un disque qui tient, encore et toujours, comme si la mèche n’avait jamais cessé de brûler.


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