Denis Hamel, mon ami, poète et écrivain, m’a offert ce célèbre livre du plus fameux des écrivains portugais, pour Noël dernier, ce dont je le remercie beaucoup.
Je connaissais déjà un petit peu Pessoa (1888-1935), à travers une mince anthologie de ses poésies. Mais sa prose m’était inconnue et ce Livre de l’intranquillité m’a permis de la découvrir, avec un immense plaisir car l’écriture est magnifique d’intelligence et de sensibilité.
J’ai écrit cet article après lecture de la première moitié du livre, jusqu’à la page 300 environ.
Présentation par l’éditeur
Journal de bord de Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité est l’œuvre de toute une vie d’un génie de la littérature mondiale. Morceaux de journaux intimes, aphorismes et réflexions s’y entremêlent pour dessiner les contours d’une mélancolie lucide qui résiste au temps.
Pessoa attribue son écrit à un modeste employé de bureau insomniaque, Bernardo Soares, et raconte une existence ordinaire, une « autobiographie sans événement », à laquelle le protagoniste ne peut accéder en raison de ses innombrables contradictions. Comment vivre en souhaitant à la fois la solitude et la compagnie des vivants ? C’est seulement la nuit, dans les rues désertes de Lisbonne, que le narrateur retrouve une quiétude momentanée. Fernando Pessoa a travaillé plus de vingt ans à cet ouvrage, dont la traduction de Françoise Laye transmet avec transparence la force poétique et dramatique, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature du XXe siècle.
Mon Avis
Il est rare, à travers un livre, de pénétrer dans l’intériorité d’un homme, dans ses pensées les plus reculées et presque à la naissance des perceptions, dans des flux de conscience presque ineffables. Pessoa possède cet extraordinaire talent de savoir décrire en détails et dans toutes leurs subtilités des états de conscience indistincts, des sensations fugaces. Son état d’esprit a l’air de se situer le plus généralement dans une zone floue entre le rêve, l’ennui, l’apathie, et une certaine forme d’angoisse liée au néant. Il parle souvent de renoncement, de résignation, de stagnation et, en même temps, il semble éprouver une sorte de satisfaction dans cette défaite apparente face à la vie. Je crois que, à travers ces descriptions psychiques de Bernardo Soares, il cherche à rendre compte de ce que signifie « être vivant » pour chacun de nous. Quand on se retrouve face à soi-même, dans la solitude, le soir, la conscience de soi peut effectivement paraître diffuse, incertaine, et on a l’impression que cette situation d’isolement apporte à la fois l’apaisement et l’inquiétude. C’est à des expériences de ce type que j’ai parfois songé en lisant ce « Livre de l’intranquillité« .
J’ai eu l’impression, aussi, que Bernardo Soares avait du mal à se situer par rapport au reste des hommes. Certains signes tendraient à nous montrer qu’il se sent supérieur au commun des mortels (puisqu’il a conscience de son génie littéraire) mais, en même temps, il désire se contenter d’une vie totalement banale où nul ne le distingue des autres aides-comptables et, tout à la fois, il semble parfois souffrir d’une incapacité à vivre normalement, ce qui pourrait marquer un genre de handicap, de lacune existentielle.
Parfois, le tempérament de cet homme pourrait nous faire penser à L’étranger de Camus, dans la mesure où il reste toujours éloigné des autres, en retrait du monde, dans une solitude profonde, mais, en même temps, il cultive les sensations et les émotions avec application.
Très peu de pages sont consacrées à la vie du monde ou à la politique, mais, dès qu’il aborde ces sujets, Bernardo Soares quitte tout à fait le ton du doux poète rêveur pour devenir beaucoup plus acrimonieux, et nous nous apercevons qu’il est plutôt réactionnaire, hostile à toute idée de progrès. Selon lui, le seul changement qui peut exister dans ce monde c’est celui que chacun réalise sur soi-même, en son for intérieur.
Du point de vue du style, superbe et captivant, Pessoa aime jouer avec les paradoxes, les formules aphoristiques, l’influence sur sa vie de nombreuses choses qui n’existent pas et n’ont jamais existé. Il excelle aussi dans les descriptions de paysages nocturnes ou pluvieux ou crépusculaires.
Je recommande sans hésiter !
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Quelques Extraits
Un extrait page 75
Je ne puis concevoir que comme une sorte de manque de propreté cette stagnation inerte où je gis, dans une existence toujours égale et toujours semblable, comme de la poussière ou de la saleté déposée à la surface du non-changement.
De même que nous lavons notre corps, nous devrions laver notre destin, changer de vie comme nous changeons de linge – non point pour nous maintenir en vie, comme lorsque nous mangeons et dormons, mais en vertu de ce respect détaché de nous-mêmes que l’on appelle précisément propreté.
Il y a bien des gens chez qui le manque de propreté n’est pas un trait de volonté, mais comme un haussement d’épaules de l’intelligence ; et il en est beaucoup chez qui une vie égale et effacée n’est pas due à une décision délibérée, ni à une résignation naturelle devant une vie qu’ils n’ont pas voulue, mais à un affaiblissement de leur compréhension d’eux-mêmes, à une ironie automatique envers la connaissance.
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Un extrait page 137
100
Je vis toujours au présent. L’avenir, je ne le connais pas. Le passé, je ne l’ai plus. L’un me pèse comme la possibilité de tout, l’autre comme la réalité de rien. Je n’ai ni espoirs ni regrets. Sachant ce que ma vie a été jusqu’à maintenant – c’est-à-dire, si souvent et si largement, le contraire de ce que j’aurais voulu –, que puis-je prévoir de ma vie future, sinon qu’elle sera ce que je ne prévois pas, ce que je ne souhaite pas, et qu’elle m’arrivera du dehors, parfois même par le jeu de ma propre volonté ? Rien non plus, dans mon passé, que je puisse me remémorer avec l’inutile désir de le revivre. Je n’ai jamais été que la trace et le simulacre de moi-même. Mon passé, c’est tout ce que je n’ai pas réussi à être. Même les sensations des moments enfuis n’éveillent en moi aucune nostalgie : ce qu’on éprouve exige le moment présent ; celui-ci une fois passé, la page est tournée et l’histoire continue, mais non pas le texte.
Ombre obscure et fugitive d’un arbre citadin, son léger de l’eau tombant dans un bassin plaintif, vert du gazon régulier – jardin public dans le semi-crépuscule –, vous êtes en ce moment l’univers entier pour moi, car vous êtes le contenu plein et entier de ma sensation consciente. Je ne désire rien d’autre de la vie que la sentir se perdre, au long de ces soirées imprévues, au milieu d’enfants inconnus et bruyants qui jouent dans ces jardins, confinés dans la mélancolie des rues qui les entourent, et couverts, au-delà des hautes branches des arbres, par la voûte du vieux ciel où recommencent les étoiles.
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Page 221
191
Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n’appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j’aurai enfin quelqu’un qui me «comprenne », une vraie famille où je puisse naître et être aimé. Mais, bien loin d’y naître, je serai mort depuis longtemps. Je ne serai compris qu’en effigie, quand l’affection ne pourra plus compenser, pour le mort, la désaffection qu’il aura seule connue de son vivant.
Un jour peut-être on comprendra que j’ai accompli, comme nul autre, mon devoir – de naissance, dirai-je – d’interprète d’une bonne part de notre siècle ; et quand on le comprendra, on écrira qu’à mon époque j’ai été un incompris, que j’ai malheureusement vécu au milieu de l’indifférence et de la froideur générales, et qu’il est bien dommage que cela me soit arrivé. Et celui qui écrira tout cela péchera, à l’époque où il l’écrira, par incompréhension envers mon homologue de cette époque future, tout comme ceux qui m’entourent aujourd’hui. Car les hommes n’apprennent jamais qu’à l’usage de leurs ancêtres, déjà morts. Nous ne savons enseigner qu’aux morts les vraies règles de la vie.
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