De “Here, There and Everywhere” à “Silly Love Songs”, Paul McCartney raconte deux visions de l’amour : d’un idéal romantique sixties à une célébration partagée avec Linda. Deux chansons emblématiques, deux époques, une évolution musicale et intime marquée par une rencontre décisive en 1967.
L’exercice est délicat et délicieux à la fois : demander à un fan de Paul McCartney de choisir sa plus grande chanson d’amour revient à lui demander de couper dans un carnet intime. Pour rester honnête, il y a souvent deux réponses, qui forment deux pôles. D’un côté, l’avant-Linda, avec sa délicatesse sixties et ses teintes pastel. De l’autre, l’après-Linda, joie franche, complicité revendiquée, chaleur domestique assumée. Dans cette cartographie personnelle, “Here, There and Everywhere” (1966) incarne la grâce tendre et aérienne ; “Silly Love Songs” (1976) représente la jubilation assumée, portée par un couple qui chante à l’unisson. Entre ces deux chansons, il y a une rencontre, un club londonien, une photographe américaine venue conquérir Londres, et une trajectoire sentimentale et artistique qui définira une bonne part de l’œuvre de McCartney.
Sommaire
- L’épure d’avant : “Here, There and Everywhere”, l’art d’aimer en apesanteur
- L’entrée de Linda : une rencontre, un regard, et un virage intime
- La jubilation d’après : “Silly Love Songs”, plaidoyer lumineux pour l’évidence amoureuse
- Deux amours, deux écritures : ce que change Linda dans la manière d’aimer chez Paul
- « Alors, quand se sont-ils rencontrés, exactement ? »
- Linda, photographe, partenaire, catalyseuse
- Analyse rapprochée : deux partitions d’amour complémentaires
- Après 1976 : la durée, les hommages, la transmission
- Conclusion : répondre à la question et dépasser la hiérarchie
L’épure d’avant : “Here, There and Everywhere”, l’art d’aimer en apesanteur
Insérée au cœur de “Revolver”, “Here, There and Everywhere” est le versant le plus intime du McCartney des Beatles. La chanson est écrite au début de juin 1966, au bord de la piscine de John Lennon à Weybridge, pendant que ce dernier dort encore ; Paul s’installe sur une chaise longue, gratte en mi, assemble les premiers accords et, une fois John réveillé, finalise la pièce à l’intérieur de la maison. Cette image, maintes fois racontée, résume l’élégance simple de la chanson : une mélodie diaphane, une structure textuelle qui décline le titre en trois espaces – “Here”, “There”, “Everywhere” – et une interprétation où la voix de Paul glisse sans effort apparent. George Martin met en place les harmonies, John et George tissent les chœurs, Ringo apporte la respiration des balais : l’ensemble est aussi léger qu’infaillible. McCartney la citera plus tard parmi ses œuvres favorites, Lennon la qualifiera de l’une de ses chansons préférées du groupe. On sait aussi l’inspiration diffuse des Beach Boys et de “God Only Knows” sur l’introduction et la couleur des harmonies. Enregistrement et sortie suivent un calendrier serré : séances des 14, 16 et 17 juin 1966, parution début août. À l’écoute, la chanson semble exister hors du temps, comme si la pop atteignait ici un point d’équilibre rare entre forme et émotion.
Ce qui séduit, près de soixante ans plus tard, c’est la manière dont “Here, There and Everywhere” fait de l’amour non pas un discours, mais un climat. La mélodie flotte, la prosodie épouse les respirations naturelles, l’orchestration reste minimale et pourtant luxueuse. Tout renvoie à l’essentiel : être ici, là, partout avec l’être aimé. Dans la constellation Beatles, le morceau se tient à distance des expérimentations psychédéliques du reste de “Revolver”, mais il en partage l’exigence : précision des timbres, attention aux textures vocales et à la dynamique. La voix de McCartney, légèrement posée en avant, est doublée par endroits ; le guitare de Harrison prend une teinte de mandoline par l’effet Leslie ; les chœurs se font draps tièdes. Cette sophistication demeure toujours au service d’une simplicité d’expression qui confine à l’évidence.
On l’oublie parfois : sous sa douceur, la chanson est un geste audacieux. En 1966, l’album se veut manifeste de modernité ; “Here, There and Everywhere” ose la pudeur dans un disque qui bouscule tout. Elle y gagne un statut singulier : le morceau par lequel beaucoup accèdent à la fibre sentimentale de McCartney, sans affectation, sans lyrisme appuyé. D’où son statut de classique : elle incarne mieux qu’aucune autre la face “pré-Linda” du Paul romantique, celle où l’amour est un horizon à atteindre plutôt qu’un foyer déjà trouvé. Elle est aussi, selon Barry Miles, initialement pensée avec Jane Asher en tête, ce qui ancre davantage le morceau dans la vie privée de Paul au mitan des années 1960.
L’entrée de Linda : une rencontre, un regard, et un virage intime
Si “Here, There and Everywhere” appartient au monde d’avant, l’après commence, très concrètement, un soir de mai 1967. Le 15 mai, au Bag O’Nails, club de Soho situé 9 Kingly Street, Paul McCartney vient écouter Georgie Fame and the Blue Flames. Dans la salle, une photographe américaine, Linda Eastman, venue de New York où elle s’est fait un nom dans la scène rock, accompagne des membres des Animals. La suite a la simplicité d’un scénario : Paul se lève, s’excuse en coupant le passage, se présente et propose de poursuivre la soirée ailleurs. Quelques minutes plus tard, petit cortège en direction du Speakeasy, où l’on croit entendre pour la première fois “A Whiter Shade of Pale”. Quatre jours après, Linda est à la réception de lancement de “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” chez Brian Epstein, 24 Chapel Street : le deuxième contact fixe l’évidence. Le lendemain du club, l’après-Beatles commence, sans qu’ils le sachent.
Dire que Linda Eastman était seulement « la femme de » serait une erreur de perspective. Photographe reconnue, elle devient en 1968 la première femme dont une photo paraît en couverture de Rolling Stone (un portrait d’Eric Clapton). Elle est engagée comme photographe attitrée au Fillmore East, immortalisant The Who, The Doors, The Animals, Big Brother and the Holding Company et d’innombrables figures d’une scène qui se cherche une grammaire visuelle. En 1968 encore, elle documente des moments des sessions du “White Album” à Abbey Road, captant au vif un groupe en pleine métamorphose. Ce bagage n’est pas anecdotique : Linda apporte à Paul un regard, une éthique, une simplicité des moyens, une façon d’habiter la création au quotidien. Leur mariage, le 12 mars 1969, à la Marylebone Register Office, vient sceller cette alliance personnelle et artistique.
À partir de là, la musique de McCartney se déplace. Elle reste virtuose, mais se détend. Elle se fait domestique, dans le sens le plus noble : on chante l’amour comme on vit la cuisine, la promenade, l’enfance. Dès 1970, l’album “McCartney” s’ouvre sur “The Lovely Linda”, vignette d’une minute, sourire en coin et chaleur de maquette, avant d’atteindre le sommet de “Maybe I’m Amazed”, dédié à Linda pour l’avoir soutenu durant la déflagration de la séparation des Beatles. Le Paul « post-Linda » n’est pas moins ambitieux ; il devient plus frontal dans sa manière d’affirmer la valeur de l’intimité.
La jubilation d’après : “Silly Love Songs”, plaidoyer lumineux pour l’évidence amoureuse
Dix ans après “Here, There and Everywhere”, “Silly Love Songs” surgit au printemps 1976 comme une réponse en règle à un reproche persistant : McCartney n’écrirait que de « bêtises sentimentales ». Plutôt que d’esquiver, Paul embrasse la critique, joue avec le cliché, et livre un tube contagieux où chaque arrangement souligne la thèse : aimer n’a rien de silly, c’est une force positive, joyeuse, structurante. Sorti le 1er avril 1976 aux États-Unis, le single domine le Billboard Hot 100 pendant cinq semaines non consécutives et termine numéro 1 du classement annuel 1976. Au Royaume-Uni, il grimpe jusqu’à la deuxième place ; en Irlande, il atteint le sommet. Pour Billboard, c’est le plus grand succès Hot 100 de la carrière de McCartney. L’album “Wings at the Speed of Sound”, publié fin mars, s’envole en tête des ventes américaines. Au-delà des chiffres, la chanson fonctionne comme un manifeste, porté par une ligne de basse virtuose, des cuivres irrésistibles et des harmonies où Linda McCartney tient sa place, naturelle et souriante.
Sur le plan de la fabrique sonore, “Silly Love Songs” témoigne d’un savoir-faire assumé. Les cuivres – voix essentielles du morceau – sont co-arrangés par Tony Dorsey, sous la direction de McCartney ; l’orchestre, compacte et net, répond à la basse chantante comme à un second refrain. Le titre confirme aussi la dynamique collective des Wings au milieu des années 1970, avec un équilibre où chacun trouve son espace. La chanson est écrite par Paul et Linda, comme un grand nombre de morceaux de la période, signe d’un partenariat créatif dont le but n’est pas le brillant technique, mais la présence. L’ironie du texte – ce « you’d think that people would have had enough of silly love songs » retourné en hymne – n’efface jamais la tendresse au cœur du dispositif.
Réception et postérité disent la même chose : en 1976, l’optimisme n’a rien d’un anachronisme. Les radios s’emparent du morceau, le public suit, et “Silly Love Songs” devient l’un de ces titres-balises qui, au-delà des querelles, réinstallent la ventilation du paysage pop. Qu’on s’en amuse ou qu’on s’en émeuve, la chanson assume son utilité : rappeler que la légèreté peut être exigeante, que la joie se bâtit avec la même rigueur que la gravité.
Deux amours, deux écritures : ce que change Linda dans la manière d’aimer chez Paul
Mettre en regard “Here, There and Everywhere” et “Silly Love Songs”, c’est mesurer un déplacement profond. La première est une déclaration – presque une prière – adressée à un idéal amoureux, écrite au temps Jane Asher, quand McCartney campe encore dans une jeunesse où l’amour est promesse et frisson. La seconde est un plaidoyer pour l’amour vécu, partagé, défendu contre le cynisme ambiant, signé par un couple qui conjugue la vie et l’art. Entre les deux, il y a Linda : un regard qui cadre, un foyer qui apaise, un travail qui se fait à deux. Le succès de “Silly Love Songs” n’est pas une vengeance contre la critique ; c’est une confirmation d’esthétique. McCartney y affirme qu’aimer – et chanter qu’on aime – relève d’une éthique. Et l’on entend la preuve : les harmonies de Linda, les réponses de voix, l’évidence d’un couple qui s’expose simplement.
Cette trajectoire se lit sur l’ensemble des années 1970. “Maybe I’m Amazed” (1970), gravée en studio sur “McCartney”, dit l’état de sidération et de gratitude dans lequel Paul se trouve après l’éclatement des Beatles ; sa version live de 1977 deviendra un standard. “My Love” (1973), ballade au piano et aux cordes somptueuses, écrit explicitement pour Linda, s’installe numéro 1 aux États-Unis. Plus tard, “Warm and Beautiful” (1976) prolonge ce fil au cœur même de “Wings at the Speed of Sound”. Dans ces chansons, on trouve une constante : la mélodie généreuse de McCartney s’adosse à une vie domestique qui n’a pas peur de s’avouer telle qu’elle est.
« Alors, quand se sont-ils rencontrés, exactement ? »
La question mérite une réponse précise, car la légende s’est parfois emballée. Paul McCartney et Linda Eastman se rencontrent le lundi 15 mai 1967, au Bag O’Nails, à Soho. Georgie Fame joue, l’ambiance est dense, Linda circule avec des amis des Animals. Paul se présente, propose de poursuivre la soirée ; ils filent au Speakeasy. Quatre jours plus tard, le 19 mai 1967, Linda assiste à la réception de lancement de “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” chez Brian Epstein : deuxième contact, confirmation. La suite s’écrira naturellement jusqu’au mariage civil du 12 mars 1969 à Marylebone. Ces jalons ont été abondamment documentés, y compris par des témoignages directs de Paul et Linda rapportés dans “Many Years From Now” de Barry Miles, et recoupés par des chronologies beatlesiennes de référence.
Linda, photographe, partenaire, catalyseuse
Revenir sur la biographie de Linda permet de mieux comprendre ce qu’elle a apporté à Paul. Avant de devenir Linda McCartney, elle s’impose comme professionnelle dans un milieu dominé par des hommes. Elle devient la première femme à signer une couverture de Rolling Stone (mai 1968, Eric Clapton), photographie des concerts historiques, capture Jimi Hendrix, The Doors, The Who, Janis Joplin, et se voit confier un rôle de photographe attitrée au Fillmore East. Son regard valorise l’instant, le non-posé, le naturel. Lorsqu’elle entre dans la vie de Paul, elle l’accompagne sur scène et en studio, chante et cosigne des chansons, mais surtout, impose une esthétique du quotidien. Wings ne serait pas tout à fait le même groupe sans cette présence qui dédramatise le génie et le ramène à une maison.
Dans la période Wings, la signature Paul & Linda s’observe au long cours : “Uncle Albert/Admiral Halsey”, “My Love”, “Silly Love Songs”, mais aussi quantité de morceaux plus modestes qui bâtissent une discographie où l’intime a valeur de manifeste. L’image publique de Paul s’adoucit, sans perdre sa discipline. On peut trouver cela mièvre ; on peut aussi y entendre l’achèvement d’un mouvement né avec “Here, There and Everywhere” : porter l’amour au premier plan de la chanson pop, non comme un thème, mais comme une pratique.
Analyse rapprochée : deux partitions d’amour complémentaires
Musicalement, “Here, There and Everywhere” et “Silly Love Songs” s’opposent autant qu’elles se répondent. La première, en tonalité claire, avance sur des progressions d’accords délicates, laisse respirer l’espace entre les notes ; la seconde est un moteur rythmique, nourri de basse chantante et de cuivres à contre-chant. La première module l’émotion par l’harmonie vocale et la retenue ; la seconde expose le plaisir par l’accumulation de signes irrésistibles. Pourtant, l’une comme l’autre reposent sur la même vertu : la mélodie. C’est elle qui, chez McCartney, est l’argument central. Qu’il s’agisse d’un chuchotement amoureux en 1966 ou d’un plaidoyer joyeux en 1976, le résultat tient à cette capacité exceptionnelle de faire chanter des lignes qui paraissent évidentes au premier contact, puis inépuisables à la réécoute.
Textuellement, le contraste est tout aussi net. “Here, There and Everywhere” écrit l’absolu amoureux sur un ton de vœu ; “Silly Love Songs” assume le réel d’un couple qui se sait observé, critiqué, parfois pris de haut, et répond par le sourire. C’est là que Linda redevient centrale : au-delà des crédits et des harmonies, sa présence scelle le passage d’un imaginaire de l’amour rêvé à celui de l’amour vécu. McCartney le dira souvent : il n’a jamais eu peur du sentiment, ni de la sentimentalité quand elle est vraie ; il préfère la lumière à la cynique posture. “Silly Love Songs” en donne la démonstration publique.
Après 1976 : la durée, les hommages, la transmission
Il serait réducteur de refermer le dossier à 1976. La suite de la carrière de Paul McCartney continue d’articuler l’amour sous des formes variées. La disparition de Linda en 1998 sera l’occasion d’introduire “My Love” dans les concerts comme hommage ; des chansons plus tardives, comme “Calico Skies” ou “I Will” revisitées, prolongent ce fil où la mélodie reste la manière la plus juste de parler de l’être cher. Mais, pour une ligne claire, rien ne dit mieux la transition que notre diptyque : “Here, There and Everywhere” comme idéal pré-Linda, “Silly Love Songs” comme profession de foi post-Linda. Leur dialogue raconte la vraie histoire : celle d’un artiste pour qui l’amour n’est pas un thème condescendant, mais une raison d’écrire.
Conclusion : répondre à la question et dépasser la hiérarchie
Alors, “quand le couple s’est-il réellement rencontré ?” Le 15 mai 1967, au Bag O’Nails de Soho, avec Georgie Fame sur scène ; puis le 19 mai 1967, à la réception de “Sgt. Pepper’s” chez Brian Epstein. À partir de là, la vie s’invite dans la musique. “Here, There and Everywhere” reste la chanson d’amour idéale d’un monde d’avant ; “Silly Love Songs” en est la réponse joyeuse d’après, panorama d’un amour qui s’expose, se défend, se célèbre. D’un point de vue musicologique comme biographique, ces deux titres dessinent la ligne maîtresse de McCartney : l’amour comme discipline de composition, comme éthique d’artiste, comme raison d’être. On peut préférer la dentelle de 1966 ou la fanfare de 1976 ; on constate surtout que, chez Paul, l’amour est toujours une énergie créatrice. Et cela, à vrai dire, n’a rien de silly.
