En 1972, John Lennon affirme que sa première chanson psychédélique n’est pas « She Said, She Said », mais bien « Tomorrow Never Knows ». Ce manifeste sonore, placé en clôture de Revolver, redéfinit la pop en 1966 avec ses innovations techniques et spirituelles.
Au panthéon des idées reçues sur les Beatles, il en est une tenace : la première chanson psychédélique écrite par John Lennon serait « She Said, She Said », inspirée par une nuit californienne et une phrase glaçante attribuée à Peter Fonda. Or Lennon a dit autre chose. En 1972, dans un inventaire de ses titres pour le magazine Hit Parader, il tranche sans détour : sa première chanson psychédélique, c’est « Tomorrow Never Knows ». La nuance n’est pas anecdotique. Elle déplace le centre de gravité de la mutation sonore des Beatles, depuis une anecdote de tournée vers un projet esthétique assumé, nourri de lectures, d’expérimentations de studio et d’ambitions spirituelles.
Sommaire
- « Tomorrow Never Knows », un manifeste plutôt qu’une anecdote
- Un titre venu d’un « malapropisme » de Ringo
- Le fantasme des « moines » : l’idée impraticable qui a guidé la prise de son
- « She Said, She Said » : l’acide, mais pas la première
- Le son comme expérience : ADT, Leslie, boucles et drone
- Écrire sous influence… de livres
- De l’« impraticable » au possible : comment Revolver s’invente
- « She Said, She Said » : séance tendue, écriture tendue
- Lennon, le « feedback » et l’autre première dont il se réclame
- Pourquoi cela compte : la « première » selon Lennon
- Un pivot pour Revolver – et pour tout le monde
- Le balancier Lennon/McCartney : du texte à la texture
- Et « Lucy in the Sky with Diamonds » dans tout ça ?
- Ce que révèle la déclaration de 1972
- Relire Revolver à la lumière de cette « première »
- Une première qui éclaire les suivantes
« Tomorrow Never Knows », un manifeste plutôt qu’une anecdote
Placée en piste finale de Revolver, parue le 5 août 1966 au Royaume-Uni, « Tomorrow Never Knows » fut aussi la première chanson enregistrée pour l’album, les 6, 7 et 22 avril 1966 aux studios EMI d’Abbey Road. C’est un détail de calendrier, mais il accrédite l’idée d’un manifeste : Lennon, George Martin et la petite équipe technique conduisent d’emblée les sessions au cœur d’une recherche sonore – boucles de bande, drone de tambura, traitement Leslie sur la voix, ADT (double-piste artificielle) inventé par Ken Townsend, batterie hyper-compressée – qui fera de Revolver un tournant. La chanson reste quasiment sur un seul accord avec un ostinato de basse en do, et convoque la musique concrète comme les influences indiennes qui travaillent alors Lennon et George Harrison.
La genèse est connue. Lennon tombe, au printemps 1966, sur The Psychedelic Experience, adaptation par Timothy Leary, Richard Alpert et Ralph Metzner du Livre des Morts tibétain. Il en retient la phrase : « Turn off your mind, relax and float downstream », qu’il installe en première ligne du texte. Paul McCartney se souvient de cette découverte à la librairie Indica et confirmera l’attrait du groupe pour les idées circulant alors entre poésie beat, mystique orientale et **expériences à l’LSD.
Un titre venu d’un « malapropisme » de Ringo
Le titre « Tomorrow Never Knows » ne figure pas dans les paroles. Comme « A Hard Day’s Night », il vient d’un de ces « ringoïsmes » – ces tournures approximatives et pleines d’esprit de Ringo Starr. Lennon dira l’avoir choisi pour « désamorcer le côté lourdement philosophique » du texte. Paul McCartney confirmera des années plus tard : « C’était l’un des malapropismes de Ringo ». Le clin d’œil allège le propos tout en ajoutant une coloration absurde qui n’est pas si loin de l’humour Lennon période In His Own Write.
Le fantasme des « moines » : l’idée impraticable qui a guidé la prise de son
Lennon a longtemps regretté de ne pas avoir poussé l’idée initiale « jusqu’aux moines » : il voulait que des milliers de moines chantent en arrière-plan. Il qualifiera ce rêve d’« impraticable », tout en admettant qu’il aurait dû s’en approcher davantage. À la place, Martin, Geoff Emerick et l’équipe bricolent une solution de studio comme instrument : taper dans des boucles de bande préparées par les quatre, les faire tourner en direct sur la console, panner et monter-descendre les faders en temps réel. L’effet de transe est obtenu autrement, mais le cap esthétique reste le même : simuler l’expérience intérieure décrite par le texte.
« She Said, She Said » : l’acide, mais pas la première
Qu’on ne s’y trompe pas : « She Said, She Said » demeure une pièce maîtresse. Son écriture remonte à une soirée sous LSD à Los Angeles, à l’été 1965, quand Peter Fonda lance à Lennon : « Je sais ce que c’est d’être mort ». Lennon recycle la phrase – il en inversera le genre – et transforme l’angoisse métaphysique en pop de 2’37 à la tension rythmique subtile, passant du 4/4 au 3/4. Mais l’enregistrement, le 21 juin 1966, arrive après celui de « Tomorrow Never Knows » ; c’est même la dernière piste gravée pour Revolver. L’association spontanée « premier psychédélisme = She Said » vient sans doute de l’anecdote Fonda, plus facile à raconter, et du caractère « acidy » assumé par Lennon. Elle ne contredit pas pour autant la déclaration de 1972 : la première chanson psychédélique qu’il a écrite – dans son intention et sa méthode – c’est « Tomorrow Never Knows ».
Le son comme expérience : ADT, Leslie, boucles et drone
La révolution technique de « Tomorrow Never Knows » tient à la combinaison de procédés qui, pris ensemble, ouvrent la pop. Le traitement Leslie sur la voix de Lennon – un baffle rotatif généralement réservé à l’orgue Hammond – donne cette impression orbitale, presque liturgique. L’ADT (Artificial Double Tracking) de Ken Townsend évite à Lennon de doubler laborieusement ses prises ; en jouant sur les délais et vitesses de deux magnétophones, on obtient un effet de doublage mouvant. Dans la salle, des techniciens tiennent littéralement les boucles au crayon pour maintenir la tension du ruban pendant que le groupe pilote les faders. Sur la bande, on distingue notamment un rire de McCartney accéléré en cri de mouette, un accord d’orchestre en si♭, des sons de Mellotron et des traits de sitar trafiqués. Le tout repose sur un drone de tambura, auquel répond une basse qui ne module presque jamais. L’ambition n’est pas d’illustrer la prise d’acide, mais d’en mimer la topographie mentale : immobilité harmonique, variations de timbre, boucles qui surgissent et s’éteignent comme des visions.
Écrire sous influence… de livres
Dans son « période Livre des morts tibétain », selon sa propre expression, Lennon met en musique un vocabulaire et une structure qui ne sont plus ceux de la pop 1963-1965. La chanson abandonne la rime régulière, se hisse vers une sorte de psalmodie. George Harrison dira plus tard que le titre « parle de méditation », de transcender l’éveil, le sommeil et le rêve ; il s’interrogera même sur le degré auquel Lennon comprenait ce qu’il chantait, estimant qu’il avait « intuitivement » saisi quelque chose d’essentiel. Quoi qu’il en soit, la méthode – écrire à partir d’un manuel et non d’une anecdote – confirme la volonté d’exploration de Lennon : faire de la chanson un dispositif qui oriente l’écoute vers le dedans.
De l’« impraticable » au possible : comment Revolver s’invente
À écouter les prises publiées sur Anthology 2, on mesure le cheminement. La première version de « Tomorrow Never Knows » est plus minimaliste, presque chamanique. En studio, Emerick et Martin épaississent l’espace, repiquent la voix de Lennon via le Leslie, collent les boucles et installent les pulsations de Ringo Starr, ce « pas qui trébuche » décrit par les musicologues. L’image mentale du chœur de moines se dissout dans un collage de timbres et de mécaniques qui suffit à créer le rituel. Au fil de ces journées d’avril 1966, les Beatles déverrouillent ce que Martin appelait le « studio comme instrument » : pistes ping-pong, machines synchronisées, accidents heureux (qui deviendront des idées). Revolver est bien, par ordre des travaux, l’album que « Tomorrow Never Knows » a rendu possible.
« She Said, She Said » : séance tendue, écriture tendue
Rien n’est simple non plus autour de « She Said, She Said ». La séance du 21 juin 1966 est dense, l’enregistrement s’achève à 4 heures du matin, et Paul McCartney, après une dispute, quitte le studio avant la fin des overdubs. Longtemps, la question de sa présence à la basse a fait débat ; les documents d’époque signalent plutôt des notes de basse d’orgue ajoutées après son départ. Au-delà de l’anecdote, le morceau concentre l’énergie électrique de 1966 et une écriture qui bégaye la conscience : « She said, I know what it’s like to be dead ». Son acidité est indéniable, mais elle n’inaugure pas le psychédélisme écrit par Lennon : « Tomorrow Never Knows » était déjà là, sur bande, deux mois plus tôt.
Lennon, le « feedback » et l’autre première dont il se réclame
Quand Lennon revendique une « première », il sait de quoi il parle. Outre la paternité de sa première chanson psychédélique, il revendique une autre innovation sonore : l’usage délibéré du feedback (larsen) au tout début de « I Feel Fine » (novembre 1964). Il le répète encore en 1980, lors de son entretien avec Playboy : « C’est moi, y compris le riff de guitare, avec le premier feedback jamais enregistré. Je mets quiconque au défi de trouver plus tôt… » L’histoire du rock le corrobore en grande partie : si The Who feront du feedback un solo complet sur « Anyway, Anyhow, Anywhere » en 1965, les sources sérieuses continuent de citer le 45 tours des Beatles comme premier usage intentionnel sur un enregistrement publié. Chez les Beatles, tout est question de porter un bruit au rang d’idée et d’en faire le seuil d’un tube numéro 1.
La petite histoire, elle, a ses charmes : Paul McCartney raconte que le son est venu quand Lennon a appuyé sa guitare contre l’ampli de basse de Paul pendant une écoute ; l’équipe a trouvé ça « vaudou », puis a décidé de le greffer au tout début du disque. Le larsen devient une signature sonore, une plaisanterie d’atelier érigée en porte d’entrée d’un standard. Là encore, ce qui pourrait n’être qu’accident devient méthode.
Pourquoi cela compte : la « première » selon Lennon
Dire que « Tomorrow Never Knows » est la première chanson psychédélique écrite par Lennon ne minore pas l’importance de « She Said, She Said » – ni celle de « Rain » et de ses retours à l’envers, gravée peu après et parue avant Revolver. Cela clarifie cependant la chronologie intérieure de Lennon : la première fois où il vise délibérément une écriture psychédélique, il le fait à partir d’un texte, d’un programme quasi rituel, et non d’une anecdote de soirée. On passe d’une écriture réactive (un souvenir, une phrase choc) à une écriture projective (concevoir une expérience d’écoute). C’est un déplacement d’intention qui change la place du studio, du groupe et du producteur : il faut désormais inventer des procédés pour donner forme à un état de conscience.
Cette revendication éclaire aussi le discours de Lennon sur sa propre œuvre. De la même manière qu’il défend la primauté du feedback sur « I Feel Fine », il inscrit « Tomorrow Never Knows » à l’origine de son psychédélisme écrit. Que l’on adhère complètement ou qu’on nuance, la cohérence est là : Lennon repère des seuils – des moments où une idée (le larsen, la psalmodie, la boucle) devient forme publiée.
Un pivot pour Revolver – et pour tout le monde
Les conséquences ne se limitent pas à la discographie des Beatles. « Tomorrow Never Knows » est souvent citée comme un catalyseur : elle accélère la circulation de techniques venues de l’avant-garde (bande, bruit, répétition) dans la pop, elle légitime l’immobilité harmonique et le drone au cœur d’un album destiné au grand public, elle monte d’un cran la pression artistique ressentie par les contemporains (on pense à la réaction amusée – et prudente – attribuée à Bob Dylan quand McCartney lui fait écouter la bande). On sait aussi que Klaus Voormann a puisé dans l’esthétique collage du morceau de quoi figurer la métamorphose du groupe sur la pochette de Revolver. Bref, même si l’on postule que le psychédélisme n’a pas de « première » absolue, on voit bien que « Tomorrow Never Knows » fixe un sommet et un point de départ à la fois.
Le balancier Lennon/McCartney : du texte à la texture
Ce chapitre de 1966 remet aussi en lumière la complémentarité Lennon/McCartney. Lennon arrive avec un cadre – un texte, une intention – et l’imagination sonore de McCartney (ses boucles, son intérêt pour Stockhausen et les compositeurs électroniques) fait basculer la chanson dans la texture. De cette tension naît l’une des signatures des Beatles version 1966-1967 : écrire moins des « morceaux » que des espaces. Martin et Emerick en deviennent les metteurs en son. Ringo cale un groove volontairement décentré qui déjoue l’attente du backbeat, pendant que Harrison apporte sitar et tambura comme moteurs d’immobilité. On n’a pas seulement une chanson ; on a une salle qui chante.
Et « Lucy in the Sky with Diamonds » dans tout ça ?
Le débat sur « Lucy in the Sky with Diamonds » a longtemps parasité la lecture des intentions psychédéliques de Lennon et McCartney. Les initiales L-S-D ont fait florès, mais Lennon a contesté l’idée d’un acrostiche volontaire, renvoyant l’origine du titre à un dessin de Julian. McCartney lui-même, tout en admettant à partir de 1967 ses propres expériences au LSD, a souvent confirmé que « Lucy » n’avait pas été conçue pour coder la substance. En revanche, il a qualifié « Tomorrow Never Knows » de « chanson LSD », la « seule, probablement ». Là encore, cela enfonce le même clou : le cœur du psychédélisme écrit du côté Lennon, c’est « Tomorrow Never Knows », non « She Said, She Said » et pas même « Lucy ».
Ce que révèle la déclaration de 1972
Quand Lennon écrit noir sur blanc, en 1972, « This was my first psychedelic song », il fait plus que classer ses titres. Il historicise son intention. Il se souvient d’un moment où la chanson n’est plus un véhicule pour raconter une scène, mais un outil pour orchestrer une expérience. Les Beatles ne se demandent plus comment reproduire sur scène ce qu’ils enregistrent ; ils embrassent la liberté du studio. « Tomorrow Never Knows » a été pensé dès l’amont pour le studio, au point que Lennon se permet d’imaginer des moines qu’on ne saurait jamais réunir. Sa frustration – ne pas avoir approché ce fantasme – dit bien l’ambition d’un compositeur qui s’autorise à rêver au-delà des moyens du moment.
Relire Revolver à la lumière de cette « première »
Si l’on recompose Revolver à partir de « Tomorrow Never Knows », on voit se dessiner une cartographie : côté écriture, l’immobilité tonale, la non-rime, la déclamation ; côté son, la bande comme matière, la voix-instrument, la spatialisation comme drame. Cette cartographie irrigue une partie du disque, d’« I’m Only Sleeping » aux cordes hachées de « Eleanor Rigby » en passant par « Love You To ». Qu’une déclaration de Lennon, dix ans plus tard, vienne sceller l’idée que l’acte inaugural est « Tomorrow Never Knows » n’a donc rien de surprenant. Cela réajuste surtout notre manière de raconter 1966 : moins comme une succession de coups que comme la mise en place d’un langage.
Une première qui éclaire les suivantes
Au bout du compte, Lennon n’essaie pas de réécrire l’histoire ; il relocalise la source. « She Said, She Said » est peut-être la chanson où l’acide s’entend le mieux dans l’écriture, mais « Tomorrow Never Knows » est celle où l’intention psychédélique – texte initiatique, son rituel, studio performé – se déclare pour la première fois chez lui. Et si l’on ajoute l’autre « première » dont il se réclame – le feedback de « I Feel Fine » –, on voit se dessiner un portrait cohérent : celui d’un musicien qui balise des seuils sonores et poétiques, puis s’y tient. Ce n’est pas tant une bataille de précédence qu’un repère : le jour où Lennon a décidé que la chanson pouvait devenir procédé de conscience, il a écrit « Tomorrow Never Knows ». Et le reste – la légende, la technique, les étiquettes – a suivi.
