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Séverine Cressan – Nourrices

Par Yvantilleuil

Séverine Cressan NourricesEn nous plongeant dans un village rural, à une époque indéterminée, où la survie des familles dépend du lait maternel vendu, marchandé et exploité, Séverine Cressan signe un premier roman d’une rare intensité, à la croisée du conte et du réalisme social. Dans ce récit particulièrement sensoriel, les femmes sont nourrices, parfois mères, toujours combattantes et leur quotidien oscille entre la tendresse du geste ancestral et la brutalité d’un système qui les réduit à leur seule capacité à nourrir.

La nourrice que le lecteur est invité à suivre se nomme Sylvaine. Déjà mère de sang d’un petit garçon, cette mère de lait accueille chez elle Gladie, une enfant de la ville qu’elle allaite contre une maigre pension. Lors d’une nuit de pleine lune, guidée par une force mystérieuse, elle découvre dans la forêt un nourrisson abandonné, accompagné d’un carnet énigmatique. Lorsque la tragédie frappe et que Gladie meurt, Sylvaine prend une décision irréversible : substituer l’enfant trouvé à la petite disparue. Deux voix s’entrelacent alors : celle de Sylvaine, et celle, bouleversante, de la mère du nourrisson, qui confie son histoire au carnet. Entre secrets, deuils et révoltes, le destin des femmes se tisse, porté par la nature et la solidarité.

Ce qui frappe d’emblée dans ce premier roman, c’est la puissance de cette écriture, à la fois charnelle et poétique, parfois crue, mais toujours habitée. Séverine Cressan parvient à faire vibrer la nature, la forêt, la lune et les corps féminins dans une atmosphère où la sensualité côtoie constamment la violence. Le roman oscille entre réalisme historique et onirisme, brouillant volontairement les repères pour mieux universaliser son propos.

La dénonciation de l’exploitation des femmes, omniprésente mais jamais pesante, traverse le récit de la première à la dernière page. Si les femmes se retrouvent constamment réduites à leur lait, marchandées par des hommes, elles sont heureusement également capables de révolte et de sororité. La scène où l’héroïne se retrouve isolée des autres nourrices, obligée de se repérer sur base de leur chant, bouleverse non seulement par sa force et par sa beauté, mais fait surtout vaciller l’ordre imposé par les hommes et s’avère fondatrice de la chaîne de femmes, dorénavant unies pour résister à l’oppression. Pourtant, jamais le roman ne sombre dans le manichéisme : la lumière humaniste, la tendresse, l’amour maternel et la solidarité féminine illuminent chaque page.

La construction narrative, alternant les voix et les temporalités, entretient le suspense et donne une profondeur supplémentaire à ce roman choral. Les personnages, en particulier Sylvaine et la vieille Margot, marquent durablement le lecteur par leur humanité, leur résilience et leur complexité.

Le choix de ne pas dater ni localiser précisément l’histoire confère certes une portée universelle au récit, mais crée également une certaine distance qui m’a un peu empêché de rentrer totalement dans le récit en m’identifiant à l’époque et au contexte social exact. Afin de ne pas trop mettre cet excellent premier roman sur un piédestal, je dois également noter quelques longueurs en seconde partie du roman, lors de passages plus lents et moins immersifs, où l’action cède un peu trop souvent la place à la contemplation et à la description.

Je recommande néanmoins la lecture de ce premier roman car, au fil des pages, à travers la brume qui enveloppe la forêt et tandis que la lune veille sur les secrets des femmes, un récit puissant et sensoriel s’élève progressivement, redonnant voix à celles que l’Histoire a trop souvent tues. Bien plus qu’un roman historique, ce récit intemporel rend un hommage vibrant à la maternité, à la nature et à la force des femmes. Séverine Cressan réussit en effet le tour de force de mêler la dureté du réel à la poésie et la révolte à la tendresse, dans un premier roman magistral, à lire, à offrir… et à défendre.

Nourrices, Séverine Cressan, Dalva, 272 p., 21,50 €

Elles/ils en parlent également : Aude, Lison, Karine, Isabelle, Alain, Eimelle, Pat, Mes p’tits lus, Aleslire


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