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Quand Bowie rencontre Lennon : la genèse explosive de « Fame »

Publié le 19 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1975, David Bowie et John Lennon unissent leurs forces à New York pour créer « Fame », un titre culte né d’une complicité artistique rare. Plus qu’un hit, la chanson devient un manifeste sur la célébrité, fusionnant le groove funk et la satire mordante. Lennon insuffle son esprit incisif et son humanisme, tandis que Bowie canalise ses doutes et critiques dans un format dansant. Leur rencontre marque un tournant musical et philosophique pour Bowie, qui continuera d’invoquer l’héritage de Lennon comme boussole créative.


Dès les années 1960, Bowie repère dans l’ascension des Beatles un décalage fondamental avec l’orthodoxie radio. Ce qui l’aimante chez Lennon n’est pas la complexité harmonique pour elle-même, mais la capacité à aller droit au sens, à assumer le risque d’une idée formelle, à faire cohabiter le mot cru et la mélodie accueillante. Plus tard, Bowie décrira Lennon comme « l’un des hommes les plus vifs d’esprit » qu’il ait rencontrés, capable à la fois d’un humanisme sans fard et d’un humour tranchant. Cette combinaison – intelligence rapide, éthique claire, goût du vertige – installe Lennon, à ses yeux, tout en haut du panthéon.

Sommaire

  • La rencontre : de Los Angeles à New York, la connivence s’installe
  • Hiver 1975, Electric Lady : « Across the Universe »… et la naissance de Fame
  • Pourquoi « Fame » frappe si juste : un groove, un mot, une idée
  • « Dis ce que tu penses, fais rimer, mets un backbeat » : la règle Lennon
  • « Young Americans » : de la « plastic soul » à l’amitié créatrice
  • À quoi tient un n° 1 : un contexte américain, une mise en onde, une bascule
  • Lennon vu par Bowie : « the very best » et plus encore
  • Et Bowie vu par Lennon : l’admiration réciproque
  • Une amitié en actes : l’hommage de Hong Kong
  • Pourquoi Lennon reste le point fixe de Bowie
  • Ce que « Fame » dit de leur laboratoire commun
  • Les zones d’ombre assumées : Across the Universe relu par Bowie
  • De l’atelier à l’héritage : comment l’épisode 1975 reconfigure la suite
  • Une leçon réciproque : être populaire sans se banaliser
  • Pourquoi, en 2025, l’évidence tient toujours
  • Épilogue : deux signatures, une même ligne d’horizon

La rencontre : de Los Angeles à New York, la connivence s’installe

Les premières conversations détendues entre Bowie et Lennon remontent à 1974, dans l’entourage d’Elizabeth Taylor, puis se prolongent à New York, où tous deux vivent alors. La légende retient un ton à la fois taquin et fraternel : à la question de Bowie sur le glam rock, Lennon répond que « c’est du rock’n’roll avec du rouge à lèvres ». La pique est affectueuse, et Bowie en rit autant qu’il s’en nourrit. Cette franchise sans détour – dire l’évidence, éviter la révérence stérile – devient une grammaire commune.

Hiver 1975, Electric Lady : « Across the Universe »… et la naissance de Fame

Tout s’accélère le 30 janvier 1975, à Electric Lady Studios. Bowie a prévu une version soul de « Across the Universe », que Lennon accepte d’enregistrer avec lui, guitare à la main et voix de renfort. L’ambiance est électrique, au sens propre : Carlos Alomar tourne un riff cyclique conçu pour un medley scénique (« Footstompin’ »). En quelques heures, Bowie, Alomar et Lennon trouvent un mot, une pulsation, un angle : « Fame ». Le titre est signé à trois, et sera gravé dans la foulée. On en connaît la suite : quelques mois plus tard, « Fame » devient le premier n° 1 américain de la carrière de Bowie, le 20 septembre 1975, propulsant l’Anglais au cœur de la culture grand public US.

Dans le mix final, Lennon laisse des empreintes très reconnaissables : des chœurs qui serpentent et des interjections vocales hachées, un grain immédiatement identifiable. Les crédits confirment sa présence, guitare acoustique comprise, aux côtés de Bowie et d’un noyau dur alors en pleine ébullition (Alomar, Earl Slick, Dennis Davis). L’alchimie n’est pas un mythe : on l’entend.

Pourquoi « Fame » frappe si juste : un groove, un mot, une idée

Musicalement, « Fame » repose sur un ostinato de guitare syncopé, une basse sèche, des ghost notes de caisse claire et un placement vocal qui alterne sprechgesang et lignes tenues. C’est un funk serré, sans graisse, où la forme épouse le fond. Car le texte parle d’une réalité qui étreint Bowie en 1974-75 : les procédures liées à la rupture avec son manager Tony Defries, l’usure du star-system, les silhouettes avides qui gravitent autour d’un nom devenu marque. Lennon aiguillonne l’angle, Bowie trouve la structure, Alomar ouvre la porte avec son riff. Le refrain en call-and-response transforme la plainte en slogan dansant : on peut penser en bougeant.

Bowie qualifiera plus tard le morceau de « nasty, angry », écrit avec une part de malice dirigée vers le système MainMan et ses épouvantails de célébrité. Dans la presse et les entretiens ultérieurs, il expliquera à quel point « Fame » a servi de purge et de lucidité : le succès est une logistique, ce n’est pas un but. La chanson devient alors plus qu’un hit : un axiome philosophique à l’ère des spotlights.

« Dis ce que tu penses, fais rimer, mets un backbeat » : la règle Lennon

Derrière le clin d’œil, il y a une méthode. Bowie la résume souvent par une phrase attribuée à Lennon : « Dis ce que tu veux dire, fais en sorte que ça rime, mets un backbeat ». Dit autrement : la chanson n’a pas besoin d’un labyrinthe pour atteindre sa cible ; elle a besoin d’une idée claire, d’un débit qui mord, d’une pulsation qui embarque. Bowie reviendra à cette règle artisanale à plusieurs étapes de son parcours, y trouvant, après les architectures ambitieuses de Ziggy ou les coulisses berlinoises, un rappel salvateur : la simplicité peut être une arme d’impact.

« Young Americans » : de la « plastic soul » à l’amitié créatrice

On oublie parfois que Lennon intervient à deux endroits clés de l’album « Young Americans » : il co-écrit « Fame » et joue sur « Across the Universe ». Cette dernière, réinventée en blue-eyed soul, essuie des critiques partagées mais s’intègre au tableau sonore du disque, aux côtés de Luther Vandross, David Sanborn et de la rythmique Philadelphia. Le projet affiche une ambition : télescoper la soul américaine et la dramaturgie bowienne, en assumant le déracinement de l’Anglais et sa volonté d’arpenter la musique noire sans exotisme. Dans ce contexte, la présence de Lennon, monument britannique exilé à New York, sert de passeur symbolique et musical entre deux mondes.

À quoi tient un n° 1 : un contexte américain, une mise en onde, une bascule

Si « Fame » devient n° 1 aux États-Unis en septembre 1975, c’est aussi parce que Bowie a, dès 1974, déplacé son centre de gravité. Le long de la tournée Diamond Dogs transfigurée en Soul Tour, puis des sessions à Sigma Sound et Electric Lady, il s’immerge dans un écosystème où le funk, la disco et la soul dominent les clubs et les radios. Le single synthétise cette immersion, tout en portant la signature d’un auteur qui pense la célébrité comme un problème esthétique et moral. Le public américain y entend une vérité contemporaine ; les programmateurs, un groove irrésistible ; l’histoire, un point de bascule de carrière.

Lennon vu par Bowie : « the very best » et plus encore

Interrogé sur Lennon, Bowie ne se contente pas de superlatifs. Il décrit un mentor, presque au sens artisanal : quelqu’un qui déblaie, qui « coupe à travers le bullshit », qui rappelle que, sous les modes, il y a des principes. Il y voit un homme d’une vivacité rare, socialiste au sens profond du terme – c’est-à-dire humaniste – et d’un humour parfois acide, donc précieux. La formule « the very best » n’est pas une simple hyperbole ; elle désigne une ligne d’horizon : la possibilité d’être avant-gardiste et populaire dans le même geste, sans renoncer à l’un pour l’autre.

Et Bowie vu par Lennon : l’admiration réciproque

La réciprocité compte. John Lennon, qui a quitté l’Angleterre avant l’éruption de Ziggy Stardust, dira son admiration pour la « palette » de Bowie, son répertoire mouvant, la manière dont il peut « entrer » dans un personnage et « faire ça » naturellement. L’aveu tranche avec l’image, parfois figée, d’un Lennon indifférent aux mutations des seventies. Entre les deux hommes, il y a plus qu’un coup d’éclat en studio : il y a une conversation sur le métier, sur la voix, sur le prix à payer pour tourner autour de l’astre célébrité.

Une amitié en actes : l’hommage de Hong Kong

La plus belle trace publique de cette amitié demeure peut-être ce 8 décembre 1983, à Hong Kong. Pour la date anniversaire de l’assassinat de Lennon, Bowie interrompt la dramaturgie sophistiquée du Serious Moonlight Tour et chante « Imagine ». La salle écoute autrement, la chanson change d’usage : ce n’est plus un hymne général, c’est une adresse à un ami disparu. Les archives officielles de Bowie se chargeront d’inscrire ce moment, qui fonctionne depuis comme un relais émotionnel entre leurs deux catalogues.

Pourquoi Lennon reste le point fixe de Bowie

Si Bowie insiste, en 2025 encore par ricochets d’archives et de rééditions, sur la centralité de Lennon, c’est qu’il y reconnaît un angle qu’il n’a jamais cessé de poursuivre : être soi à haute intensité, quitte à déplaire ; expérimenter sans céder à l’hermétisme ; simplifier quand l’ego voudrait sur-compliquer. Bowie voit aussi chez Lennon une compréhension précoce des médias : la télévision comme théâtre, la presse comme terrain d’invention verbale, le single comme vecteur de grandes idées en petits formats. Tout ce que Bowie a cultivé ensuite – personnages, concepts, ruptures – s’inscrit dans cette école de la clarté.

Ce que « Fame » dit de leur laboratoire commun

Dans « Fame », on entend à la fois l’œil satirique de Lennon et la capacité de Bowie à détourner un motif funk en manifeste esthético-moral. Le mot-titre, martelé, fonctionne comme un miroir où l’on scrute le système. La musique, elle, refuse la morale sèche : elle fait danser le diagnostic. L’enregistrement est bref, presque improvisé, mais pas hasardeux. Il convoque une logique très Beatlesefficacité, économie, timbres – et la plie au langage nocturne des clubs new-yorkais de 1975. Cette hybridation instantanée, c’est précisément ce que Bowie admirait chez Lennon : aller chercher « au bord » et faire fonctionner au centre.

Les zones d’ombre assumées : Across the Universe relu par Bowie

La reprise d’« Across the Universe » sur Young Americans divise la critique, certains y voyant un alourdissement, d’autres saluant un groove doux-amer. Là encore, l’intérêt dépasse la case « reprise » : c’est un exercice de traduction esthétique. Bowie « marteau-pilon » une chanson quasi aqueuse dans sa version 1969, et la coule dans une voix soul qui en change la respiration. Lennon, loin d’être sacralisé, est traité comme un pair avec qui l’on peut jouer. Cette liberté – travailler l’icône sans révérence – est la marque d’une amitié réelle.

De l’atelier à l’héritage : comment l’épisode 1975 reconfigure la suite

Le pivot Young Americans / Fame rebat les cartes pour Bowie aux États-Unis. Il ouvre l’accès aux radios R&B, installe un lien durable avec une partie du public américain et légitime, paradoxalement, ses futures disparitions stylistiques. Sans Fame, l’atterrissage de Station to Station aurait sans doute été plus brutal pour l’auditeur mainstream. Sans Lennon, la mise au point du regard critique sur la célébrité, si centrale chez Bowie, aurait peut-être été moins tranchée. L’épisode 1975 est court, mais il irrigue les années suivantes.

Une leçon réciproque : être populaire sans se banaliser

Ce que Bowie retient de Lennon, et qu’il mettra au travail toute sa vie, tient en deux lignes : on peut être compréhensible sans être convenu ; on peut être radical sans être hermétique. Lennon lui a montré que l’on peut déporter des procédés issus de l’art ou de l’avant-garde vers la chanson sans perdre ni la vitesse ni la chaleur. À l’inverse, Bowie rappelle à Lennon – en acte – qu’un cadre funk et soul peut accueillir une satire mordante. De cette dialectique naît une chanson qui n’a pas vieilli, parce qu’elle parle moins d’un scandale ponctuel que d’un mécanisme permanent : la fabrique de la renommée.

Pourquoi, en 2025, l’évidence tient toujours

Quarante-cinq ans après leur collaboration et plus de quatre décennies après la disparition de John Lennon, l’appréciation de Bowie – « the very best » – n’a rien perdu de sa portée. Les réévaluations récentes de l’ère new-yorkaise de Lennon, les débats éditoriaux autour de morceaux controversés, tout cela n’efface pas la colonne vertébrale : une exigence de vérité dans la chanson, un sens du déséquilibre fertile, une capacité à pivoter sans perdre le noyau. Le respect de Bowie n’est pas un fétiche ; c’est un diagnostic sur la forme-chanson et ses puissances.

Épilogue : deux signatures, une même ligne d’horizon

On pourrait résumer leur complémentarité ainsi : Lennon désencombre, Bowie recompose. Ensemble, une journée de studio a suffi pour écrire une pièce qui demeure, au-delà des classements, un manuel d’hygiène esthétique à l’ère du star-system. Qu’un artiste métamorphique comme David Bowie ait dit, à propos de John Lennon, qu’il était « le très meilleur » n’étonne pas. Cela raconte autant Bowie que Lennon : l’un mesurant son exigence à l’aune d’un autre, l’autre rayonnant comme un pôle d’intégrité et d’invention. Entre eux, un mot a suffi à tout condenser : Fame. Et, dans son sillage, une leçon qui vaut toujours : dire, oser, tenir.


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