Paru en octobre 1975, « Shaved Fish » assemble onze 45-tours (1969-1974) dans des edits fidèles aux singles, voulus par Lennon pour sauver des masters égarés. De « Give Peace a Chance » à « #9 Dream », le disque juxtapose slogans, confession et pop universelle, avec un final cousu entre « Happy Xmas » et un refrain live. Pochette-grille iconique (Roy Kohara/Michael Bryan), UK n°8, US n°12 : un instantané qui referme la période militante avant le retrait new-yorkais.
Paru à l’automne 1975, « Shaved Fish » condense six années de singles où John Lennon aura exploré tour à tour l’utopie politique, l’autobiographie sans filtre et la pop universelle. Publié chez Apple Records, le 20 octobre 1975 aux États-Unis puis le 24 octobre au Royaume-Uni, l’album surgit quelques jours après la naissance de Sean Lennon (le 9 octobre 1975) et coïncide avec la décision de l’artiste de se mettre en retrait de la vie publique pour privilégier sa vie familiale. Dans la discographie solo, « Shaved Fish » fait donc office d’instantané : il ferme une période effervescente commencée à Bed-In et se place, symboliquement, à la lisière d’une parenthèse domestique qui ne se refermera qu’en 1980, avec « Double Fantasy ».
Sommaire
- Pourquoi une compilation ? Sauver les bandes, fixer un récit
- Une époque en onze morceaux : de la protest song au rêve éveillé
- La question sensible : replacer « Woman Is The N-word Of The World » dans l’histoire
- Une couverture-panorama devenue iconique
- Un succès tangible : n° 8 au Royaume-Uni, n° 12 aux États-Unis
- Les choix sonores : montages, singles edits et contraintes d’archives
- La réception critique : un miroir des forces et des failles
- Apple Records, un label à la charnière
- Ce que chaque titre raconte de la période 1969-1974
- 1975, année pivot : de « Rock ’n’ Roll » au retrait new-yorkais
- La trajectoire commerciale d’« Imagine » au Royaume-Uni : un rattrapage historique
- Shaved Fish au format numérique : les deux parutions 1987
- La place de l’album dans l’histoire des compilations solo Beatles
- 2025 : un anniversaire sous le signe de la relecture
- Ce que l’album dit de Lennon : un équilibre instable, mais fécond
- Une postérité sans cesse rééclairée
- Conclusion : un « classique-charnière » qui conserve sa force d’évidence
Pourquoi une compilation ? Sauver les bandes, fixer un récit
Contrairement à une anthologie conçue a posteriori, « Shaved Fish » résulte d’une initiative de Lennon lui-même. Il l’explique sans détour : il faut réunir les 45 tours pendant qu’ils sont encore traçables, car les masters risquent de se perdre. En constituant ce corpus, il entend « conserver » son travail et garantir qu’un lecteur futur pourra le retrouver sans passer par des copies de seconde main. Cette préoccupation n’est pas théorique : pour « Cold Turkey », raconte-t-il, personne ne savait où se trouvaient les bandes d’origine, et il dut recourir à des dubs de singles. La compilation assume donc sa dimension d’archive : elle organise une mémoire à partir de sources parfois lacunaires, afin d’éviter l’effacement.
Cette généalogie explique à la fois certaines spécificités sonores de l’album et sa dramaturgie. Plutôt que d’aligner des versions « album », « Shaved Fish » privilégie des mix ou montages proches des 45 tours originaux, parfois abrégés ou édités pour la radio. Ainsi, « Give Peace A Chance » n’apparaît que dans une version tronquée qui ouvre la première face, tandis qu’un refrain live du même titre – enregistré lors des concerts One To One de 1972 – vient se fondre au terme de « Happy Xmas (War Is Over) » et referme l’album. Ces coutures scéniques et éditoriales accentuent l’impression d’un film récapitulatif autant qu’un best-of.
Une époque en onze morceaux : de la protest song au rêve éveillé
Le parcours commence en 1969, au Queen Elizabeth Hotel de Montréal, avec « Give Peace A Chance », slogan chanté qui deviendra un refrain planétaire des mouvements pacifistes. En l’insérant au seuil de « Shaved Fish », Lennon rappelle que son aventure solo est née, avant tout, d’une adresse au monde. Ce mantra sera, six ans plus tard, l’élément le plus « éditorialisé » : une minute pour déclencher le récit, un écho live pour sceller la boucle.
Deuxième jalon, « Cold Turkey » (1969) expose sans fard les convulsions du sevrage. Sa rythmique lourde, ses cris filtrés et la guitare au tranchant de verre annoncent le registre viscéral qui culminera en 1970 sur « John Lennon/Plastic Ono Band ». De cet album, « Shaved Fish » retient « Mother », amincie pour l’occasion : cloches d’introduction, piano en coups francs, voix à vif, la chanson capitalise l’impact de la thérapie primale dans l’écriture lennonienne et rappelle que la confession peut être un style musical.
À l’inverse, « Instant Karma! (We All Shine On) » (1970) est une fusée : écrite, enregistrée et publiée dans l’urgence, elle cristallise le versant pop-énergétique du Lennon post-Beatles, celui des mantras positifs soutenus par Phil Spector et une section rythmique motorique. « Power To The People » (1971) précise la dimension civique : slogans scandés, chœurs en marche, la musique revendique l’agora. Puis survient « Imagine » (1971), dont la force tient au détournement d’une prières sans dogme vers une mélodie de berceuse universelle. En 1975, sa mise en single au Royaume-Uni, couplée à « Shaved Fish », scellera sa popularité tardive sur ce territoire.
Le milieu de décennie met en avant l’équilibre entre introspection et jeu. « Mind Games » (1973) déploie une pop aérienne travaillée par des harmonies susurrées, tandis que « Whatever Gets You Thru The Night » (1974), avec Elton John, assume une jubilation rythmique qui donnera à Lennon son unique n° 1 solo américain de son vivant. « #9 Dream » (1974), enfin, impose une rêverie orchestrée, voix en halos et syllabes inventées, comme si le surréalisme phonétique venait fermer la marche d’un cycle où la recherche sonore a constamment dialogué avec le mot.
La question sensible : replacer « Woman Is The N-word Of The World » dans l’histoire
Parue en 1972 sur « Some Time In New York City », « Woman Is The N-word Of The World » demeure l’un des titres les plus controversés de la période new-yorkaise. Inspirée par une formule de Yoko Ono, la chanson utilise un choc sémantique pour dénoncer l’oppression des femmes. À sa sortie, des radios refusent de la jouer, et la télévision impose des restrictions dans la manière de la nommer. En l’intégrant à « Shaved Fish », Lennon signale que ce pan de son œuvre – militant, frontal, parfois contre-productif – appartient au tableau complet de son parcours. Cinquante ans plus tard, son héritage reste délicat : les éditions récentes qui revisitent l’ère new-yorkaise préfèrent la contextualisation ou l’omission, non pour nier l’histoire, mais pour éviter qu’un titre n’absorbe l’entière réception d’un projet.
Une couverture-panorama devenue iconique
« Shaved Fish » est immédiatement reconnaissable à sa couverture en grille de douze rectangles : onze vignettes illustrent chacun des morceaux, la douzième porte le titre, composé dans la police Bruce Mikita (également connue sous le nom Novel Open). L’art direction est signée Roy Kohara, les illustrations Michael Bryan. Cette mosaïque fonctionne comme la version visuelle de l’album : un patchwork de slogans, d’icônes et d’ambiances qui décline l’idée d’un catalogue personnel. Le titre, lui, renvoie au katsuobushi, ce poisson séché et râpé fondamental de la cuisine japonaise : un clin d’œil à la culture d’Ono autant qu’à l’idée de copeaux de chansons rassemblés pour faire bouillon.
Un succès tangible : n° 8 au Royaume-Uni, n° 12 aux États-Unis
Commercialement, « Shaved Fish » installe Lennon dans la durée. Au Royaume-Uni, l’album atteint le Top 10 et culmine à la 8ᵉ place, tandis qu’aux États-Unis, il grimpe jusqu’au n° 12 du Billboard 200. Dans le même mouvement, la parution britannique, le 24 octobre 1975, s’accompagne de la première sortie en single de « Imagine » au Royaume-Uni ; le titre y atteint la 6ᵉ place, avant de retourner au sommet en 1981 à la suite de l’assassinat de Lennon. L’ensemble dessine un rayonnement stable, moins spectaculaire qu’un album de nouveautés, mais révélateur d’une base de public consolidée par des titres déjà cultes.
Les choix sonores : montages, singles edits et contraintes d’archives
Parce que plusieurs masters manquaient ou demeuraient introuvables, Lennon et l’équipe ont parfois utilisé des transferts depuis les 45 tours d’origine. Cette contrainte explique, en partie, la granularité et certaines coupes audibles sur quelques titres. À l’ère du compact disc, une première publication CD au printemps 1987 a souffert de défauts de qualité, au point d’appeler une remasterisation la même année pour restaurer notamment des fades amputés sur le vinyle. Rien de rédhibitoire pour l’écoute, mais un rappel utile : « Shaved Fish » est autant une anthologie qu’un montage technique, qui porte dans sa matière les accidents d’un catalogue solo pressé et diffusé au fil de l’actualité.
La réception critique : un miroir des forces et des failles
Dès 1975, la critique y voit un portrait contrasté. Robert Christgau résume le recueil en « onze coups de dés » tirés par « le plus imprévisible des rockers » du début 70’s ; ailleurs, Dave Marsh salue la présence des titres hors album – notamment « Instant Karma! », qu’il considère comme un sommet solo – tout en jugeant l’ensemble « diffus », reflet fidèle d’un parcours inégal depuis la séparation des Beatles. À distance, ces lectures situent bien l’album : pas un panthéon scellé, mais un état des lieux où cohabitent fulgurances et angles morts, du manifeste politique à la rêverie orchestrée.
Apple Records, un label à la charnière
« Shaved Fish » paraît sur Apple Records, alors que le label historique des Beatles s’achemine vers une mise en sommeil opérationnelle à la fin de 1975, avant sa reviviscence dans les années 1990. À défaut d’un long développement en studio, la compilation fait figure de dernier grand geste lennonien sur la pomme verte : un signe que l’héritage commun peut encore servir de vecteur, au moment où les carrières solo ont chacune trouvé leur vitesse de croisière.
Ce que chaque titre raconte de la période 1969-1974
Pris un à un, les morceaux composent un autoportrait en fragments. « Give Peace A Chance » fixe l’entrée de Lennon dans la chanson-slogan ; « Cold Turkey » expose la chair, la douleur et l’addiction ; « Instant Karma! » prouve que l’improvisation contrôlée peut accoucher d’un tube ; « Power To The People » aligne musique et civisme ; « Mother » transforme la thérapie en style ; « Woman Is The N-word Of The World » impose le débat sur les moyens rhétoriques à employer pour parler d’oppression ; « Imagine » condense l’utopie en piano-voix ; « Whatever Gets You Thru The Night » célèbre la joie et la virtuosité d’Elton John ; « Mind Games » et « #9 Dream » dessinent le versant onirique et texturé du milieu de décennie ; enfin, « Happy Xmas (War Is Over) » requalifie la chanson de Noël en hymne pacifiste, que le refrain de « Give Peace A Chance » vient, en coda, recontextualiser. Au total, onze faces d’un même objet : un compositeur en recherche permanente, habité par l’idée que la pop peut absorber le privé, le politique, le poétique et l’expérimental.
1975, année pivot : de « Rock ’n’ Roll » au retrait new-yorkais
Avant « Shaved Fish », Lennon avait publié en février 1975 « Rock ’n’ Roll », album de reprises rendant hommage à ses héros américains. Le choix de ne pas enchaîner immédiatement avec de nouvelles compositions originales tient aux circonstances : la grossesse de Yoko Ono, l’envie d’une respiration familiale, et l’opportunité de rééditer une série de singles parfois difficiles d’accès sur album. On comprend rétrospectivement ce choix : la compilation offre aux auditeurs un accès ordonné à la période 1969-1974, tandis que Lennon s’accorde un retrait créatif qui débouchera, cinq ans plus tard, sur le diptyque « Double Fantasy » / « Milk And Honey ».
La trajectoire commerciale d’« Imagine » au Royaume-Uni : un rattrapage historique
Phénomène parfois oublié, « Imagine » n’avait jamais été single au Royaume-Uni en 1971. Sa sortie en 45 tours en octobre 1975, synchronisée avec « Shaved Fish », lui assure immédiatement une 6ᵉ place dans les charts. Ce rattrapage tardif montre à quel point la popularité d’un titre peut dépendre des contextes éditoriaux et de la manière dont un label orchestre l’accès au catalogue. En 1981, tragiquement, la réédition posthume propulsera la chanson au n° 1, confirmant son statut d’hymne au-delà de la discographie de Lennon.
Shaved Fish au format numérique : les deux parutions 1987
Quand le CD s’impose au mitan des années 1980, « Shaved Fish » rejoint les bacs en mai 1987. Plusieurs auditeurs relèvent alors une fidélité sonore en deçà des attentes, conséquence d’un transfert à partir de sources hétérogènes. Une réédition en décembre 1987 corrige le tir, en rétablissant notamment des fades d’origine rognés sur certains titres. L’épisode est révélateur : les compilations à base de singles demandent un soin documentaire particulier, surtout lorsque la chaîne des masters d’époque est incomplète ou dispersée.
La place de l’album dans l’histoire des compilations solo Beatles
Publié du vivant de Lennon, « Shaved Fish » précède de plusieurs années les grandes compilations thématiques et box sets qui domineront l’édition des années 1990 et 2000. À ce titre, il sert de modèle à deux niveaux : d’une part, il rappelle l’importance d’un récit chronologique clair pour orienter l’écoute ; d’autre part, il montre comment un choix d’édition peut repeindre un corpus en l’alignant sur son format d’origine (le 45 tours), au lieu de re-passer par les albums-cadres. Cette philosophie a marqué, chez beaucoup d’artistes, la manière de recontextualiser l’inédit, la face B et la version single.
2025 : un anniversaire sous le signe de la relecture
Cinquante ans après, « Shaved Fish » conserve une lisibilité exemplaire. Il concentre ce qui, chez Lennon, rend la période post-Beatles irréductible à une seule case. Les débats contemporains, notamment autour de la place de « Woman Is The N-word Of The World » dans de nouvelles anthologies dédiées aux années new-yorkaises, montrent qu’un catalogue n’est jamais figé : entre présentation, contextualisation et omission, chaque édition reformule la mémoire. À l’inverse, « Shaved Fish » demeure un document de première main, assumé par son auteur, où la tension entre le politique, l’intime et le populaire n’est pas atténuée mais exposée.
Ce que l’album dit de Lennon : un équilibre instable, mais fécond
À écouter « Shaved Fish » d’une traite, on est frappé par l’alternance des registres : le choc (les slogans), l’aveu (les balades thérapeutiques), la danse (les grooves de 1974), le rêve (les orchestrations flottantes). Cette instabilité n’est pas un défaut ; elle constitue l’énergie même de la trajectoire 1969-1974. Là où d’autres compilations tendent à lisser, celle-ci assume la discontinuité : rien n’y est fait pour masquer qu’entre « Cold Turkey » et « #9 Dream », c’est le même artiste qui cherche des langages adéquats pour chaque moment. En ce sens, « Shaved Fish » est moins un best of qu’un journal d’essais : une collection de gestes où la forme-chanson s’ouvre à la performance, au dispositif médiatique (télévision, concerts-manifests), à l’événement social.
Une postérité sans cesse rééclairée
Les grandes anthologies ultérieures – de « The John Lennon Collection » à « Lennon Legend », puis aux campagnes de remix/remaster du XXIᵉ siècle – n’ont pas détrôné « Shaved Fish » : elles l’ont re-situé. On y revient pour sa logique de singles, pour son grain seventies, pour ce montage final où « Happy Xmas (War Is Over) » s’emmêle avec « Give Peace A Chance » et re-politise la ritournelle de Noël. On y revient aussi parce que, publié en 1975, le disque n’a pas été recomposé par la légende posthume : il saisit Lennon avant le mythe figé, au moment précis où la paternité et le retrait new-yorkais prennent le pas sur la visibilité médiatique.
Conclusion : un « classique-charnière » qui conserve sa force d’évidence
La force durable de « Shaved Fish » tient à son double statut. Compilation, il offre aux curieux un chemin balisé à travers l’œuvre solo : des mantras de 1969-1971 à la période Walls And Bridges, en passant par l’introspection radicale de 1970. Document, il révèle un artiste soucieux de préserver le tracé de ses enregistrements et de répondre aux aléas matériels d’un catalogue dispersé. Cinquante ans après, au-delà des chiffres – n° 8 au Royaume-Uni, n° 12 aux États-Unis – et des controverses éditoriales contemporaines, l’album demeure ce qu’il prétendait être : une prise de vue nette d’une période où John Lennon aura tenté de faire tenir, dans la forme pop, l’urgence du monde, l’urgence de soi et l’évidence de la mélodie. En 1975, il scellait un au revoir provisoire ; en 2025, il continue d’offrir, à chaque écoute, un point de départ.
