En 2025, Sean Lennon retire « Woman Is the N-word of the World » du coffret PTTP, privilégiant une approche éditoriale qui contextualise sans raviver une polémique vouée à absorber tout le récit. Dans MOJO, il parle d’un choix difficile : préserver une chanson jugée importante mais ne pas l’imposer au cœur d’un projet grand public. L’article replace le titre de 1972 – pensé par Yoko Ono et porté par John Lennon – dans sa logique féministe et son esthétique du choc, rappelle sa réception heurtée et montre pourquoi, à l’ère des réseaux, un mot-titre peut réduire un coffret à un hashtag. Omission n’est pas effacement : la mémoire reste, mais le cadre change, pour laisser respirer l’héritage Lennon/Ono.
Le retrait de « Woman Is the N-word of the World » du coffret PTTP – projet Lennon/Ono de 2025 piloté par Sean Lennon – n’est pas un geste anodin. Il s’inscrit dans une conjoncture où la réédition d’archives pop ne consiste plus seulement à restaurer des bandes, mais à éditorialiser une histoire sensible. Dans un entretien à MOJO, Sean explique que ce choix a été « difficile », qu’il n’a pas agi seul, et que « personne ne voulait la remettre en circulation ». Il insiste sur le fait qu’il considère toujours la chanson comme importante, tout en estimant qu’en 2025, l’inclure apporterait une « négativité » supplémentaire à l’héritage de ses parents. Autrement dit : préserver l’œuvre, oui, mais pas au prix de rendre l’ensemble du coffret indéfendable pour une partie du public contemporain.
Ce dilemme est au cœur de la production patrimoniale de la musique populaire. Les rééditions ne visent plus uniquement les collectionneurs ; elles s’adressent aussi à des auditeurs qui découvrent l’histoire de John Lennon et Yoko Ono par le prisme du présent. Dans ce contexte, un titre conçu au début des années 1970 pour choquer, bousculer et forcer la conversation sur le sexisme n’est plus perçu à l’identique. Le mot qu’il contient – même replacé dans son intention, même entouré d’explications – ouvre des blessures et déplace le projecteur, du propos féministe du morceau, vers la violence du terme lui-même.
Sommaire
- Replacer la chanson dans son époque
- La genèse d’une formule et le rôle central de Yoko Ono
- 1972 : réception houleuse, médias sur la défensive
- Pourquoi 2025 n’est pas 1972
- Entre mémoire et responsabilité : l’éditeur face au feu
- Ce que la chanson disait, et ce qu’on lui a fait dire
- La place de Yoko Ono dans la conversation
- « Some Time in New York City » relu par 2025
- Omission n’est pas effacement
- Comment contextualiser sans détourner le regard
- Ce que révèle la décision sur l’héritage Lennon/Ono
- La réception chez les fans : débats, mais aussi maturité
- Et maintenant ? Les pistes possibles
- Une décision de son temps, pour laisser vivre l’œuvre
Replacer la chanson dans son époque
Parue en 1972, d’abord comme single américain puis sur l’album « Some Time in New York City », la chanson s’inscrit dans la période la plus ouvertement politique de Lennon et Ono. Le duo, installé à New York, travaille alors avec Elephant’s Memory et transforme l’actualité – droits civiques, prisonniers politiques, guerre du Vietnam, droits des femmes – en chansons-manifestes. « Woman Is the N-word of the World » est l’une des plus frontales : elle superpose un constat sur l’oppression des femmes et un langage volontairement brutal, conçu pour déclencher une réaction immédiate.
Il faut rappeler qu’au tournant des années 1970, la pop internationale puise dans l’arsenal de la contre-culture : slogans, happenings, une esthétique du choc héritée des avant-gardes. Lennon et Ono, depuis la fin des Beatles, jouent avec la publicité, l’art conceptuel, la télévision, et la presse. Dans cette logique, faire entendre la violence du sexisme en la nommant par analogie à une autre violence – le racisme – relevait, pour eux, d’un geste stratégique. Qu’un tel choix ait été controversé dès l’époque ne fait aucun doute ; qu’il le soit davantage encore aujourd’hui n’étonne guère.
La genèse d’une formule et le rôle central de Yoko Ono
On oublie souvent que la phrase-choc à l’origine du titre vient d’abord de Yoko Ono. Dès la fin des années 1960, l’artiste et militante japonaise élabore une pensée féministe singulière, nourrie de sa pratique artistique, de ses performances, et de son expérience personnelle dans un monde de l’art largement dominé par les hommes. La formule surgit dans ses interventions et ses conversations, puis Lennon la reprend, la met en musique, et la projette au premier plan.
Ce détail n’est pas cosmétique. Il dit quelque chose de la dynamique Lennon/Ono : une coopération intellectuelle et artistique, où Yoko propose des concepts, des images, des gestes, et où John utilise sa puissance médiatique pour leur donner une audience mondiale. Le morceau peut donc être lu comme un amplificateur d’une pensée d’Ono, plus que comme une simple provocation « à la Lennon ». C’est l’un des paradoxes de cette histoire : la volonté d’ouvrir le débat sur l’oppression des femmes s’est prise dans un piège de signifiants qui, aujourd’hui, occupent tout l’espace.
1972 : réception houleuse, médias sur la défensive
Dès sa sortie, le single se heurte à la censure de plusieurs stations de radio américaines, et à des réserves marquées de la télévision. Une partie des médias n’ira pas plus loin que le titre ; pour d’autres, le message est incompréhensible sans un préambule explicatif. Lennon s’efforce alors d’expliquer l’intention : dénoncer le carcan social imposé aux femmes, leur invisibilisation au travail, dans la sphère domestique, et au sein des institutions. Le couple défend aussi l’idée – discutable, déjà à l’époque – qu’un langage-choc peut obliger les publics à regarder ce qu’ils préfèrent ignorer.
Musicalement, le morceau épouse l’esthétique rock-soul de l’album : cuivres, rythmique appuyée, un chant en avant, des chœurs qui martèlent le slogan. Beaucoup d’auditeurs ne retiennent que la rugosité du mot, au détriment du contenu. Cette disproportion d’attention pèsera durablement sur la réception du titre, et sur sa place dans la discographie de Lennon.
Pourquoi 2025 n’est pas 1972
On aurait tort de croire que la discussion d’aujourd’hui se contente de juger hier avec les catégories d’aujourd’hui. Ce qui a changé, c’est la structure d’écoute. En 1972, une chanson circulait dans un régime médiatique centré : quelques radios, quelques chaînes, une presse musicale très prescriptive. En 2025, tout extrait isolé est voué à survivre en capture d’écran, en hashtag, en rebond sur des plateformes où les intentions, les nuances et le contexte disparaissent en quelques secondes.
Dans ce nouvel environnement, un mot-titre peut eclipser l’intégralité d’un coffret, d’une démarche, d’un récit. L’équipe éditoriale d’un projet comme PTTP est donc placée devant une équation à plusieurs inconnues : comment valoriser une période complexe, rappeler le rôle d’Ono dans la pensée féministe du duo, rendre justice à l’histoire… sans inviter une tempête qui réduirait immédiatement le coffret à un seul angle ?
La réponse de Sean, telle qu’il la formule, n’est pas un reniement. Elle privilégie une stratégie : faire exister l’histoire dans l’ensemble d’un projet plutôt que de la voir saisie par un seul point explosif. Il ne dit pas que la chanson doit être oubliée. Il dit qu’ici, maintenant, dans ce format particulier, elle attirerait une controverse disproportionnée.
Entre mémoire et responsabilité : l’éditeur face au feu
Les rééditions sérieuses distinguent généralement trois voies. La première : tout republier, tel quel, au nom de l’intégrité historique. La deuxième : republier en contextualisant, avec encarts, préfaces, avertissements, interventions d’historien·ne·s ou de militant·e·s. La troisième : omettre ou déporter certains contenus vers des supports moins exposés (archives en ligne, notes de programme détaillées, suppléments numériques).
La décision autour de « Woman Is the N-word of the World » ressemble à un mix des deux dernières options : ne pas effacer la trace du morceau dans l’histoire, mais ne pas le remettre au centre d’un objet conçu pour un public large. Dans d’autres corpus, cette stratégie a déjà été adoptée : œuvres maintenues en catalogue mais accompagnées de contextes, ou bien déplacées vers des collections spécialisées où l’accès est volontaire et informé.
Il est essentiel de souligner que la mémoire culturelle n’est pas un musée figé. Elle est une curation permanente, faite d’ajouts, de retraits, de réordonnancements, et chaque décision réécrit la manière dont on perçoit un parcours. En retirant ce titre d’un coffret-vitrine, l’équipe redessine l’entrée du public dans la période new-yorkaise de Lennon/Ono : le regard se porte moins sur le scandale et davantage sur la constellation de thèmes et de musiques qui faisaient l’actualité du duo en 1972.
Ce que la chanson disait, et ce qu’on lui a fait dire
L’intention affichée du morceau était de rendre visible la hiérarchie de pouvoir entre hommes et femmes en Occident : l’assignation aux rôles domestiques, la disqualification des ambitions professionnelles, l’objectification via les normes de beauté et les codes sociaux. En s’emparant d’un terme représentant l’oppression raciale la plus violente, Lennon et Ono ont choisi de condenser en une image un rapport de domination.
Mais un signe n’est jamais transparent. Le mot-titre n’est pas seulement un outil rhétorique ; c’est un artefact chargé d’une histoire qu’il ne suffit pas de « détourner ». Pour beaucoup, le geste artistique ne parvient pas à désactiver cette charge, même si la chanson tente de la recoder dans un autre combat. Ce conflit de lectures – l’intention contre la réception – explique que la discussion reste incandescente.
En 2025, nombre d’artistes et d’éditeurs considèrent qu’un terme aussi violent, surtout placé en titre, ne peut être reproduit sans causer de dommages réels à des communautés. Cette conviction n’invalide pas l’histoire de la chanson ; elle interroge la manière de la transmettre.
La place de Yoko Ono dans la conversation
Parler de ce morceau sans parler de Yoko Ono revient à manquer la moitié du tableau. Dans la presse de l’époque, comme dans les relectures ultérieures, la pensée d’Ono a souvent été minimisée. Or c’est bien sa voix qui structure la période new-yorkaise : ses textes, ses idées, son engagement pour les droits des femmes, sa critique des rôles assignés et des modes d’invisibilisation.
Le projet PTTP s’inscrit dans la continuité d’une réhabilitation plus générale de son rôle : replacer Yoko au centre de l’atelier Lennon/Ono, montrer la porosité entre l’art et la pop, et souligner qu’au-delà des polémiques, c’est dans cette coproduction intellectuelle que s’inventent les chansons. Dans cette perspective, l’omission du titre controversé peut aussi être lue comme une façon de faire respirer le reste : laisser apparaître la complexité d’Ono sans que tout soit ramené à une seule phrase.
« Some Time in New York City » relu par 2025
L’album « Some Time in New York City » est régulièrement présenté comme une bifurcation : moins de pop symphonique, plus de chronique sociale, une écriture directe, parfois maladroite, mais habité par l’urgence de prendre position. On y trouve des chansons sur des sujets précis, datés – ce qui n’est pas un défaut, mais un choix d’écriture. La présence, ou l’absence, de « Woman Is the N-word of the World » dans une anthologie change la gravité du disque : avec elle, tout s’aimante autour du titre ; sans elle, d’autres pièces remontent à la surface, et le paysage paraît moins monochrome.
La réécoute contemporaine montre surtout la texture musicale de cette période : un mélange de rock, de R&B, de folk protestataire et de ballades plus vulnérables. L’intention militante s’y combine à l’envie d’être ensemble avec un public, de faire du concert un espace de conversation. Le coffret, en se concentrant sur ces dimensions, mise sur une entrée moins crispée : rappeler ce que le duo jouait, écrivait et défendait, sans transformer l’expérience en épreuve.
Omission n’est pas effacement
Il est utile de distinguer omission et effacement. L’omission est un choix de programme : dans tel contexte, pour tel public, sur tel support, tel contenu ne sera pas mis en avant. L’effacement consisterait à retirer l’œuvre des catalogues, à la faire disparaître. Rien, ici, n’indique une telle volonté. La chanson appartient à une période documentée, elle a déjà été rééditée, elle continuera d’être étudiée, enseignée, critiquée. Le geste de 2025 ne supprime pas la trace ; il redistribue la lumière.
Les débats sur la mémoire culturelle sont souvent rendus plus sourds par la peur de la disparition. Or ce que montrent les choix éditoriaux raisonnés, c’est plutôt une tentative de hiérarchiser l’accès : ne pas imposer un mot-titre blessant dans un coffret-vitrine, tout en gardant l’histoire ouverte et accessible ailleurs, avec le contexte nécessaire.
Comment contextualiser sans détourner le regard
Beaucoup de lecteurs et d’auditeurs proposent une voie médiane : publier, mais encadrer. On imagine alors des préfaces signées de historien·ne·s des mouvements sociaux, des notes replaçant le langage dans les débats de l’époque, des entretiens revenant sur l’intention d’Ono et de Lennon. Cette pratique, largement adoptée dans l’édition littéraire, reste encore balbutiante dans la musique populaire, souvent limitée à quelques paragraphes de livret.
Le cas présent aurait pu s’y prêter. Mais il faut reconnaître que la transmission par contextualisation est fragile dans l’écosystème numérique : un mot-titre s’extrait trop facilement de son cadre. On peut regretter que la médiation ne suffise pas ; on peut aussi admettre qu’un éditeur, en 2025, doit parfois renoncer à son idéal pour préserver la recevabilité d’un projet plus large.
Ce que révèle la décision sur l’héritage Lennon/Ono
Ce choix met en lumière une vérité simple : l’héritage n’est pas une statue. C’est un matériau vivant, traversé par l’éthique du présent. La ligne Lennon/Ono repose sur deux piliers, souvent en tension : l’audace artistique et la responsabilité sociale. En choisissant de ne pas inclure la chanson, Sean n’enterre ni l’une ni l’autre ; il arbitrera, cette fois, du côté de la responsabilité. On peut en débattre, mais c’est cohérent avec la volonté de proposer un coffret qui parle à de nouveaux auditeurs sans les perdre sur le pas de la porte.
On retrouve ici l’esprit d’un Lennon qui, de son vivant, a souvent corrigé le tir, reconnu des maladresses, déplacé ses positions. Cette capacité à se reconfigurer fait aussi partie de l’ADN du projet Lennon/Ono : avancer, même au prix de laisser des morceaux à l’écart, puis les retravailler plus tard avec un meilleur outillage critique.
La réception chez les fans : débats, mais aussi maturité
Du côté des amateurs, la nouvelle suscite forcément des réactions contrastées. Les complétistes regrettent l’absence d’un titre central pour comprendre la période 1972. D’autres saluent une décision pragmatique qui épargne au coffret une polémique instantanée, afin de laisser la place à la musique et aux documents inédits. Entre les deux, beaucoup reconnaissent l’ambivalence : oui, la chanson est historiquement importante ; oui, sa remise en circulation dans un objet grand public, en 2025, pose un problème éthique concret.
Ce qui frappe, toutefois, c’est la maturité croissante des échanges. Les fans aguerris savent que le travail d’archives est une suite d’arbitrages ; ils attendent des explications claires et des choix cohérents. L’argument de Sean – ne pas amener « plus de négativité » à ses parents – sonne comme une responsabilité filiale, mais aussi comme un raisonnement d’éditeur : protéger un récit pour qu’il puisse être entendu.
Et maintenant ? Les pistes possibles
Rien n’empêche, à l’avenir, d’envisager un support où la chanson serait présentée avec un appareil critique solide : textes d’universitaires, témoignages de militantes, remise en contexte des politiques médiatiques de l’époque, analyse des tensions entre intention et réception. Ce type de publication, ciblée et assumée, réduirait le risque de malentendu et redonnerait au morceau sa densité historique, au-delà de la seule stupeur du titre.
Dans l’immédiat, l’absence du morceau dans PTTP crée un silence qui n’est pas un trou de mémoire, mais un temps de réflexion. Il oblige à regarder autrement la période new-yorkaise, à écouter d’autres chansons, à lire d’autres signaux. Il ouvre aussi un débat fécond sur la manière dont les héritiers et ayants droit naviguent entre fidélité à l’œuvre et devoir de soin envers les publics.
Une décision de son temps, pour laisser vivre l’œuvre
Le retrait de « Woman Is the N-word of the World » du coffret PTTP n’est ni un verdict artistique, ni une page arrachée. C’est une décision éditoriale au présent, rendue nécessaire par l’état de la conversation publique et par la nature d’un projet qui se veut accueillant. En 1972, la chanson cherchait à secouer un monde qui minimisait l’oppression des femmes. En 2025, le mot qu’elle brandit brouille plus qu’il n’éclaire. Entre les deux, il y a cinquante ans d’histoire des idées, de luttes et de langages.
L’important, pour qui aime l’œuvre de John Lennon et Yoko Ono, est de ne pas confondre mémoire et réflexe. La mémoire suppose du temps, de l’analyse et des choix. Le réflexe, lui, réduit, fige, caricature. En choisissant l’omission dans un coffret-vitrine, Sean parie sur la durée : préserver l’hospitalité d’un projet qui raconte une époque et un couple, sans le livrer à une bataille de symboles qui ne ferait que rétrécir la musique.
On peut rêver d’un futur volume, pensé pour l’étude, qui rassemblerait les pièces controversées avec les outils nécessaires pour les comprendre. En attendant, l’histoire reste disponible, et le débat continue : sur la place de Yoko, sur la politique de Lennon, sur l’art de choquer et ses limites. Ce débat, contradictoire et parfois inconfortable, est la preuve que l’œuvre est vivante. Et c’est peut-être, au-delà des polémiques, ce que cherchait déjà le couple en 1972 : faire de la pop une conversation qui ne finit pas.
