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Lennon vs McCartney : la rivalité cachée qui a forgé les Beatles

Publié le 19 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En duo inséparable et concurrents acharnés, John Lennon et Paul McCartney ont bâti la légende des Beatles en mêlant amitié et compétition. De Woolton (1957) à l’explosion mondiale, leur émulation propulse des chefs-d’œuvre, puis se tend après 1966 : Paul prend les rênes (Sgt. Pepper), John vise l’avant-garde et l’« Album blanc » révèle des fractures. Get Back expose les tensions, Abbey Road sert de baroud d’honneur. Après la séparation, piques publiques puis apaisement : une rivalité fraternelle, moteur et talon d’Achille du groupe.


En apparence, John Lennon et Paul McCartney formaient un duo inséparable, le moteur créatif des Beatles dont l’alchimie a engendré des chansons légendaires. Derrière cette collaboration exceptionnelle se cachait pourtant une rivalité tenace. Les deux complices, co-auteurs de la plupart des titres du groupe, entretenaient une relation faite à la fois d’amitié fraternelle et de compétition féroce. Au fil des années 1960, alors que les « Fab Four » conquéraient le monde, Lennon et McCartney se défiaient constamment – parfois implicitement, parfois ouvertement – dans tous les domaines : écriture des chansons, leadership artistique, image publique et même orientations personnelles. Cette rivalité, tour à tour stimulante et destructrice, a façonné l’histoire des Beatles du premier au dernier jour.

Dans cet article, nous reviendrons sur l’évolution de cette confrontation unique entre deux génies de la musique. De leurs débuts complices à Liverpool à l’implosion du groupe en 1970, nous explorerons comment les différences de personnalités et d’objectifs de John et Paul ont peu à peu fait basculer une saine émulation créative en compétition acharnée. Nous verrons également que, si la rivalité a atteint son paroxysme lors de la séparation des Beatles, elle n’a jamais complètement effacé l’admiration mutuelle que se portaient les deux hommes.

(Note : Pour les besoins de cet article destiné à des fans avertis, nous avons privilégié un ton objectif et documenté, sans toutefois surcharger le texte de références académiques. Les informations et anecdotes proviennent de nombreuses interviews, biographies et témoignages de l’entourage des Beatles.)

Sommaire

Genèse d’un tandem légendaire : amitié et premières compétitions (1957–1963)

L’histoire de la rivalité Lennon–McCartney commence par une amitié hors du commun. John et Paul se rencontrent adolescents le 6 juillet 1957 lors d’une kermesse paroissiale à Woolton, un quartier de Liverpool. Lennon, 16 ans, s’y produit avec son groupe skiffle The Quarrymen. McCartney, de près d’un an son cadet, est introduit à John en coulisses par un ami commun. Le courant passe immédiatement : Paul impressionne John en lui montrant comment accorder sa guitare et en interprétant sans faute quelques chansons de rock ’n’ roll populaire (notamment « Twenty Flight Rock » d’Eddie Cochran) dont John ne connaissait pas bien les paroles. Malgré son jeune âge, Paul fait preuve d’une maîtrise musicale et d’un charisme qui frappent Lennon. Celui-ci, chef de son groupe, a l’habitude de régner en leader – mais il décèle tout de suite le potentiel extraordinaire de McCartney.

John décide d’inviter Paul à rejoindre les Quarrymen, amorçant ainsi leur partenariat. C’est un choix courageux : accepter dans son groupe un musicien aussi doué revenait, pour John, à faire entrer un possible concurrent. « Habituellement, je n’aurais pas engagé quelqu’un d’aussi bon que moi », avouera plus tard Lennon en évoquant cette rencontre fondatrice. Signe de sa vision déjà ouverte, John comprend qu’en s’associant avec Paul, il pourra aller plus loin qu’en restant le seul compositeur du groupe. Les deux jeunes hommes partagent un amour profond du rock américain (Elvis Presley, Little Richard, Chuck Berry) et une ambition commune de devenir professionnels. Très vite, une émulation créative naît entre eux : ils commencent à écrire des chansons ensemble, griffonnant des idées dans leurs cahiers d’écoliers ou grattant la guitare côte à côte chez l’un ou chez l’autre.

Dès 1958–59, Lennon et McCartney composent ainsi à quatre mains des morceaux originaux, une pratique rare chez les groupes débutants de l’époque. Ils établissent un pacte : toutes leurs chansons seront créditées Lennon–McCartney, qu’elles soient écrites en duo ou séparément. Cette décision scellera leur alliance artistique tout au long des années Beatles. Au départ, elle reflète une réelle collaboration : beaucoup de leurs premières chansons sont le fruit d’efforts conjoints, chacun apportant un couplet, une idée de refrain ou une harmonie pour compléter l’idée de l’autre. Travaillant « dos à dos » ou « œil dans l’œil » au piano, ils développent un style complémentaire. Paul, multi-instrumentiste mélodique, apporte son sens de la composition pop et de l’harmonie ; John, chanteur rythmique à la plume acérée, insuffle son énergie brute et son instinct rebelle. L’un canalise l’autre, l’autre stimule l’un – et ensemble ils affinent leurs talents d’auteurs-compositeurs.

Au tournant des années 1960, les Quarrymen deviennent les Beatles, avec l’arrivée de George Harrison (guitare) puis de Ringo Starr (batterie). Sur la scène de clubs hambourgeois ou du Cavern à Liverpool, John et Paul partagent le micro, littéralement sourcils collés en chantant leurs harmonies serrées. Cette proximité physique traduit bien leur complicité musicale. Sur le plan personnel, ils développent aussi une amitié quasi fraternelle, chacun passant beaucoup de temps dans la famille de l’autre. Cependant, même à ce stade précoce, une forme de concurrence amicale pointe entre les deux jeunes hommes. Paul admire John pour son aîné charismatique et son sens de l’humour mordant, mais souhaite prouver sa propre valeur. John, de son côté, reconnaît rapidement les aptitudes musicales supérieures de Paul (ce dernier a appris le piano et la théorie musicale de son père, ce que John n’a pas fait) et nourrit un mélange d’admiration et de légère jalousie. Cette tension positive les pousse à se dépasser.

Lorsque les Beatles décrochent enfin un contrat d’enregistrement en 1962, le tandem Lennon–McCartney est prêt. Sur les premiers 45-tours qui sortent en 1963 (« Please Please Me », « From Me to You », « She Loves You »), John et Paul cosignent systématiquement les chansons originales, reflétant un vrai travail d’équipe. Il est souvent difficile de démêler la contribution de chacun tant ils s’influencent mutuellement. Par exemple, « I Saw Her Standing There », énergique morceau d’ouverture du premier album Please Please Me, a été principalement écrit par McCartney à 16 ans, mais Lennon a contribué à affiner certaines paroles. Inversement, « Please Please Me » (la chanson) est au départ une balade composée par John, que Paul aide à accélérer et à transformer en tube des charts. Cette coopération exemplaire est soutenue par leur manager Brian Epstein et par le producteur George Martin, qui voient en eux un duo de songwriters d’une efficacité redoutable, à l’image des tandems du Brill Building aux États-Unis.

Dès 1963–64, le succès des Beatles en Grande-Bretagne puis à l’international met en lumière le duo Lennon–McCartney. On les présente souvent comme une entité fusionnelle : lors des interviews, ils répondent en se coupant la parole, complétant la phrase de l’autre, faisant preuve d’une synchronisation presque télépathique. Pour le public, John et Paul semblent indissociables, et leur amitié rayonne dans l’image d’unité des Beatles. Néanmoins, dans l’intimité du studio, de subtiles compétitions existent déjà. Tous deux sont ambitieux et veulent placer leurs compositions en face A des singles ou en ouverture d’album, bref occuper le devant de la scène. Il leur arrive de comparer gentiment laquelle de leurs chansons est la plus réussie, ou laquelle enflamme le plus la foule en concert. Ce climat de défi bon enfant reste encore très sain : chaque fois que l’un apporte un nouveau morceau, l’autre redouble d’efforts pour présenter le sien. Comme le dira Paul McCartney des années plus tard : « Nous étions compétitifs, oui. Si John écrivait une super chanson, alors je voulais écrire la mienne tout aussi bonne, sinon meilleure. » Cette émulation va devenir l’un des moteurs de l’évolution musicale fulgurante des Beatles.

Deux personnalités opposées, un équilibre fragile

Si Lennon et McCartney forment un tandem si productif, c’est en partie grâce à leurs personnalités contrastées. Très tôt, leurs différences de caractère apparaissent clairement, et elles joueront un rôle crucial dans leur rivalité croissante.

John Lennon, issu d’une enfance marquée par l’abandon paternel et la perte précoce de sa mère, cultive un tempérament de révolté. Cynique, volontairement provocateur, il se positionne comme le leader naturel des Beatles à leurs débuts. John est doté d’un humour sarcastique et d’une intelligence vive, mais aussi d’un côté colérique et imprévisible. Sur scène, c’est le Beatle à l’allure frondeuse, celui qui envoie des répliques acérées aux journalistes et n’a pas peur de choquer (on se souvient de sa remarque en 1966 sur les Beatles « plus populaires que Jésus » qui déclenchera la controverse). Artistiquement, Lennon apporte une âme rock et une sensibilité plus introspective dans ses compositions. Il écrit avec ses tripes, privilégiant l’authenticité brute à la technique, et ses chansons portent souvent une part d’ombre ou de commentaire social acerbe dès les premières années (« Help! » révèle sa vulnérabilité derrière l’humour, « Nowhere Man » exprime son désenchantement grandissant).

Paul McCartney, à l’inverse, a grandi dans un cadre familial stable et affectueux, ce qui se reflète dans sa nature plus conciliatrice et optimiste. Paul est souvent perçu comme le diplomate du groupe, celui qui arrondit les angles et charme les médias avec son sourire et sa répartie douce. Surnommé « le Beatle mignon » par la presse, il projette l’image d’un jeune homme poli et enthousiaste. Sur le plan créatif, McCartney se distingue par son éclectisme musical et son perfectionnisme. Multi-instrumentiste surdoué (il joue de la basse mais aussi du piano, de la guitare, de la batterie à l’occasion), Paul a un don pour les mélodies accrocheuses et les arrangements soignés. Il puise dans des influences variées – la pop, la variété, le music-hall hérité des chansons de son père, le classique – ce qui donnera des morceaux très diversifiés, de la ballade romantique (« And I Love Her ») au pastiche rétro (« When I’m Sixty-Four »).

Cette divergence de personnalité est à la fois la force et la future faiblesse du duo. Complémentaires, John et Paul s’équilibrent durant les premières années : l’audace de l’un est tempérée par la rigueur de l’autre, la noirceur de Lennon est éclairée par la légèreté de McCartney. Leur combinaison est souvent décrite comme celle de « l’âme » et de « l’artisan » : John apporte l’âme viscérale du rock et de la poésie brute, Paul l’artisanat mélodique et l’attention aux détails. Un exemple emblématique de cette complémentarité est leur chanson « We Can Work It Out » (1965). Ce titre, crédité Lennon–McCartney, assemble en réalité un refrain optimiste écrit par Paul – « We can work it out… », appel à la communication positive – et une passerelle médiane signée John – « Life is very short… », qui introduit une note plus sombre et impatiente. Le résultat final illustre parfaitement comment leurs deux visions, loin de s’entrechoquer, peuvent s’enrichir pour produire un chef-d’œuvre d’équilibre.

Cependant, leurs différences contiennent en germe de futures frictions. John peut trouver Paul trop lisse, trop « gentil garçon » obsédé par la perfection formelle. Paul, de son côté, supporte parfois mal l’attitude cynique et l’autorité naturelle de John, qui a tendance à prendre toute la place lors des interviews ou à imposer ses idées avec force. Leur entourage remarque aussi ces oppositions : George Harrison et Ringo Starr constatent que John est plus directif et tranchant, tandis que Paul est plus arrangeant mais peut se montrer entêté lorsqu’il a une idée musicale en tête. Au milieu des années 60, ces traits distinctifs ne sont pas encore un problème majeur – en réalité, ils contribuent même au charme du groupe, offrant aux fans deux personnalités différentes auxquelles s’identifier. John et Paul se décrivent alors volontiers comme des « frères » : pas toujours d’accord, mais unis envers et contre tout.

Pourtant, sous la surface, l’esprit de compétition ne les quitte pas. Paul a l’“œil de tigre” en studio : il veut que chaque chanson atteigne un haut niveau de qualité, et il pousse son partenaire à se dépasser. John, fier et compétitif lui aussi, refuse de se laisser distancer. Lorsqu’un journaliste demande en 1964 si les Beatles rivalisent entre eux pour écrire le prochain hit, Paul répond en riant : « C’est une émulation très saine. Si John écrit quelque chose de génial, cela me motive à en faire autant. Et vice-versa. » Il n’empêche que chacun veut secrètement être l’auteur du plus grand nombre de tubes. Au cours de l’année 1964, par exemple, McCartney signe « Yesterday », une ballade solo à l’arrangement de quatuor à cordes, qui devient l’un des morceaux les plus célèbres de la décennie. Bien que crédité Lennon–McCartney, « Yesterday » est entièrement l’œuvre de Paul – au point que John Lennon lui-même déclarera plus tard : « C’est la chanson de Paul, son bébé. Magnifique… et je n’ai jamais souhaité l’avoir écrite. » Ce compliment teinté de fierté et de distance montre bien que John reconnaît le génie mélodique de Paul tout en se disant que ce style « douce ballade » n’est pas le sien. Néanmoins, le succès immense de « Yesterday » (première chanson des Beatles enregistrée avec un seul membre du groupe) accentue une évolution : Paul prend de l’assurance et s’affirme de plus en plus comme un compositeur de premier plan, égal de John – sinon parfois en avant de lui.

Émulation créative : la compétition au service du génie (1964–1966)

Pendant l’apogée de la Beatlemania et les années qui suivent, la rivalité entre Lennon et McCartney reste majoritairement stimulante et positive. Libérés des soucis matériels par leur succès, les deux artistes peuvent se consacrer entièrement à l’écriture, et ils se poussent mutuellement vers de nouveaux sommets. Chaque album apporte son lot de duels amicaux entre John et Paul. Plutôt que de saboter le travail de l’autre (ce qui n’arrivera que bien plus tard, dans un contexte de désunion), ils tentent au contraire de faire mieux que l’autre en écrivant des chansons marquantes. Cette période voit naître une série inouïe de tubes signés tantôt Lennon, tantôt McCartney, qui se répondent comme en écho.

Un épisode souvent cité par les deux intéressés illustre parfaitement cette concurrence créative : la naissance des chansons « Strawberry Fields Forever » et « Penny Lane » en 1966–67. Alors que les Beatles font une pause après avoir arrêté les tournées, John compose « Strawberry Fields Forever », une chanson rêveuse et novatrice inspirée par ses souvenirs d’enfance (le jardin d’un orphelinat à Liverpool où il jouait étant petit). En entendant cette nouvelle pièce ambitieuse de Lennon – aux paroles introspectives et aux sonorités psychédéliques – Paul est impressionné. « John venait d’écrire quelque chose de formidable, je me suis dit : très bien, je relève le défi ! » racontera McCartney plus tard. Il s’attelle alors à « Penny Lane », en se plongeant lui aussi dans la nostalgie de son Liverpool natal (Penny Lane est une rue de leur ville qu’ils fréquentaient). Le résultat, plus enjoué et mélodique que la chanson de John, complète à merveille Strawberry Fields. Les deux titres, publiés ensemble en single double-face A début 1967, montrent deux facettes distinctes mais complémentaires du génie des Beatles – l’une émanant de Lennon, l’autre de McCartney. À l’époque, on ne parle pas de rivalité destructrice : au contraire, John et Paul se disent très fiers de ce 45-tours qui juxtapose leurs deux visions. En privé, cependant, chacun sait qu’il a voulu avec sa chanson faire au moins aussi fort que l’autre, sinon plus.

Paul McCartney a décrit cette émulation dans une interview bien des années plus tard : « Nous étions concurrents, oui… Si John écrivait “Strawberry Fields”, alors j’allais écrire “Penny Lane”. Il se replongeait dans son quartier d’enfance à Liverpool, alors je me suis replongé dans le mien. » On constate que loin de les diviser, cette compétition les inspire à explorer de nouveaux territoires musicaux. De 1964 à 1966, l’avancée est fulgurante : chaque nouvel opus marque une progression artistique qui doit beaucoup à cette envie qu’ont Lennon et McCartney de se surprendre l’un l’autre. Sur l’album Rubber Soul (fin 1965), considéré comme un tournant, on trouve autant de pépites signées Paul (la ballade délicate “Michelle”, la pop enlevée “Drive My Car”) que de morceaux profonds signés John (“Norwegian Wood” avec son sitar et ses paroles elliptiques, “In My Life” et sa nostalgie poignante). Les deux songwriters se tirent vers le haut en enrichissant leurs compositions respectives de trouvailles inspirées par l’autre. Par exemple, John commence à soigner plus ses mélodies et arrangements sous l’influence de Paul, tandis que Paul ose des textes plus personnels ou spirituels en voyant John briser certains tabous dans ses chansons.

Ce jeu d’émulation est encouragé par leur producteur George Martin, qui remarque qu’il suffit parfois que John ou Paul arrive au studio avec une idée brillante pour que l’autre, piqué au vif, se dépasse immédiatement. Durant l’enregistrement de Revolver en 1966, John propose l’étonnante “Tomorrow Never Knows” – une plongée psychédélique révolutionnaire – pendant que Paul, non en reste, apporte “Eleanor Rigby”, une chanson tout aussi audacieuse par son arrangement de cordes classique et son thème mélancolique. Chacun explore une direction différente, mais tous deux repoussent les limites de la pop. Il est frappant de constater que sur Revolver, Lennon et McCartney sont presque à égalité en nombre de chansons marquantes, signe d’un équilibre encore préservé.

Cette bienveillance compétitive transparaît même dans la manière dont ils s’encouragent (à demi-mot) en studio. Paul confiera qu’il arrivait qu’il fasse l’éloge d’une chanson de John – et vice versa – mais souvent il fallait un petit coup de pouce de l’alcool pour libérer ces compliments, tant leur ego de jeunes hommes les rendait pudiques en la matière. Une anecdote révélatrice : après que Paul a enregistré “Here, There and Everywhere” en 1966, John lui glisse sobrement à la fin de l’écoute : « C’est vraiment une bonne chanson, j’adore cette chanson. » Paul racontera que ce rare compliment explicite de Lennon l’avait rempli de joie : « J’ai pensé : Yes ! Il l’aime ! » En retour, McCartney ne tarit pas d’éloges sur certaines compositions de John (comme “Girl” ou “Nowhere Man”), même s’il le fait plutôt dans l’ombre ou plus tard en interview.

Ainsi, jusque vers 1966, Lennon et McCartney fonctionnent encore en tandem harmonieux, chacun jouant pour ainsi dire le rôle de premier fan et de premier critique de l’autre. Leur rivalité est réelle, mais elle agit comme un ferment de créativité, sans dégénérer en conflit. L’équilibre de pouvoirs au sein du groupe est alors relativement stable : John, le leader historique, demeure très en vue (d’autant qu’il chante la majorité des titres phares sur scène durant les tournées 1964–1965), tandis que Paul gagne en influence musicale et prend progressivement des initiatives artistiques que John respecte. Les autres Beatles, George et Ringo, acceptent cette dualité au sommet car elle produit des résultats exceptionnels.

Néanmoins, l’année 1966 marque la fin d’une ère. Les Beatles cessent de tourner après août 1966, épuisés par la Beatlemania et secoués par diverses polémiques (dont la fameuse crise des propos de John sur Jésus). Ils décident de se concentrer sur le travail en studio. Ce changement va avoir un effet subtil mais profond sur la dynamique Lennon–McCartney : désormais, tout se joue en studio, loin du public, et l’orientation musicale du groupe va dépendre en grande partie de leurs impulsions à deux. C’est dans cette relative isolation artistique que les personnalités et visions différentes de John et Paul vont commencer à vraiment provoquer des tensions.

1967 : Après l’apogée, Paul prend les rênes (la transition post-tournées)

En 1967, les Beatles abordent une nouvelle phase de leur carrière, marquée par une volonté d’expérimentation en studio et une évolution de leur image. C’est l’année de l’album phare “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band”, souvent considéré comme le sommet de la créativité pop des années 60. Or, ce projet – un album-concept haut en couleur – est très largement impulsé par Paul McCartney. Et pour la première fois, John Lennon se retrouve en position de retrait relatif dans la conception globale d’un album des Beatles. Cette situation va contribuer à déplacer l’équilibre entre les deux hommes et semer les germes d’une rivalité plus âpre.

Plusieurs événements expliquent ce glissement. D’abord, en août 1967 survient un choc : Brian Epstein, le manager des Beatles, meurt subitement. Epstein était depuis 1962 l’architecte de leur succès et un médiateur important au sein du groupe. Sa disparition crée un vide en termes de direction. Paul McCartney, de tempérament le plus pragmatique et le plus optimiste, est celui qui tente de combler ce vide. Il prend naturellement l’initiative de proposer de nouveaux projets pour maintenir l’unité du groupe et nourrir leur créativité. Dès la fin de l’été 67, c’est Paul qui suggère de se lancer dans le tournage d’un film télévisé improvisé, “Magical Mystery Tour”. John, encore sous le coup de la perte d’Epstein et plus enclin à la passivité à ce moment-là, se laisse entraîner dans l’aventure un peu chaotique de ce film. Néanmoins, certains observateurs notent que Lennon ne manifeste pas le même enthousiasme que Paul pour ce projet : il y participe, mais sans essayer de le diriger. C’est un signe que McCartney est en train de devenir le principal moteur des Beatles sur le plan créatif, du moins à ce moment.

L’autre facteur, plus diffus, est l’évolution personnelle de John Lennon en 1967. Il est très imprégné par la culture psychédélique et la découverte du LSD, qui l’ont rendu moins soucieux des obligations du groupe et plus tourné vers l’exploration intérieure. Lennon compose encore de magnifiques chansons cette année-là (comme “Lucy in the Sky with Diamonds” ou “A Day in the Life”, co-écrite avec Paul), mais il avouera plus tard s’être senti un peu “à côté” durant la genèse de Sgt. Pepper. C’est Paul qui a imaginé le concept de l’orchestre farfelu du Sgt. Pepper, c’est Paul qui a composé la chanson-titre galvanisante ouvrant et refermant l’album, c’est encore Paul qui amène l’idée de la pochette bigarrée et des costumes. En somme, McCartney imprime fortement sa marque sur l’album, tandis que Lennon contribue essentiellement sous forme de quelques titres isolés et de touches créatives ponctuelles. John accepte cette répartition sans conflit ouvert, mais l’équilibre est rompu : depuis la mort d’Epstein, Paul agit en leader officieux du groupe.

Cette situation fait naître chez Lennon un sentiment inédit : celui d’être parfois relégué au second plan. Il le formulera plus tard avec une pointe d’amertume en disant qu’après 1967, « Paul a pris la direction et nous tournions en rond ». Il faut comprendre qu’à ses yeux, les initiatives de McCartney – bien qu’animées des meilleures intentions – n’étaient pas toujours judicieuses. Par exemple, le film “Magical Mystery Tour”, entièrement conçu et dirigé par Paul durant l’automne 1967, se révéla être un semi-échec : diffusé à la télévision britannique en décembre, en noir et blanc, il laissa le public perplexe et attira des critiques négatives (premier revers notable de la carrière Beatles). John ne blâma pas publiquement Paul pour ce flop, mais en privé il bouillait peut-être de voir son partenaire prendre de telles décisions sans consultation approfondie, et surtout d’en constater le résultat mitigé.

Il est important de noter qu’en 1967 la rivalité entre John et Paul reste feutrée. Il n’y a pas de dispute retentissante entre eux cette année-là ; au contraire, ils collaborent encore étroitement sur certains morceaux clés. “A Day in the Life” en est un parfait exemple : la chanson finale de Sgt. Pepper fusionne un début et une fin de chanson écrits par John (ses couplets rêveurs évoquant des faits divers) avec un pont central écrit par Paul (sa vignette quotidienne “Woke up, fell out of bed…”), le tout agrémenté d’un crescendo d’orchestre inventif qu’ils ont imaginé ensemble. On peut y voir le chant du cygne de la vraie collaboration Lennon–McCartney. Sur cette pièce, ils travaillaient main dans la main, excités comme au bon vieux temps, cherchant ensemble des idées audacieuses (c’est John et Paul qui, un soir, eurent l’idée un peu folle de demander à l’orchestre symphonique de jouer du plus grave au plus aigu sans partitions – donnant le fameux climax atonal du morceau). La complicité créative existe donc toujours, mais elle se raréfie.

Ce qui a changé, c’est l’équilibre du leadership : McCartney multiplie les idées pour occuper le groupe (après le film Magical Mystery Tour, il envisage un dessin animé sur Yellow Submarine, puis un retour aux sources rock…), pendant que Lennon commence à s’interroger sur le sens de tout cela. John vit en 1967 une période de crise personnelle sous couvert de psychédélisme : marié mais malheureux, père distant d’un petit Julian, il se cherche artistiquement et spirituellement. Il est attiré par des expériences en marge de l’univers Beatles – par exemple l’enregistrement d’albums expérimentaux avec Yoko Ono, artiste d’avant-garde japonaise qu’il rencontre réellement en 1966 et avec qui il entame une liaison artistique (puis amoureuse).

Or, précisément, l’entrée en scène de Yoko Ono va bientôt agir comme un catalyseur de la rivalité John/Paul. En 1967, Yoko n’est pas encore omniprésente autour du groupe, mais John est de plus en plus fasciné par elle et ses concepts artistiques originaux. Paul, bien qu’il ait encouragé initialement John à explorer de nouvelles directions, ne partage pas cet engouement pour l’avant-garde extrême. McCartney lui-même expérimente sur Sgt. Pepper (il incorpore par exemple une fin en vibrations inaudibles pour les humains, destinées aux chiens, et un fameux accord final de piano tenu pendant 40 secondes), mais cela reste dans un cadre pop accessible. John, encouragé par Yoko, est prêt à aller beaucoup plus loin dans le bruitisme et la désarticulation de la musique traditionnelle.

La divergence artistique s’accentue donc : Lennon glisse vers l’avant-garde et l’expression brute de ses émotions, pendant que McCartney s’impose comme le garant de la mélodie et de la structure dans les Beatles. Tant que ces deux pôles coexistent en équilibre, la tension est créative. Mais à la fin de 1967, on sent poindre chez Lennon de l’irritation envers ce qu’il perçoit comme le perfectionnisme “pop” de Paul. Il commence à qualifier certaines compositions de McCartney de « musique de grand-mère » – un terme moqueur qu’il utilisera de plus en plus souvent. Derrière cette pique se cache un reproche : pour John, Paul a tendance à écrire des chansons certes raffinées et efficaces, mais parfois trop conventionnelles ou rétro à son goût, éloignées de l’esprit rock mordant que lui affectionne. Il le dira à propos de “When I’m Sixty-Four” ou “Maxwell’s Silver Hammer” plus tard, mais le sentiment couve déjà. En face, Paul peut trouver John trop brouillon, prompt à délaisser le bel ouvrage sous prétexte d’attitude rebelle.

Fin 1967, ces tensions sont encore larvées. Le climat dans le groupe est globalement bon (tous partent ensemble en Inde méditer chez le Maharishi Mahesh Yogi au début de 1968, signe qu’ils cherchent en commun un renouveau spirituel). Pourtant, quelque chose a changé : pour la première fois, John Lennon s’est senti mis en retrait durant l’ère Sgt. Pepper, et Paul McCartney s’est habitué à prendre la direction artistique. Cette inversion temporaire des rôles traditionnels va préparer le terrain aux affrontements de l’année suivante, lorsque des contraintes plus fortes – et des ego de plus en plus affirmés – vont entrer en collision.

L’« Album Blanc » : chacun pour soi, premières fêlures (1968)

1968 est souvent considérée comme l’année où la rivalité Lennon–McCartney a éclaté au grand jour, du moins aux yeux de leur entourage, sinon encore totalement du public. C’est l’année de l’album The Beatles (communément appelé le “White Album” en raison de sa pochette blanche sans illustration). Ce double album foisonnant de 30 chansons, sorti en novembre 1968, témoigne d’une évolution frappante : John et Paul ne co-écrivent quasiment plus ensemble. Chacun de leur côté, ils composent un grand nombre de morceaux, souvent en l’absence de l’autre, et l’album apparaît comme une sorte de compilation d’œuvres solo enregistrées en groupe. Cette fragmentation créative est un symptôme direct de leur rivalité grandissante et d’un climat de tension au sein du studio.

Le projet de l’“Album Blanc” démarre pourtant sous de bons auspices : de février à avril 1968, les Beatles séjournent ensemble en Inde pour suivre l’enseignement du Maharishi. Là-bas, loin de l’agitation occidentale, ils retrouvent un peu d’inspiration pure et chacun écrit prolifiquement. Mais même dans ce cadre paisible, on note que Lennon et McCartney ne composent plus ensemble comme auparavant. Au contraire, ils accumulent séparément des chansons très différentes les unes des autres : John rédige des pièces souvent âpres ou ésotériques (“Yer Blues”, “Revolution”, “Dear Prudence”, “Sexy Sadie”…), Paul de son côté arrive avec des chansons au style éclectique, parfois tendre (“I Will”), parfois carrément fantaisiste (“Ob-La-Di, Ob-La-Da”, aux accents ska enjoués). Lorsque le groupe rentre à Londres pour enregistrer tout ce matériel à l’été 1968, les divergences artistiques et personnelles explosent au grand jour.

Plusieurs témoignages de l’époque dressent le même constat : les séances du White Album sont tendues, laborieuses, parfois orageuses. Geoff Emerick, l’ingénieur du son historique des Beatles, racontera qu’il n’a jamais vu une telle atmosphère chez eux. Il évoque « un sentiment de frustration généralisée » lors de l’été 68 : les Beatles passent des journées entières sur certaines chansons sans avancer, chacun semble campé sur ses positions quant à la direction à donner aux morceaux. Surtout, Emerick note que John et Paul ne sont plus toujours dans la salle en même temps – ils travaillent par moments en parallèle sur leurs propres titres, faisant des autres musiciens de simples accompagnateurs. Pour Emerick, les choses sont claires : « Il y avait beaucoup de friction pendant l’Album Blanc. On était sur le point de se séparer, et c’était tendu en soi. » De fait, Ringo Starr quittera brièvement le groupe en plein milieu des sessions (en août 68) épuisé par l’ambiance conflictuelle – il reviendra après que ses camarades l’ont supplié en reconnaissant l’avoir un peu mis de côté.

Le point de rupture le plus célèbre concerne l’enregistrement de la chanson “Ob-La-Di, Ob-La-Da” de McCartney. Cet épisode est souvent cité comme révélateur de la rivalité exacerbée entre Paul et John. McCartney, dans son perfectionnisme, tient absolument à peaufiner ce titre aux allures de petite chansonnette pop aux influences jamaïcaines. Il fait reprendre le morceau d’innombrables fois aux Beatles, cherchant le “feel” reggae idéal, modifiant le tempo, la tonalité, réenregistrant sa voix encore et encore. Après plusieurs jours sur cette seule chanson, la patience de Lennon et des autres s’effrite dangereusement. John déteste “Ob-La-Di, Ob-La-Da” – il le dit haut et fort en studio, trouvant la composition insignifiante et trop éloignée du rock. Emerick rapporte qu’à l’annonce par Paul d’une énième prise vocale, les visages de George Harrison et Ringo se sont renfrognés, et John a affiché une moue de dégoût à peine dissimulée.

Lennon finit par exploser de colère en pleine séance. Exaspéré par ce qu’il considère comme les caprices perfectionnistes de Paul sur une « simple bluette », John quitte brusquement le studio en fulminant, Yoko Ono sur ses talons (car désormais, Yoko assiste à toutes les séances, assise près de John – une autre source de tension, puisque sa présence constante agace Paul et les autres, qui n’osent rien dire ouvertement). On croit que Lennon a abandonné la partie pour la soirée. Mais voilà qu’il revient un peu plus tard, visiblement après s’être décontracté (John a probablement fumé du cannabis pendant son absence, selon les récits). Dans un état mêlant provocation et inspiration soudaine, Lennon se dirige droit vers le piano. « Vous voulez savoir comment elle doit sonner, cette foutue chanson ? Comme ça ! » lance-t-il d’un ton narquois. Et John martèle alors le célèbre riff d’introduction de “Ob-La-Di, Ob-La-Da” avec une énergie débridée, en accélérant le tempo bien plus que sur les prises précédentes. Surpris, Paul l’écoute jouer ces accords de piano syncopés façon ska endiablé. Puis, contre toute attente, McCartney se range à l’avis de Lennon : « Ok John… On va la faire à ta façon. » Ce riff de piano improvisé par Lennon dans un accès d’énervement deviendra l’intro définitive du morceau sur l’album.

Cet incident illustre parfaitement l’ambivalence de leur rivalité : conflit et complémentarité s’y mêlent. D’un côté, il y a la scène explosive – John traitant la chanson de Paul de “musique de grand-mère” et perdant son sang-froid devant tout le monde, ce qui démontre la cassure qui s’est opérée entre eux. De l’autre, il y a le fait que même en plein antagonisme, l’un peut apporter à l’autre une idée de génie : ironiquement, c’est l’intervention colérique de Lennon qui a donné à “Ob-La-Di, Ob-La-Da” son pep’s final. Paul, dans sa propre version de cette histoire (racontée plus tard avec diplomatie), dira que John est arrivé ce jour-là de bonne humeur et qu’il a spontanéement trouvé ce riff, pour le plus grand plaisir de tous – gommant la dimension conflictuelle. Quoi qu’il en soit, la tension est bien réelle durant ces sessions, au point que Geoff Emerick, ébranlé par les disputes et l’atmosphère lourde, donnera sa démission d’ingénieur du son en plein milieu de l’album. Il confiera n’avoir “jamais vu George Martin [le producteur] perdre son calme avant qu’il ne se fasse crier dessus par Paul en studio à propos d’une suggestion sur “Ob-La-Di, Ob-La-Da””. En effet, un jour où George Martin propose une légère modification de la ligne de basse, McCartney – à bout de nerfs – lui lance excédé : « Si vous pensez pouvoir faire mieux, venez chanter à ma place ! », ce à quoi Martin hurle en retour qu’il n’a qu’à la recommencer lui-même. Cette altercation inédite entre Paul et le posé George Martin démontre à quel point le climat était délétère. Le perfectionnisme intransigeant de McCartney heurtait non seulement Lennon, mais aussi d’autres collaborateurs de longue date.

Pendant l’« Album Blanc », Lennon et McCartney dérivent clairement l’un de l’autre. Chacun s’entoure de “son clan” en studio : John a désormais Yoko à ses côtés en permanence, ce qui crée un clivage avec Paul (et avec les autres Beatles, mal à l’aise de la voir commenter ou s’installer littéralement au milieu d’eux). Paul, de son côté, commence à faire venir en régie Linda Eastman, sa nouvelle compagne photographe qu’il épousera plus tard – mais Linda est encore discrète à l’époque, et ne s’impose pas dans le processus musical. Néanmoins, le fait que les deux leaders aient désormais leurs muses respectives souligne qu’ils ne forment plus le duo fusionnel d’avant. Leur communication se fait moins directe : s’il a un grief, John va bougonner dans son coin avec Yoko, ou le glisser dans un trait d’humour acerbe, plutôt que d’en discuter calmement avec Paul. Ce dernier, lui, tente de garder une façade de professionnalisme et d’optimisme, enjoignant tout le monde de rester concentré – ce qui irrite encore plus Lennon, qui y voit du paternalisme condescendant.

Musicalement, le White Album montre à quel point leurs chemins artistiques divergent. Comparez la rugueuse “Happiness is a Warm Gun” de Lennon, enchaînement de sections disparates et de phrases cryptiques, avec la berceuse acoustique “Blackbird” de McCartney, toute en douceur et symbolisme limpide. Ou le délire sonore quasi cacophonique “Revolution 9” (huit minutes de collages sonores avant-gardistes signés John/Yoko) avec la comptine rétro “Honey Pie” de Paul, hommage affectueux au music-hall des années 20. On croirait entendre des artistes de groupes différents réunis sur un même disque. Ce grand écart impressionnant fait du White Album une œuvre fascinante, mais il reflète un fait incontestable : Lennon et McCartney ne se comprennent plus aussi bien qu’avant quant à la direction musicale. Les concessions mutuelles sont rarissimes sur cet album – chacun veut publier ses chansons telles qu’il les imagine, quitte à ce que le disque soit éclectique à l’extrême. Parfois même, l’un n’est pas présent sur la chanson de l’autre : exemple fameux, John n’a pas jugé utile de jouer sur “Martha My Dear” ou “Blackbird” (entièrement enregistrées par Paul seul), et Paul est absent de “Julia” (ballade solo de John pour sa mère et Yoko) ou de “Revolution 9” (il était fermement opposé à l’inclusion de ce collage sonore, mais John est passé outre).

Malgré ces divergences, en 1968, devant les médias, les Beatles font encore bonne figure. La rivalité Lennon–McCartney n’est pas connue du grand public, qui imagine toujours le duo comme uni. Toutefois, des rumeurs circulent dans la presse musicale sur des disputes en studio. Et certains signes ne trompent pas : par exemple, pour la première fois, John publie en single une chanson sans la signature Lennon–McCartney partagée. Ce sera “Give Peace a Chance” en 1969, crédité Lennon seul (et Yoko Ono). John commence aussi à exprimer publiquement qu’il considère désormais sa compagne Yoko comme son « partenaire » artistique principal – ce qui ne manque pas de piquer Paul au vif, lui qui pendant plus de 10 ans avait été le partenaire musical de Lennon.

Le bilan de l’Album Blanc, c’est que la cohésion Lennon–McCartney a volé en éclats. La rivalité autrefois stimulante est devenue rivalité tout court, chaque ego tirant de son côté. Comme le dira plus tard Ringo Starr, « c’était devenu quatre individus qui enregistraient chacun leurs chansons avec les autres comme musiciens de session. » Et parmi ces individus, les deux poids lourds John et Paul tentaient chacun d’imposer leur vision, ou du moins de la réaliser sans l’ingérence de l’autre. L’ombre d’une possible séparation plane déjà, bien que personne n’ose se l’avouer encore.

“Let It Be” : rivalités à vif sous l’œil des caméras (1969)

Au début de 1969, les Beatles – fragilisés par les tensions de l’année précédente – se lancent dans un projet censé ressouder le groupe : le projet “Get Back”, qui deviendra plus tard l’album et le film “Let It Be”. L’idée originale vient de Paul McCartney : lassé des expérimentations en vase clos, il propose de retourner aux sources en répétant de nouveaux morceaux “à l’ancienne”, tous ensemble dans une pièce, puis de les enregistrer en conditions live, éventuellement lors d’un concert filmé. Paul espère raviver la camaraderie et l’urgence créative de leurs débuts. Mais ce projet, qui se déroule en janvier 1969 sous l’œil impitoyable des caméras, va au contraire exposer au grand jour la profondeur des fractures entre les membres, et en particulier l’opposition Paul/John.

Les séances de Get Back/Let It Be sont désormais bien documentées (notamment grâce au documentaire récent de Peter Jackson, “The Beatles: Get Back”, monté à partir des images de l’époque). Ce qu’on y voit est édifiant : Paul McCartney, plein de bonne volonté, tente de motiver John Lennon et les autres à travailler de nouvelles chansons, mais se heurte à l’inertie et à la désinvolture de John. Lennon, souvent présent physiquement mais absent d’esprit (il consomme de l’héroïne à cette période, ce qui le rend parfois amorphe), semble peu concerné par le projet. Il est constamment flanqué de Yoko Ono, silencieuse mais plantée à quelques centimètres de lui, ce qui crée une atmosphère étrange – jamais auparavant une épouse ou petite amie n’avait ainsi siégé parmi eux en studio. Paul, agacé mais retenant sa frustration, essaie de ne pas faire de vague à propos de Yoko, mais il n’en pense pas moins.

Les caméras captent plusieurs accrochages révélateurs. Le plus fameux est celui entre Paul et George Harrison, le 6 janvier 1969, où George, excédé par les directives de McCartney sur la façon de jouer sa partie de guitare, lance froidement : « Je jouerai ce que tu voudras, ou je ne jouerai pas si ça te convient mieux. » Cette phrase lourde de reproches vise Paul, accusé de vouloir tout contrôler musicalement. John Lennon assiste, en retrait, à cet échange tendu sans vraiment intervenir pour calmer le jeu – certain disent qu’il était trop distant à ce moment-là pour prendre parti, ou peut-être secrètement content de voir Paul remis à sa place après avoir lui-même subi son “autorité” récemment. Quoi qu’il en soit, George Harrison quitte carrément le groupe quelques jours après, lassé d’être traité en Beatle junior par le duo Lennon-McCartney. Dans une réunion privée sans caméras, John et Paul se retrouvent alors à discuter sérieusement de l’éventualité de continuer sans George ou de le remplacer (John propose même Eric Clapton pour le poste, un peu par provocation). Ils reconnaissent aussi, dans une conversation enregistrée à leur insu, que Harrison a accumulé du ressentiment depuis des années à être tenu à l’écart. John admet sa part de responsabilité, et pointe aussi la “bossiness” (attitude de petit chef) de Paul comme facteur ayant poussé George à bout. Ce moment rare d’honnêteté montre que Lennon et McCartney avaient conscience de la dynamique déséquilibrée : Paul dit avoir essayé de donner plus de liberté à George récemment, John rétorque en substance que le mal était fait depuis longtemps car tous deux ont dominé le groupe et étouffé la créativité de George.

Pour la première fois, John s’oppose frontalement aux idées de Paul concernant l’orientation du groupe. Il critique le projet de concert final proposé par McCartney (un show grandiose dans un amphithéâtre en Libye) comme étant irréaliste et sans intérêt. À un moment, lassé par les disputes, Lennon lâche : « Je ne veux plus de ces plans farfelus. Pourquoi ne pas simplement enregistrer un album comme on faisait, et advienne que pourra ? » Ce à quoi Paul, découragé, répond en substance qu’il cherchait juste une façon de ranimer leur enthousiasme. Ces échanges, bien que mesurés, trahissent un décrochage entre leurs visions : Paul veut encore croire à une nouvelle phase excitante pour les Beatles, John n’y croit plus vraiment et fait le strict minimum.

Malgré tout, le projet Get Back avance tant bien que mal. Quelques nouvelles chansons émergent, souvent apportées séparément par chacun : Paul domine en quantité avec “Let It Be”, “The Long and Winding Road”, “Get Back”, etc., tandis que John propose “Don’t Let Me Down” et “Across The Universe” (en plus de retravailler son “One After 909” datant de leur adolescence, clin d’œil nostalgique). Lors des répétitions, on remarque que McCartney prend les choses en main pour arranger et finaliser ces morceaux, parfois au grand dam de Lennon qui se moque gentiment de lui en le surnommant “le chef d’orchestre”. On voit ainsi Paul tenter d’expliquer méticuleusement une ligne de basse ou d’indiquer à Ringo comment attaquer un rythme, pendant que John fait des apartés comiques comme pour désamorcer le sérieux de Paul. Cette dynamique étrange – Paul en leader sérieux, John en comparse ironique – est aux antipodes de leur fonctionnement d’antan où ils œuvraient de concert. À un moment filmé, McCartney, presque en larmes de frustration, dit à Lennon : « Je n’ai plus envie d’être le emmerdeur qui vous dit quoi faire… Mais quelqu’un doit bien le faire, sinon on ne fait rien. » John, plutôt que de le rassurer ou de reprendre du poil de la bête, acquiesce mollement.

L’un des aboutissements de ce projet sera le fameux concert sur le toit de l’immeuble Apple Corps le 30 janvier 1969, ultime prestation publique improvisée des Beatles. Sur ces images, en apparence, John et Paul jouent ensemble comme au bon vieux temps, échangeant des sourires et des harmonies vocales complices (notamment sur “Don’t Let Me Down” et “I’ve Got a Feeling” où leurs voix se répondent puissamment). Mais il s’agit presque d’un baroud d’honneur : ils savent que c’est la fin du projet Get Back. D’ailleurs, en écoutant bien les paroles de “I’ve Got a Feeling”, on peut y voir une allusion voilée de Paul à John (“All these years I’ve been wandering around, wondering how come nobody told me….” et John répond avec un ancien bout de chanson “Everybody had a hard year…” – comme deux monologues qui cohabitent sans vraiment se répondre). C’est symbolique de leur relation à ce stade : ils coexistent encore musicalement, mais communiquent de moins en moins personnellement.

Les rushes de Let It Be (le documentaire sorti en 1970) mettront en évidence la froideur qui s’est installée entre Lennon et McCartney. On y voit Paul tenter d’entraîner John dans des chœurs ou des jams comme autrefois, mais John semble ailleurs, ou tourné vers Yoko qui se trouve littéralement à quelques centimètres, tricotant en silence ou émettant des cris d’avant-garde sur certaines impros. Ce qui devait recoller le groupe n’a fait que souligner ses fractures. En fin de compte, le projet Get Back est mis au placard (il ne sortira qu’en 1970 sous le titre Let It Be, après le départ de John, ce qui en dit long).

Il est important de mentionner qu’au cours de ces sessions, les conflits ouverts entre John et Paul sont restés limités. Ils n’ont pas eu de grosse dispute hurlée l’un contre l’autre devant témoin à ce moment-là. Mais selon les témoignages, la connexion entre eux était presque rompue. Ils ne se consultaient plus vraiment pour écrire ; chacun avançait de son côté. Lorsque, après le départ temporaire de George, une discussion sérieuse s’engage, John avoue qu’il “sacrifierait tout pour Yoko” et questionne même l’envie de garder le groupe intact. Paul, un peu désemparé, réalise à ce moment que John a en quelque sorte mentalement quitté l’aventure Beatles et qu’il ne le retient plus que par habitude ou loyauté. C’est un coup dur pour McCartney, qui voit s’effriter son rêve de maintenir indéfiniment leur partenariat créatif.

Abbey Road : chant du cygne et derniers affrontements (1969)

Ironiquement, après le chaos de Let It Be, les Beatles parviennent à enregistrer un ultime album dans de meilleures conditions en été 1969 : “Abbey Road”. Cet album est souvent salué pour sa qualité et son apparente harmonie – bien qu’en coulisses, la rivalité Lennon–McCartney soit plus présente que jamais. On peut voir Abbey Road comme le chant du cygne maîtrisé du groupe, où les deux leaders, conscients que la fin est proche, coopèrent juste assez pour terminer sur une bonne note. Mais les tensions sous-jacentes n’ont pas disparu, loin s’en faut.

Dès le début des sessions, en juillet 1969, un différend oppose John et Paul sur le choix du prochain 45-tours. McCartney propose son morceau “Maxwell’s Silver Hammer” (une comptine aux paroles noires sur un tueur à coups de marteau, déguisée en ritournelle enjouée) – Paul y croit dur comme fer et voudrait même en faire un single potentiel. Lennon, lui, déteste cette chanson qu’il qualifie ouvertement de « daube de music-hall » et de « granny music » (musique de grand-mère). Il rechigne à y participer. Ce titre va devenir un véritable casse-tête en studio : Paul entraîne le groupe dans d’interminables prises pour peaufiner chaque détail (il ira jusqu’à passer trois jours à enregistrer les overdubs, essayant un solo de Moog synthétiseur, ajoutant le son d’une enclume pour imiter le marteau, etc.). George Harrison et Ringo Starr, tout comme John, trouvent cette insistance disproportionnée et commencent à en avoir assez. Ringo racontera plus tard que « l’enregistrement de “Maxwell’s Silver Hammer” fut le pire souvenir de toute ma vie de Beatle… ça n’en finissait pas, c’était infernal. »

John Lennon, blessé dans un accident de voiture au début des séances, est absent les premiers jours ; à son retour en studio, installé sur un lit conjugal qu’on a fait apporter pour Yoko (elle aussi blessée dans l’accident), il découvre que Paul a monopolisé le temps pour cette comptine qu’il exècre. Résultat : Lennon ne fait pratiquement rien sur la chanson (il refuse de jouer de la guitare dessus) et se contente de critiques acerbes. Il dira plus tard : « Tout ce dont je me souviens, c’est qu’elle a usé George et Ringo jusqu’à la corde. Paul voulait en faire un single, ça n’en serait jamais un. Je la hais. » Ce nouvel épisode confirme le fossé musical : Paul s’obstine dans ses idées jugées futiles par John, et John se braque de plus en plus, lâchant des commentaires cinglants en studio. George Harrison, pourtant le plus placide, finit par lancer à McCartney pendant ces journées : « Tu as pris trois jours sur “Maxwell’s Silver Hammer”, ce n’est qu’une chanson, bon sang ! » Ce à quoi Paul répond qu’il veut “que ce soit parfait”. Cette anecdote, rapportée par plusieurs sources, illustre comment McCartney en venait à exaspérer ses partenaires, et surtout John, par son perfectionnisme qu’ils percevaient comme de l’entêtement égocentré.

Malgré ce climat, Abbey Road voit un dernier moment de collaboration brillante entre John et Paul : l’idée du “Long Medley” en fin de face B. Cette suite de petites chansons enchaînées (idée de Paul, concrétisée avec l’aide de George Martin) mêle notamment des fragments composés séparément par McCartney et Lennon. Par exemple, le medley coud ensemble “Golden Slumbers”/“Carry That Weight” de Paul et “Sun King”/“Mean Mr. Mustard”/“Polythene Pam”* de John, pour finir sur “The End”, un titre où tous les Beatles – y compris Ringo avec son seul solo de batterie enregistré – s’illustrent. Sur “The End”, Paul a même tenu à ce que John et George, en plus de lui-même, jouent chacun un solo de guitare en alternance, symbole de l’égalité retrouvée (ne serait-ce qu’un instant) et de la fraternité musicale qui les unissait jadis. Ce final inoubliable, où McCartney chante “And in the end, the love you take is equal to the love you make”, sonne comme le testament harmonieux de Lennon–McCartney. Mais il ne faut pas se méprendre : cette unité de façade masque encore des ressentiments.

En effet, pendant l’enregistrement d’Abbey Road, un fait crucial entérine la rupture : John Lennon informe Paul (ainsi que George et Ringo) qu’il quitte le groupe. C’est le 20 septembre 1969, lors d’une réunion d’affaires, que John lâche la bombe en ces termes : « Je veux un divorce avec les Beatles. » Il est furieux depuis quelques jours que Paul ait proposé de revenir à la formule des singles (après Abbey Road, McCartney envisageait un single pour Noël et un nouvel album derrière). Lennon, qui s’est senti revigoré par sa prestation live avec le Plastic Ono Band à Toronto le 13 septembre, est déterminé à ne plus continuer. Lorsqu’il annonce son départ, McCartney reste sans voix, abattu. Ironiquement, pour des raisons contractuelles, on convient de ne pas rendre la nouvelle publique tout de suite. John, de mauvaise grâce, accepte de se taire provisoirement. Mais à partir de ce moment, dans sa tête, les Beatles sont finis, et avec eux la collaboration Lennon–McCartney.

Quelques semaines avant cette annonce fracassante, une autre dispute avait opposé John et Paul sur un sujet extra-musical : la gestion du groupe et le choix d’un nouveau manager financier. Paul voulait confier les intérêts des Beatles à son beau-père et son beau-frère (Lee et John Eastman, avocats new-yorkais), tandis que John – soutenu par George et Ringo – a imposé Allen Klein, un homme d’affaires américain rusé et agressif. Ce désaccord a tourné à la véritable guerre froide interne. Paul considérait Klein comme malhonnête et était scandalisé que ses partenaires refusent la solution Eastman (certes partiale puisque c’était sa belle-famille). John, lui, voyait dans le choix des Eastman une tentative de Paul de contrôler le groupe en le mettant « en famille » et suspectait les motivations de McCartney. Finalement, en 1969, Paul se retrouve isolé : Klein prend les rênes financières avec l’appui des trois autres Beatles, et McCartney se méfie énormément de lui (à juste titre, l’avenir le prouvera). Cette brouille managériale ajoute du fiel à la relation Lennon–McCartney : John en conçoit une rancune durable envers Paul, persuadé que ce dernier voulait les rouler ou les dominer côté business ; Paul, de son côté, vit très mal d’être mis en minorité et de voir Lennon aligné avec Klein (qu’il déteste). Les échanges épistolaires de l’époque témoignent d’accusations mutuelles assez dures quant à cette affaire.

Abbey Road se termine tout de même dans un climat relativement serein en apparence. Mais la rivalité personnelle atteint son comble sitôt le disque bouclé. John s’investit aussitôt dans ses projets solos avec Yoko (le single “Cold Turkey”, que les Beatles avaient refusé d’enregistrer, et l’album brut Plastic Ono Band), tandis que Paul, meurtri mais créatif, enregistre en secret son premier album solo chez lui à Londres. En avril 1970, excédé par les manigances de Klein et par l’inaction du groupe, McCartney prend tout le monde de court et annonce publiquement le départ des Beatles (via un communiqué de presse accompagnant son album McCartney). Il devance John dans la médiatisation de la rupture, ce que Lennon ne lui pardonnera pas sur le moment : John fulmine de voir Paul “prendre crédit d’avoir quitté le groupe”, alors qu’il estime que c’est lui qui l’avait fait en premier dans les faits. Cette jalousie même sur la manière de quitter le groupe montre à quel point leur rivalité s’était déplacée sur tous les terrains, y compris celui de la narrative historique des Beatles.

Paul explique plus tard qu’il n’avait pas eu le choix pour protéger ses propres chansons et sa carrière, notamment parce qu’Allen Klein retardait la sortie de McCartney. Quoi qu’il en soit, cette annonce publique fait l’effet d’une bombe mondiale et entérine la séparation. Peu après, en décembre 1970, Paul intentera un procès juridique pour dissoudre officiellement les liens contractuels unissant les Beatles – encore une initiative que John vivra comme une trahison personnelle, bien que Paul la juge nécessaire pour se libérer de Klein et du carcan Apple Corps.

Conclusion : Après la séparation – rancune, réconciliation et héritage d’une rivalité fraternelle

La fin des Beatles ne signa pas la fin de la rivalité entre John Lennon et Paul McCartney. Bien au contraire, celle-ci se poursuivit sur la scène publique au début des années 1970, alimentée par la douleur de la rupture et les malentendus non résolus. Pendant quelques années, John et Paul, naguère complices, communiquèrent presque exclusivement à travers des chansons fleuves et des déclarations cinglantes dans la presse – avant de peu à peu enterrer la hache de guerre et de reconnaître, trop tard, la profondeur de leurs liens.

Dès 1971, les ex-partners entrent dans une période de “guerre froide” musicale. Paul, sur son album Ram, glisse des piques voilées à l’attention de John, notamment dans la chanson “Too Many People” où il critique les leçons de morale de Lennon et son comportement (« preaching practices », chante-t-il, allusion aux discours militants de John et Yoko). Lennon repère immédiatement ces attaques et réagit avec fracas en enregistrant “How Do You Sleep?” sur son album Imagine (1971). C’est un véritable réquisitoire en musique contre McCartney : John s’y moque de la musique de Paul (« All you ever wrote was Yesterday », lance-t-il, accusant Paul de vivre sur ses lauriers), fait allusion cruelle à la rumeur “Paul is dead” (« Those freaks was right when they said you was dead »), et conclut par la phrase “Comment peux-tu dormir la nuit ?” répétée comme un couperet. La chanson est acerbe, moqueuse, et même George Harrison vient y jouer de la guitare slide en soutien à John, signe que la fracture Paul vs les autres Beatles est alors totale. La presse musicale commente que Lennon vient de signer « le plus cruel règlement de comptes de l’histoire du rock » – jamais deux ex-alliés ne s’étaient ainsi écharpés par chansons interposées. Paul, blessé, choisit de ne pas répondre sur le même ton belliqueux. Il publie bien en 1971 la douce ballade “Dear Friend” (sur l’album Wild Life de son groupe Wings), adressée en filigrane à John avec un message de paix et d’interrogation attristée (« Are you afraid, or is it true? »). Il accompagne cela d’une interview conciliante où il se dit peiné de la virulence de John. Lennon, encore chauffé à blanc, ne l’entend pas de cette oreille et écrit une longue lettre ouverte venimeuse au magazine Melody Maker en réponse aux propos de Paul, lui conseillant notamment « d’enregistrer un bon disque au lieu de pleurnicher ». Le ton est alors au vitriol, les deux hommes règlent leurs comptes sur la place publique, chacun se posant en victime de l’autre.

Mais derrière la colère et les égos meurtris, l’affection persiste en secret. Les deux anciens partenaires ressentent un manque l’un de l’autre, presque comme deux frères fâchés incapables de se reparler mais qui se soucient encore mutuellement. Au fil des années 1970, la rancune commence à s’émousser. John Lennon lui-même, une fois passé le besoin cathartique de se démarquer de son passé Beatle, reconnaît éprouver de la tendresse pour Paul. En 1972, dans une interview, on lui parle de la chanson “Yesterday” de McCartney ; John répond : « C’est un air magnifique de Paul, je n’ai jamais dit le contraire. On m’en a donné du crédit à tort, mais c’est son bébé à lui, bravo. » Il n’est plus dans le dénigrement systématique. De son côté, Paul glisse toujours dans ses entretiens qu’il admire Lennon – il va même jusqu’à dire : « John était un génie, cela ne fait aucun doute » (interview de 1974) et admet avoir été blessé par les critiques de ce dernier mais lui pardonner.

Un moment clé survient en 1974 : John Lennon, temporairement séparé de Yoko (sa période dite du “Lost Weekend”), se retrouve à Los Angeles. Paul et Linda y passent aussi du temps. Un soir de cette année, John et Paul se retrouvent et jamment ensemble lors d’une session informelle en studio, pour la première fois depuis la fin des Beatles. C’est chaotique, non préparé (la fameuse jam est enregistrée illicitement et circulera sous le titre bootleg A Toot and a Snore in ’74), mais l’important est ailleurs : ils se reparlent en amis. Ils passent également une soirée à discuter toute la nuit, renouant un dialogue direct après des années de distance. Cette réconciliation privée ne sera pas suivie de collaboration officielle, mais dorénavant, la hargne a laissé place à la nostalgie et à la camaraderie retrouvée. Lennon affirmera par la suite : « Paul est comme un frère qu’on ne voit pas souvent, mais qu’on retrouve toujours. » McCartney, de son côté, déclarera même en 1980 (quelques semaines avant le drame) : « La pire chose que John m’ait jamais dite vaut encore mieux à mes yeux que l’indifférence de quelqu’un d’autre. » Autrement dit, malgré toutes les vacheries qu’ils ont pu s’échanger, chacun préfère l’attention de l’autre – fût-elle négative – à l’oubli ou à l’indifférence, signe d’un lien indéfectible.

Tragiquement, le 8 décembre 1980, John Lennon est assassiné à New York. Paul, comme le reste du monde, est sous le choc. Il perd non seulement un ancien partenaire, mais aussi une sorte d’alter ego artistique avec qui il avait grandi et partagé tant de choses. Les dernières années de Lennon montraient un homme apaisé, qui dans ses interviews parlait de Paul avec bienveillance, reconnaissant leurs différends passés tout en soulignant leur connexion unique (« Paul and me, we’ve been through a lot, we’re like family »). McCartney confiera avoir pleuré la mort de John comme la perte d’un frère, tout en regrettant de ne pas s’être assis avec lui une dernière fois pour dissiper complètement les malentendus.

La rivalité Lennon–McCartney, avec ses hauts et ses bas, aura donc duré jusqu’au bout, mêlant compétition acharnée et amour fraternel. Leur histoire illustre comment deux personnalités aussi fortes ont pu s’attirer et se repousser, tout en créant ensemble une œuvre musicale impérissable. Cette tension créative a sans doute été le secret de leur génie : sans la présence de l’autre pour stimuler ou challenger, aucun n’aurait peut-être atteint de tels sommets. Paul McCartney le reconnaît volontiers : « J’ai besoin de quelqu’un comme John pour me pousser, me dire quand c’est nul ou au contraire m’applaudir quand c’est bien. » Et Lennon, de son côté, avouait que la présence de Paul à ses côtés l’obligeait à se dépasser constamment – « une sorte de rivalité entre frères », disait-il, qui avait commencé dès l’adolescence et ne s’était jamais vraiment éteinte.

En fin de compte, l’héritage de la rivalité Lennon–McCartney est double. D’une part, elle a contribué à forger la légende des Beatles : l’image du duo inséparable puis brouillé fait partie du mythe, donnant lieu à d’innombrables débats chez les fans sur “qui était le meilleur” ou “qui l’a emporté” – débat stérile tant leur force résidait précisément dans l’addition de leurs talents. D’autre part, cette rivalité a laissé place, avec le recul, à une reconnaissance mutuelle profonde. Lorsqu’on interroge Paul aujourd’hui sur John, il insiste sur le fait qu’il était un ami cher et un partenaire irremplaçable, admettant sans mal que Lennon pouvait écrire des choses que lui n’aurait jamais su écrire. Et l’on sait que Lennon, dans ses dernières interviews de 1980, prévoyait éventuellement de retravailler avec Paul un jour, déclarant : « Un jour peut-être on écrira à nouveau ensemble, on ne sait jamais. Ce n’est pas parce qu’on s’est chamaillés que c’est impossible. » Le destin en aura décidé autrement, mais ces mots montrent qu’au-delà de la rivalité restait l’essentiel : une connexion unique entre deux créateurs d’exception.

En résumé, la rivalité entre Paul McCartney et John Lennon pendant les années Beatles fut un moteur créatif aussi bien qu’un facteur de discorde. Elle a nourri l’inventivité sans limite du groupe tant qu’elle est restée bon enfant et contenue, puis a contribué à sa désintégration lorsque les divergences personnelles et artistiques sont devenues insurmontables. Telle une véritable relation d’amour-haine, elle a connu des phases de grande complicité et des épisodes de conflit intense. Mais de cette tension est née une alchimie musicale inégalée, dont l’empreinte perdure dans la culture populaire. Fans et historiens s’accordent à dire que sans ce brin de compétition entre Lennon et McCartney, les Beatles n’auraient peut-être pas été aussi grands. Comme deux pôles opposés d’un aimant, John et Paul se sont parfois violemment repoussés, mais c’est la force invisible qui les liait qui a engendré l’étincelle créatrice éclairant leurs plus belles œuvres. Et malgré les blessures et les ego, l’affection et le respect mutuel qu’ils se portaient ont fini par l’emporter – ne laissant que le souvenir de l’une des plus belles fraternités artistiques de l’histoire de la musique.


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