Tony Sheridan est souvent considéré comme un personnage légendaire de l’histoire des Beatles, bien qu’il soit resté dans l’ombre du groupe. Seul non-Beatle à chanter en lead sur un enregistrement commercial des Beatles, ce guitariste-chanteur britannique a joué un rôle déterminant lors des jeunes années du quatuor de Liverpool. Surnommé « The Teacher » (le professeur) par Paul McCartney, Sheridan a été à la fois mentor musical, collaborateur de studio et compagnon de scène des Beatles à Hambourg au début des années 60. Dans cet article, nous revenons en détail sur la carrière de Tony Sheridan : ses débuts avant de croiser la route des Beatles, son intense parenthèse partagée avec eux sur la scène effervescente de Hambourg, et son parcours après la séparation de leurs chemins. Fans experts des Beatles, préparez-vous à plonger dans l’histoire méconnue de celui qui a contribué à forger le son du groupe le plus célèbre de tous les temps.
Sommaire
- Avant les Beatles : formation d’un rockeur intrépide
- Des violons au rock’n’roll – les jeunes années
- Premières scènes et coup du destin
- L’appel de Hambourg
- Avec les Beatles : la parenthèse hambourgeoise (1960–1962)
- Rencontre sur la Reeperbahn et vie de bohème
- Sur scène avec un showman déchaîné
- Enregistrements historiques avec les Beatles
- Chemins qui se séparent
- Après les Beatles : une carrière dans l’ombre et un héritage durable
- Loin de la Beatlemania : entre rock, twist et blues (1963–1966)
- Entre Vietnam et spiritualité : les années d’errance (1967–1970)
- Retours discrets et redécouverte (années 1970–1990)
- Derniers projets et postérité d’une légende de l’ombre
Avant les Beatles : formation d’un rockeur intrépide
Des violons au rock’n’roll – les jeunes années
Né le 21 mai 1940 à Norwich en Angleterre, Anthony Esmond Sheridan McGinnity grandit au sein d’une famille amoureuse de la musique classique. Enfant, il apprend le violon et chante dans une chorale, suivant une éducation musicale traditionnelle. Mais à l’adolescence, Tony est happé comme tant d’autres jeunes britanniques par la vague naissante du skiffle et du rock’n’roll. En 1956, l’écoute électrisante du « Rock Island Line » de Lonnie Donegan est une révélation pour lui. Il délaisse bientôt le violon pour une guitare et forme son premier groupe de skiffle, The Saints, avec des camarades de lycée. À seulement 16 ans, Tony Sheridan affiche déjà un tempérament rebelle et passionné : excellent élève en arts, il abandonne pourtant l’école pour suivre sa vocation de musicien de rock.
En 1958, à 18 ans, Tony décroche ses premières opportunités d’envergure. Armé de sa guitare électrique flambant neuve, il devient un habitué du célèbre 2i’s Coffee Bar à Soho, véritable pépinière du rock anglais naissant La même année, il intègre l’émission télévisée Oh Boy!, programme musical très populaire où il accompagne à la guitare de futures vedettes du rock britannique comme Marty Wilde. Surtout, Tony Sheridan entre dans l’histoire comme le premier musicien rock à jouer de la guitare électrique en direct à la télévision britannique– une audace à l’époque, qui attire sur lui l’attention de tout un jeune public, notamment celle de quelques adolescents de Liverpool qui deviendront les Beatles quelques années plus tard
Premières scènes et coup du destin
À la fin des années 50, la réputation de Sheridan grandit rapidement. Il devient musicien d’accompagnement pour des artistes américains en tournée en Grande-Bretagne, jouant pour des rockers de légende comme Gene Vincent ou Conway Twitty. En mars 1960, il figure même à l’affiche d’une tournée britannique de deux pionniers du rock’n’roll américain : Eddie Cochran et Gene Vincent. Le 16 avril 1960, après un concert à Bristol, le fougueux Tony, alors âgé de 19 ans, demande aux deux stars une place dans leur voiture pour rentrer à Londres fêter la fin de la tournée. Faute de place, Cochran et Vincent déclinent la demande du jeune guitariste – un refus qui lui sauvera la vie. Dans la nuit, la voiture des rockers s’écrase sur la route de Londres : Eddie Cochran y perd la vie et Gene Vincent est grièvement blessé. Tony Sheridan, qui avait noyé sa déception dans une bouteille de whisky ce soir-là, prend conscience au petit matin qu’il a échappé de peu au même sort tragique. Ce coup du destin ne freine pas pour autant son goût du risque et son tempérament déjà imprévisible.
Au contraire, dans les mois qui suivent, le comportement de Sheridan devient de plus en plus excessif. S’il a du talent à revendre sur scène, le jeune homme se fait aussi remarquer par son manque de fiabilité professionnelle : retards répétés, bagarres, frasques nocturnes… Sa réputation en Angleterre en souffre. Plusieurs employeurs rechignent à l’engager malgré ses compétences musicales évidentes. C’est alors qu’une opportunité inattendue se présente : à l’été 1960, Bruno Koschmider, propriétaire de clubs à Hambourg en Allemagne de l’Ouest, est de passage à Londres à la recherche de musiciens britanniques capables d’embraser son club du quartier de St. Pauli. Koschmider veut du rock’n’roll authentique pour les marins et fêtards de la Reeperbahn, et il a entendu parler des prouesses d’un certain Tony Sheridan sur la scène londonienne.
L’appel de Hambourg
Flairant l’aventure et sans doute désireux de s’éloigner d’une Angleterre où il commence à se faire mal voir, Tony Sheridan accepte l’offre de Koschmider. Avec le pianiste Iain Hines et quelques autres musiciens réunis à la hâte, il forme un groupe baptisé The Jets et, le 4 juin 1960, met le cap sur Hambourg. Dès son arrivée en Allemagne, Sheridan se sent dans son élément. La scène du Kaiserkeller, le club de Koschmider sur la Große Freiheit, est idéalement taillée pour son style explosif. Entouré d’autres Anglais exilés du rock, Tony enflamme les nuits hambourgeoises avec des sets de rock’n’roll débridés. Le public du port, mêlant truands locaux, prostituées, marins en goguette et jeunes Allemands curieux de ce nouveau son, en redemande.
En quelques semaines, Tony Sheridan devient la première vedette du microcosme rock de Hambourg. Ses prestations, sauvages et imprévisibles, fascinent les autres musiciens anglais venus tenter leur chance. L’un de ses collègues de l’époque se souviendra de Tony comme d’un véritable sergent-major du rock, donnant le ton et n’hésitant pas à rudoyer amicalement les nouveaux arrivants pour qu’ils se hissent à son niveau Surnommé « the Guv’nor » (le boss) sur la scène locale, Sheridan est alors au sommet de son univers : il règne en maître sur la poignée de clubs de la Reeperbahn qui programment du rock, et chaque nouveau groupe de Liverpool ou de Londres débarquant à Hambourg le considère comme un modèle.
C’est dans ce contexte qu’arrivent cinq jeunes musiciens de Liverpool un peu naïfs à la fin du mois d’août 1960 : les Beatles. Âgés d’à peine 17 à 20 ans, John Lennon, Paul McCartney, George Harrison, Stuart Sutcliffe et Pete Best viennent d’être engagés pour jouer au Indra Club, un autre établissement de Koschmider non loin du Kaiserkeller. Ils ont tout à prouver et une envie féroce de progresser. La présence de Tony Sheridan à Hambourg a précédé leur réputation : les Beatles ont entendu parler de ce guitariste anglais qui met le feu à la scène, et ils sont impatients de le voir à l’œuvre. Ils ne seront pas déçus du voyage.
Avec les Beatles : la parenthèse hambourgeoise (1960–1962)
Rencontre sur la Reeperbahn et vie de bohème
Lorsque les Beatles font la connaissance de Tony Sheridan en personne en 1960, l’alchimie musicale est immédiate malgré l’absence d’expérience commune sur scène lors de ce premier séjour. Le groupe de Liverpool assiste aux shows de Sheridan au Kaiserkeller et tombe sous le charme de son charisme de rockeur aguerri. John Lennon et ses camarades, encore verts, observent attentivement Sheridan pour s’inspirer de ses gestes et de son énergie. Une anecdote célèbre illustre l’admiration qu’ils lui portent : Sheridan et les Beatles auraient un soir enchaîné le standard “What’d I Say” de Ray Charles pendant 90 minutes d’affilée sur la scène du Kaiserkeller, dans une transe rock’n’roll ininterrompue. Même si l’histoire a sans doute été exagérée avec le temps, elle témoigne de l’endurance scénique hors norme qu’exigeaient les nuits de Hambourg – un baptême du feu dont les Beatles allaient sortir grandis.
Après ce premier séjour hambourgeois de 1960, les Beatles rentrent brièvement à Liverpool mais ne tardent pas à revenir en Allemagne au printemps 1961, cette fois pour se produire au Top Ten Club de Peter Eckhorn. Entre-temps, Stuart Sutcliffe a décidé de rester à Hambourg auprès de sa fiancée Astrid Kirchherr, et le groupe se resserre en quatuor autour de Lennon, McCartney, Harrison et Best. Tony Sheridan, de son côté, a quitté les Jets et opère désormais en solo, s’entourant de musiciens de passage selon les contrats. C’est donc tout naturellement qu’il va commencer à collaborer étroitement avec les Beatles, ces derniers étant disponibles et déjà bien rodés à la vie nocturne locale.
Les Beatles et Sheridan partagent bientôt la scène et le logis. Logés dans des conditions précaires derrière le cinéma Bambi Kino, les jeunes musiciens vivent quasiment en communauté. Sheridan s’installe même quelque temps avec eux, et de longues nuits de jam sessions improvisées les voient explorer ensemble leur répertoire rock et blues dans une arrière-cour ou un appartement exigu.
John, Paul et George – qui n’ont alors qu’une vingtaine d’années ou moins – trouvent en Tony un aîné d’à peine quelques années de plus, mais infiniment plus expérimenté en matière de musique et de vie nocturne. Ils commencent à l’appeler affectueusement « Teacher », tant il leur enseigne de choses
Sheridan leur montre des accords de guitare innovants qu’il tient d’Eddie Cochran, initie Paul et John à de nouvelles chansons, leur apprend à sélectionner judicieusement leurs morceaux pour captiver le public. George Harrison, 18 ans à peine en 1961, demande à Tony des conseils techniques dès qu’il le peut : changements d’accords, sonorités, tout l’intrigue. Tony lui dévoile volontiers ses secrets de guitariste, par transmission directe – en soi un luxe pour le jeune Harrison qui n’avait jamais eu un « professeur » de guitare aussi doué. John Lennon, de son côté, observe la posture de Sheridan sur scène et s’inspire de sa façon assurée de se tenir devant le micro. Même sur le plan de l’attitude rock’n’roll, Tony sert de modèle : il montre sans complexe comment haranguer les foules, improviser des plaisanteries crues entre deux morceaux, et même comment tenir le coup lors des marathons musicaux nocturnes grâce aux petites pilules de Preludin (un amphétamine alors très prisée dans le milieu pour rester éveillé toute la nuit)
Sur scène avec un showman déchaîné
Si Tony Sheridan inculque aux Beatles le professionnalisme musical, il leur enseigne aussi la dure loi de la scène de cabaret. Hambourg est un environnement sans pitié : les clubs exigent des groupes de jouer des heures d’affilée pour un public parfois hostile ou éméché. Sheridan, habitué de ces excès, entraîne les Beatles dans son sillage. Jouer derrière Tony, c’est devoir suivre ses improvisations échevelées et son caractère explosif. Les musiciens de son orchestre de fortune ne savent jamais de quoi la prochaine chanson sera faite – Tony peut changer de morceau sur un coup de tête, sans prévenir personne. Cette imprévisibilité pousse les Beatles dans leurs retranchements et aiguise leur capacité d’adaptation. Mais elle cause aussi des tensions.
Plus d’une fois, Tony Sheridan provoque des altercations en plein spectacle. S’il repère dans l’assistance un client dont le comportement lui déplaît (par exemple quelqu’un qui reluque un peu trop sa compagne du moment), Tony n’hésite pas : il arrête net sa performance, saute de scène et va régler ses comptes à coups de poing avec le malotru. Ce tempérament bagarreur sidère autant qu’il impressionne les jeunes Beatles. Parfois, l’ambiance sous tension déborde même sur le groupe : épuisés par le rythme infernal, peu habitués à cette violence latente, John, Paul, George et Pete connaissent aussi quelques accrochages musclés entre eux sous l’effet du stress et des amphétamines. La “période Sheridan” est une véritable école de vie et de survie pour le groupe de Liverpool – une formation accélérée à la dure qui, rétrospectivement, a contribué à souder et aguerrir les Beatles comme aucune autre expérience
Indépendamment du quatuor, Ringo Starr fera lui aussi l’expérience de la scène aux côtés de Sheridan. À tout juste 21 ans, Ringo n’est pas encore un Beatle en 1961 : il est le batteur de Rory Storm and the Hurricanes, un autre groupe liverpudlien. En janvier 1962, alors que les Beatles sont rentrés en Angleterre, Sheridan recrute Ringo pendant quelques semaines pour jouer la batterie avec son groupe à Hambourg. L’expérience tournera court. Ringo Starr, pourtant musicien chevronné, vit assez mal les méthodes anarchiques de Sheridan : Tony se permet de lancer des morceaux que Ringo n’a jamais répétés, ce qui le met en difficulté sur scène. Le batteur se plaint aussi des bagarres incessantes de Sheridan. Dépité, Ringo quitte rapidement l’orchestre de Tony pour retourner avec Rory Storm… jusqu’à ce qu’il soit appelé quelques mois plus tard pour remplacer Pete Best au sein des Beatles en août 1962. On imagine que Ringo ne gardera pas rancune de ce passage mouvementé avec Sheridan, mais il aura eu, comme ses futurs camarades, un aperçu des exigences extrêmes de la scène hambourgeoise.
Malgré les aspects rudes de la collaboration, la relation entre Tony Sheridan et les Beatles reste empreinte de respect mutuel. Sheridan reconnaît le talent brut de ces “gamins” de Liverpool qui progressent à vue d’œil. « Ils étaient le meilleur groupe de rhythm and blues que j’aie jamais entendu », dira plus tard Tony à propos des Beatles de cette époquewhatsheonaboutnow.blogspot.comwhatsheonaboutnow.blogspot.com. De leur côté, les Beatles n’oublieront jamais l’apport de Sheridan à leur formation. Mark Lewisohn, le grand historien des Beatles, note que l’influence de Tony se ressentira durablement en eux : « son toucher de guitare, son intensité impitoyable, et chez John Lennon sa manière de se tenir au micro, tout cela leur est resté ». En quittant Hambourg, les jeunes musiciens emportent avec eux un peu de l’âme rock’n’roll de Sheridan mêlée à leur propre alchimie.
Enregistrements historiques avec les Beatles
Au printemps 1961, l’activité bouillonnante du Top Ten Club finit par attirer l’attention d’un professionnel de la musique à l’affût de nouveauté. Bert Kaempfert, chef d’orchestre allemand renommé et producteur indépendant pour le label Polydor, s’intéresse à ce qui se trame dans les clubs du port. Un de ses collègues lui signale l’énergie phénoménale du tandem que forment sur scène Tony Sheridan et les Beatles. Kaempfert assiste à un de leurs shows au Top Ten et est convaincu du potentiel – surtout de celui de Sheridan, qu’il perçoit comme la véritable vedette du lot. Dans son esprit, Tony pourrait devenir une star du disque, et les Beatles serviraient de groupe d’accompagnement en studio.
Kaempfert propose donc à Sheridan d’enregistrer quelques titres pour Polydor, avec les Beatles comme musiciens de studio. Le contrat est signé : Sheridan est l’artiste principal, mais il est convenu que les Beatles auront aussi le droit d’enregistrer deux morceaux seuls, sans Tony, afin de profiter de l’occasion. Les 22, 23 et 24 juin 1961, après avoir joué toute la nuit en club (et vraisemblablement sous “l’euphorie préludine” pour tenir le coup, comme Sheridan le racontera plus tard), la petite troupe se rend tôt le matin dans un auditorium de Hambourg transformé en studio d’enregistrement. La première séance se déroule dans la salle de spectacle de la Friedrich-Ebert-Halle, un gymnase scolaire à l’acoustique étonnamment bonne. Les amplis et la batterie sont installés sur la scène, et l’ingénieur Karl Hinze est aux manettes de son magnétophone deux-pistes pour capturer ce moment historique.
Quatre chansons sont enregistrées lors de ces deux premières journées des 22 et 23 juin 1961 : d’abord « My Bonnie », une vieille comptine écossaise que Tony a réarrangée à la sauce rock et que le groupe joue souvent sur scène pour faire chanter le public allemand. Vient ensuite « The Saints » (titre complet : When the Saints Go Marching In), un standard de la Nouvelle-Orléans revu en beat entraînant. Ces deux morceaux sont choisis par Kaempfert spécifiquement parce qu’ils sont connus des écoliers allemands, un gage de succès local espère-t-il. Sheridan pose sa voix puissante sur ces chansons aux accents de rock ’n’ roll endiablé, soutenu par l’instrumentation solide des Beatles – John Lennon à la guitare rythmique, George Harrison à la guitare solo (même si c’est Tony qui joue le solo de My Bonnie, intégré par montage ultérieurement), Paul McCartney à la basse Höfner et Pete Best à la batterie
Le groupe enregistre ensuite « Why », une ballade langoureuse coécrite par Tony Sheridan, qui permet à ce dernier de moduler sa voix de rocker dans un registre plus doux. Enfin, en clôture de session, les Beatles enregistrent sans Tony un instrumental original qu’ils ont composé pour l’occasion : « Cry for a Shadow », une pièce signée Lennon-Harrison, pastichant un peu le style des Shadows avec ses riffs de guitare vibrants. Il s’agit là du tout premier titre original enregistré par les Beatles sur un disque – un simple instrumental certes, mais un jalon symbolique qui ne sera publié officiellement que bien plus tard. Ces quatre morceaux de juin 1961 constituent les premiers enregistrements professionnels des Beatles au grand complet, avant même leur audition chez Decca ou leur contrat chez EMI.
Mais l’aventure Polydor ne s’arrête pas là. Le 24 juin 1961, une troisième session se tient, cette fois dans le studio Rahlstedt, une installation plus conventionnelle à Hambourg. Ce jour-là, trois titres supplémentaires sont gravés sur bande : d’abord « Ain’t She Sweet », un standard swing des années 20 choisi par John Lennon qui en assure le chant principal (Sheridan ne joue pas sur ce morceau). Puis deux autres chansons avec Tony au chant : « Take Out Some Insurance on Me, Baby » – un titre de rhythm and blues retitré If You Love Me, Baby sur certaines éditions – et « Nobody’s Child », une ballade country-folk sentimentaliste. Les Beatles, épuisés mais grisés par l’expérience, touchent un cachet de 300 marks pour l’ensemble de ces sessions, une somme modeste qu’ils se partagent sans se douter de la valeur historique de ces enregistrements.
Au total, ce sont sept chansons avec Tony Sheridan qui sont mises en boîte en juin 1961, plus deux titres des Beatles seuls (Cry for a Shadow et Ain’t She Sweet). Une rumeur persistera selon laquelle d’autres morceaux auraient été enregistrés puis égarés – Sheridan a plus tard affirmé qu’ils avaient aussi joué « Kansas City », « Rock and Roll Music » ou « Some Other Guy » durant ces sessions, mais aucune trace n’en a jamais été retrouvée. Quoi qu’il en soit, Polydor tient suffisamment de matériel pour lancer Tony Sheridan sur le marché.
Dès octobre 1961, le 45 tours « My Bonnie / The Saints » sort en Allemagne, crédité à “Tony Sheridan and the Beat Brothers”. En effet, le mot “Beatles” ne figure nulle part sur la pochette : Kaempfert a préféré renommer les Beatles en “Beat Brothers”, craignant que “Beatles” sonne trop étrangement – le terme évoquait en dialecte de Hambourg le mot Pidels, une argotique référence grivoise. Le stratagème ne trompe personne dans le milieu, mais le disque se vend bien : il grimpe jusqu’à la 5e place des charts allemands début 1962. Tony Sheridan a donc enfin un hit à son nom, soutenu par l’excellente prestation des Beatles en accompagnement. Mieux encore : ce modeste succès local va avoir des répercussions décisives en Angleterre. À Liverpool, quelques marins de retour d’Allemagne rapportent l’enregistrement My Bonnie. Le disque est passé discrètement dans des soirées, et en novembre 1961 un jeune client (Raymond Jones, selon la légende) pousse la porte du magasin de disques de Brian Epstein pour demander ce 45 tours de “Tony Sheridan and the Beat Boys” qu’il a entendu dans les clubs. Intrigué, Epstein met la main sur un exemplaire importé et découvre, stupéfait, que ces “Beat Brothers” ne sont autres que le groupe local dont tout le monde parle à Liverpool : les Beatles. On connaît la suite : Brian Epstein ira voir les Beatles au Cavern, deviendra leur manager en janvier 1962 et les conduira vers la gloire. Indirectement, Tony Sheridan aura ainsi joué un rôle-clé dans la découverte des Beatles par Epstein, preuve que leurs destins étaient entremêlés.
En 1962, avant que les Beatles ne quittent définitivement Hambourg, une ultime session Polydor vient boucler le chapitre Sheridan. Le 24 mai 1962, Bert Kaempfert fait revenir en studio les quatre Beatles (Lennon, McCartney, Harrison et Pete Best, accompagnés du pianiste Roy Young) – sans Sheridan cette fois – pour enregistrer la partie instrumentale de « Sweet Georgia Brown » et d’un traditionnel « Swanee River ». Tony ajoutera plus tard sa voix sur Sweet Georgia Brown, enregistrant même en 1964 une nouvelle version des paroles où il glisse malicieusement une référence à la coiffure des Beatles en pleine Beatlemania, histoire de surfer sur la vague. Quant à Swanee River, l’enregistrement original de 1962 semble perdu à jamais : Polydor n’en a retrouvé aucune bande, et seule une version ultérieure sans les Beatles est sortie avec Sheridan. À ce stade, toutefois, ces subtilités passent largement inaperçues. Car à l’été 1962, l’actualité, c’est le départ des Beatles vers d’autres horizons.
Chemins qui se séparent
Après l’enregistrement de mai 1962, les Beatles honorent encore un engagement sur la scène du Star-Club de Hambourg en juin et juillet. Mais l’urgence pour eux est désormais ailleurs : de retour en Angleterre, ils passent une audition décisive chez EMI à Londres en juin, recrutent Ringo Starr en août, et enregistrent Love Me Do en septembre. La machine Beatles est lancée. Leur troisième et dernier séjour à Hambourg en décembre 1962 (avec Ringo à la batterie) sera un baroud d’honneur : quelques enregistrements en public témoignent de leur incroyable progrès depuis les jours de galère. Lors de ce Noël 1962, Tony Sheridan partage encore occasionnellement la scène du Star-Club avec ses anciens protégés, sans le savoir une dernière fois. Le 1er janvier 1963, les Beatles rentrent définitivement en Angleterre pour y devenir les stars que l’on sait. Tony Sheridan, lui, demeure à Hambourg, où sa carrière suit un tout autre cours.
Pendant un temps, Sheridan continue de tirer profit de l’élan des enregistrements Polydor. Polydor Allemagne publie ainsi en juin 1962 un album complet intitulé My Bonnie, crédité à Tony Sheridan & The Beat Brothers : on y retrouve My Bonnie et The Saints avec les Beatles, complétés par d’autres titres enregistrés par Sheridan avec les musiciens des Jets (ses collègues de 1960) sur lesquels les Beatles ne jouent pas. L’album, tiré principalement par la popularité locale de la chanson My Bonnie, se vend correctement en Allemagne de l’Ouest. En Angleterre, Polydor finit par sortir My Bonnie en single en janvier 1962 (c’est ce pressage britannique qu’Epstein avait commandé). Il se classe timidement #48 dans les charts anglais en mai 1962 – un classement modeste, mais qui fait techniquement de My Bonnie le premier disque sur lequel les Beatles apparaissent dans les hit-parades britanniques.
Lorsque la Beatlemania explose en 1963–64, Polydor et d’autres labels flairent la bonne affaire et ressortent tout le matériel disponible crédité aux Beatles et à Sheridan. En 1964, une avalanche de disques exploite ces vieilles bandes de Hambourg : des 45 tours comme Ain’t She Sweet (avec la voix de John Lennon) ou Sweet Georgia Brown, parfois même remixés ou surchargés d’orchestres, inondent le marché mondial. Des EP comme Mister Twist en France (1962) ou Ya Ya en Allemagne (1962) rassemblent divers titres de Sheridan et des Beatles de Hambourg. Une compilation intitulée The Beatles’ First! paraît en Allemagne en 1964 (puis en Angleterre en 1967 et en France en 1969), regroupant les enregistrements communs encore disponibles
Ces sorties tardives créditées tantôt “The Beatles with Tony Sheridan”, tantôt juste aux Beatles pour appâter le chaland, feront grincer des dents Brian Epstein et George Martin, car la qualité artistique de ces enregistrements est inégale. Les Beatles eux-mêmes, désormais auteurs de She Loves You ou A Hard Day’s Night, considèrent ces vieilles chansons de club comme dépassées. Néanmoins, par respect pour Tony Sheridan (et conscients que Polydor a légalement le droit de les publier), ils ne s’y opposent pas publiquement. Paul McCartney déclarera diplomatiquement en 1964 qu’il n’a “pas d’objection” à la ressortie de ces vieux morceaux, tout en soulignant qu’ils datent d’une autre époque de leur carrière.
Pour Tony Sheridan, en revanche, cette exploitation tardive de ses disques avec les Beatles est une aubaine financière et publicitaire. En pleine Beatlemania, son nom réapparaît sur les devantures de disquaires du monde entier associé aux Fab Four. En 1964, Polydor USA commercialise même My Bonnie avec la mention “The Beatles (avec Tony Sheridan)” en gros sur la pochette, le single atteignant la 26e place du Billboard américain. Sheridan gagne enfin un peu de l’argent et de la reconnaissance qu’il était venu chercher au début des années 60. Mais cette notoriété par procuration lui laisse un goût amer. Tony est un esprit libre, farouchement indépendant : être réduit au “collaborateur des Beatles” le frustre profondément. Après 1962, ses routes et celles des Beatles se croisent de moins en moins. Le groupe conquiert le monde ; Tony poursuit son chemin de son côté, dans une relative obscurité. Il n’en reste pas moins un témoin privilégié et acteur clé de la genèse des Beatles, rôle dont l’importance ne fera que grandir aux yeux des historiens du rock avec les décennies.
Après les Beatles : une carrière dans l’ombre et un héritage durable
Loin de la Beatlemania : entre rock, twist et blues (1963–1966)
Déçu de ne pas avoir connu le succès fulgurant de ses jeunes élèves de Liverpool, Tony Sheridan continue cependant à vivre de sa musique tout au long des années 60, en particulier en Allemagne où il est basé. Après le départ des Beatles, Polydor le garde sous contrat et lui fait enregistrer de nouveaux disques, en l’associant à divers groupes d’accompagnement qu’on continue à baptiser « The Beat Brothers » jusqu’en 1965. Sheridan reste ainsi lié à l’image beat pour profiter du courant, même s’il n’y a plus aucun Beatle derrière lui. En 1963, il sort plusieurs 45 tours de twist et de rock qui rencontrent un certain écho sur le continent européen. Par exemple, « Madison Kid / Let’s Dance » ou « Ruby Baby / What’d I Say » en 1963 affichent un Sheridan surfant sur la vague du twist et reprenant des standards du rock : il montre qu’il sait toujours mettre l’ambiance, même si ces disques passent relativement inaperçus en Angleterre ou aux États-Unis.
C’est paradoxalement en Australie que Tony Sheridan va connaître en 1964 un de ses plus grands succès publics. Cette année-là, une face B de la période Polydor enregistrée avec les Beatles, la ballade « Why », se hisse de façon inattendue dans les classements australiens. Profitant de cet engouement à l’autre bout du monde, Tony part en tournée en Australie en 1964. Il y est accueilli avec enthousiasme, non seulement pour Why qui passe en radio, mais aussi parce que son nom est associé aux Beatles que le pays vénère. Durant cette tournée australienne, Sheridan va vivre une anecdote savoureuse : à Sydney, il rend visite à la famille de son saxophoniste, un certain Alex Young. Les petits frères de ce dernier, deux gamins prénommés Angus et Malcolm, admirent la dextérité de Tony à la guitare et lui demandent de leur montrer quelques accords. Sheridan, toujours généreux en partage musical, s’exécute volontiers – sans se douter que ces deux garnements formeront plus tard le légendaire groupe AC/DC. Ainsi, Tony Sheridan aura indirectement inspiré une autre dynastie du rock, sur un continent différent.
Malgré ces moments forts, Sheridan ressent une frustration grandissante. Lui qui était un pur rocker des fifties se retrouve quelque peu dépassé par la révolution pop des Beatles et consorts. Au milieu des sixties, plutôt que d’imiter la British Invasion, il prend un virage artistique risqué : il se détourne de plus en plus du rock’n’roll pour explorer le blues et le jazz, des genres qu’il a toujours affectionnés. En 1964, son album Just a Little Bit of Tony Sheridan révèle cette évolution : sur la pochette, il cite désormais le jazz et la musique classique comme ses influences majeures, reniant presque le rock de ses débuts. Le public qui l’avait connu dans sa veine rock “twist and shout” est dérouté, et beaucoup ne le suivent pas dans cette direction plus feutrée. Tony en a conscience mais semble ne pas vouloir vivre éternellement dans l’ombre des Beatles ou s’enfermer dans le twist pour séduire à tout prix. Il produit donc quelques disques de blues/rock plus confidentiels, appréciés des puristes, tandis que sa popularité grand public décline.
Entre Vietnam et spiritualité : les années d’errance (1967–1970)
Au milieu des années 60, la Beatlemania a fait de l’ombre à Tony Sheridan au point qu’il peine à remplir les salles en dehors de l’Allemagne. Amer et en quête de sens, il va alors prendre une décision surprenante. Passionné d’actualité internationale, Tony est révolté par la guerre qui s’enlise au Viêt Nam et la menace de l’expansion communiste en Asie. En 1967, dans un élan autant idéologique que pragmatique (les cachets étant intéressants), il accepte une proposition pour aller jouer devant les troupes alliées engagées au Vietnam. Sheridan et un groupe de musiciens volent ainsi vers Saïgon pour animer les bases de l’armée américaine et des soldats sud-vietnamiens. Pendant près de deux ans, Tony Sheridan va vivre l’enfer du front tout en gratifiant les soldats de son rock énergique.
L’expérience vietnamienne de Sheridan est marquante et tragique. Lors d’un concert près de la zone de combat, le camion de son groupe essuie des tirs ennemis : un des musiciens de Tony est tué sous ses yeux. Pendant quelques jours chaotiques, Sheridan lui-même est porté disparu dans le bourbier vietnamien – à tel point que l’agence Reuters annonce par erreur sa mort au combat en 1967. Finalement sain et sauf, Tony réapparaît et poursuit sa mission de musicien au front jusqu’en 1968. Pour sa contribution au moral des troupes, les Américains le nomment même capitaine honoraire de l’armée – un titre symbolique qui amuse autant qu’il honore Sheridan Toutefois, ces mois sous les bombes laissent sur lui une empreinte indélébile. À son retour en Europe, Tony souffre d’une hypersensibilité au bruit des explosions, symptôme de stress post-traumatique courant chez les vétérans de guerre.
Secoué, Tony Sheridan entame alors une quête spirituelle pour donner un sens à sa vie après ces épreuves. Lui qui, dès 1960, s’intéressait au bouddhisme et aux philosophies orientales, plonge plus profondément dans cette voie. À la fin des années 70, il devient adepte du maître indien Bhagwan Shree Rajneesh (Osho) et part vivre quelque temps dans la communauté de ce dernier à Pune en Inde, puis dans le grand ashram de Rajneeshpuram dans l’Oregon aux États-Unis. Tony le rebelle se mue en Tony le disciple, cherchant la paix intérieure loin du tumulte du show-business. Cette période d’introspection l’éloigne de la scène musicale mainstream, et il apparaît de plus en plus comme une figure marginale du rock, presque une légende oubliée.
Retours discrets et redécouverte (années 1970–1990)
Malgré tout, la flamme musicale de Tony Sheridan ne s’éteint pas. Installé en Allemagne du Nord, il refait surface au début des années 70 en tentant de nouvelles collaborations. En 1973, il forme un duo pop avec la chanteuse Carole Bell : ensemble ils enregistrent quelques singles (comme “Come Inside”) et tournent en Europe avec un succès d’estime. Loin du vacarme du rock, Sheridan explore d’autres registres plus doux, cherchant sa voie. Puis, fidèle à son premier amour, il retourne à Hambourg animer des programmes radio consacrés au blues – il devient même DJ d’une émission blues dans les années 1975 qui trouve son public d’aficionados en RFA. On est bien loin des clameurs de la Beatlemania, mais Tony semble s’en satisfaire un temps.
En 1978, un événement inespéré ravive l’étincelle rock’n’roll de Sheridan : le légendaire Star-Club de Hambourg, qui avait fermé en 1969, rouvre ses portes pour une soirée spéciale. Tony est invité d’honneur, aux côtés du TCB Band (les musiciens d’Elvis Presley) pour célébrer cette renaissance. Sur scène, Sheridan renoue avec son répertoire fétiche des années 60, entouré de pointures américaines – un moment de gloire tardive, mais qui ne débouche pas sur un retour durable sous les projecteurs. La même année, il tente un baroud d’honneur discographique aux États-Unis : un producteur, séduit en entendant ses vieux enregistrements Polydor, l’invite à Los Angeles pour réaliser un nouvel album en studio. Sheridan enregistre alors avec entrain une série de classiques du rock (et même quelques titres country), accompagné par rien de moins que le TCB Band d’Elvis et son ami Klaus Voormann à la basse. Hélas, aucun label majeur ne veut sortir l’album. Il ne sera diffusé qu’à travers de confidentielles ventes par correspondance à la télévision, anéantissant les espoirs de Sheridan de percer enfin en Amérique. Le rêve de Las Vegas s’envole, et Tony retourne à ses engagements plus modestes en Europe.
Les décennies 1980 et 1990 voient Tony Sheridan évoluer en vieux routier du rock, apprécié des connaisseurs mais largement méconnu du grand public de la nouvelle génération. Il continue de se produire ponctuellement sur scène, notamment dans des festivals rockabilly ou des conventions liées aux Beatles où son statut d’« ancêtre » de la saga Beatles attire les fans les plus fervents. En parallèle, Tony s’adonne à des hobbies inattendus : passionné d’héraldique, il dessine des blasons et armoiries, cultivant un certain mystère autour de sa personne éclectique. Il vit avec sa troisième épouse, Anna, dans un village paisible au nord de Hambourg, loin des feux de la rampe
Il faut attendre les années 1990 pour que le nom de Tony Sheridan revienne sur le devant de la scène, sous l’angle historique. En 1995, les Beatles publient leur projet Anthology, retraçant leur histoire avec inédits et raretés. Sur la compilation Anthology 1, on retrouve naturellement Cry for a Shadow et Ain’t She Sweet, enregistrés sans Tony en 1961, réhabilitant ces performances dans la discographie officielle des Beatles. Les connaisseurs se replongent alors dans l’histoire de Hambourg, et Sheridan est redécouvert comme un personnage clé de ces jeunes années. Des livres entiers lui sont consacrés : son ami Alan Mann publie en 2013 un ouvrage intitulé The Teacher, et un ancien bassiste de Sheridan, Colin Crawley, écrit Tony Sheridan: The One The Beatles Called “The Teacher” la même année Ces témoignages jettent une lumière nouvelle sur la complexité du personnage.
Derniers projets et postérité d’une légende de l’ombre
Dans les années 2000, Tony Sheridan, désormais septuagénaire, connaît un regain de créativité. En 2002, le label allemand Bear Family Records sort Vagabond, le premier album studio que Sheridan ait enregistré depuis des lustres. Sur Vagabond, Tony dévoile des compositions originales intimes, teintées de ses influences blues et folk, et revisite même pour la énième fois son classique Skinny Minnie en bonus L’album est bien accueilli par ses fans : on y salue la sincérité de Tony, son parcours d’âme errante (« vagabond ») qui transparaît dans des ballades introspectives inédites. Un critique notera que Sheridan, après ses expériences au Vietnam et son éveil spirituel, s’est éloigné de l’image rock’n’roll tapageuse des débuts pour livrer une musique plus profonde
La même année, un fait extraordinaire ravit les collectionneurs Beatles : lors d’un concert hommage à Hambourg, Tony Sheridan remonte sur scène pour interpréter avec un orchestre des morceaux des Beatles. À cette occasion, il exhume une chanson qu’il avait coécrite avec Paul McCartney en 1961, restée inédite pendant plus de quarante ans : « Tell Me If You Can ». Cet obscur titre composé à Hambourg dans le feu de l’action n’avait jamais été enregistré par les Beatles. En 2004, Tony l’enregistre enfin en studio avec l’ensemble CHANTAL à Abbey Road, offrant ainsi au monde un morceau inédit portant la double patte Sheridan/McCartney – une véritable madeleine pour fans pointus, même si la chanson est musicalement d’une autre époque. Sheridan écrit aussi un morceau intitulé « Indochina », où il évoque ses souvenirs du Vietnam, qu’il enregistre en 2007. Ces derniers travaux seront compilés sur un album posthume, Tony Sheridan and Opus 3 Artists, paru en 2018, contenant également des enregistrements domestiques de Tony enrichis en studio
Jusqu’au bout, Tony Sheridan restera proche de la “famille Beatles” à sa manière. Il apparaît régulièrement aux conventions Beatles (à Liverpool ou ailleurs) dans les années 2000, où il est accueilli avec déférence par les fans comme le témoin vivant d’une ère mythique. En 2012, un an avant sa mort, il fait encore le voyage jusqu’en Californie pour une grande convention Beatles, où il joue sur scène et répond aux questions de passionnés émerveillés d’entendre ses anecdotes d’outre-tombe. Les Beatles survivants, Paul McCartney et Ringo Starr, conservent à son égard une affection teintée de respect : n’ont-ils pas appris leur métier à ses côtés ? Lorsqu’on demandera à Paul ce qu’il pense de Tony Sheridan, il le décrira comme un rocker entier, à l’esprit indomptable, qui leur a montré la voie sur cette scène de Hambourg où les Beatles sont “devenus les Beatles”.
Le 16 février 2013, Tony Sheridan s’éteint à Hambourg à l’âge de 72 ans, des suites d’une opération au cœur. Le monde de la musique salue la mémoire de ce pionnier méconnu. “Le Teacher des Beatles est parti” titrent certains journaux, rappelant l’empreinte unique qu’il aura laissée dans l’histoire du rock. Tony est inhumé au cimetière d’Ohlsdorf à Hambourg, sa pierre tombale discrète portant son nom de scène
Aujourd’hui, l’héritage de Tony Sheridan est double. D’un côté, il restera à jamais celui qui a chanté My Bonnie avec les Beatles en arrière-plan, une curiosité dans la discographie du plus grand groupe pop de tous les temps. Mais pour les connaisseurs, Tony Sheridan est bien plus que le chanteur de “My Bonnie”. Il est ce passage obligé dans la légende Beatles, le grand frère rock’n’roll sans qui les Beatles n’auraient peut-être pas acquis cette dureté, cette authenticité de groupe de scène qui a fait leur force en 1963. Son influence se lit en filigrane dans la carrière des Fab Four : la confiance insolente de John sur scène, les envolées de guitare de George, ou même l’ouverture de Paul à des styles variés, tout cela porte l’ombre du Teacher de Hambourg.
En définitive, Tony Sheridan aura vécu sa vie comme il jouait sa musique : à 100 à l’heure, en dehors des sentiers battus, avec le feu sacré du rock chevillé au corps. S’il n’a pas connu la gloire planétaire de ses disciples, il a gagné une place singulière dans le cœur des fans : celle du mentor indomptable, du roublard généreux qui transmit la flamme du rock’n’roll aux Beatles. Et rien que pour cela, son nom mérite d’être chanté haut et fort, quelque part entre Johnny B. Goode et Twist and Shout, sur la scène enfumée d’un club de la Reeperbahn, pour que vive la légende de Tony Sheridan.
