Rubber Soul marque un tournant pour les Beatles, intégrant des innovations sonores et thématiques inédites. L’album voit l’introduction du sitar, des superpositions vocales et une approche plus artistique du studio. Les paroles s’éloignent des romances simples pour explorer des sujets plus profonds. Sa pochette novatrice illustre cette transition, influençant l’esthétique musicale et visuelle de l’époque.
Sur Help!, les Beatles ont introduit un nombre de chansons innovantes, qui coexistaient avec beaucoup plus de chansons conventionnelles. Leur album suivant, Rubber Soul, change ce ratio et ajoute plus de complexités, à la fois musicales grâce à une instrumentation audacieuse et des explorations technologiques, et narratologiques grâce à une étendue thématique plus importante. Les Beatles passent maintenant beaucoup plus de temps en studio. En observant leur producteur George Martin travailler, ils découvrent qu’eux aussi pouvaient contribuer à la production de leurs chansons. Selon Paul McCartney, les sessions deviennent bien plus longues, car les Beatles étaient “plus interessés par [leur] son”.
Rubber Soul marque un pas géant dans “l’art du studio” des Beatles. En effet, les overdub sétaient maintenant devenus standards, les superpositions de voix et d’instruments de plus en plus fréquentes, et de nouveaux ingrédients sonores et textures font leur apparition. Avec Rubber Soul, les Beatles s’éloignent progressivement de la performance directe en temps réel, introduisant notamment pour la première fois des effets sonores impossibles à reproduire sur scène. C’est cet album qui signale le début de la transformation du studio d’enregistrement en studio de création.
Le groupe utilise de nouveaux instruments dont le piano électronique, l’harmonium, les cymbales à doigt et, pour la première fois dans la musique populaire occidentale, le sitar indien traditionnel sur la chanson “Norwegian Wood” : George Harrison avait commencé à s’intéresser à l’instrument après l’avoir découvert lors du tournage de Help!, et finit par prendre des cours auprès du musicien indien Ravi Shankar. Ces innovations sonores anticipent l’instrumentation plus radicale des futurs disques des Beatles, notamment leur prochain albumRevolver. Continuant leur exploration des styles du country et du western, l’album est considéré comme un album de folk rock– s’inspirant encore une fois de Bob Dylan, ainsi que du groupe The Byrds – qui incorpore des éléments acoustiques de la soul, l’influence étant d’ailleurs évoquée par le titre. L’album ne contient que des chansons originales, contrairement au précédent qui contenait des reprises, mettant en évidence la volonté du groupe de créer des chansons entièrement nouvelles et ne plus réutiliser l’esthétique d’hier. Il est enregistré en une période continue de quatre semaines sans interruption, contrairement aux albums précédents qui étaient enregistrés lors de pauses pendant les tournées ou les tournages de film. George Martin dira que “pour la première fois, nous commençons à penser les albums comme de l’art à part entière, comme des entités complètes”. L’album est considéré comme un tout, une sorte de pièce musicale de 36 minutes composée de chansons de 2 minutes 30.
Rubber Soul présente également des innovations thématiques majeures, signalant une progression vers des paroles présentant plus de sophistication, de réflexion et d’ambiguïté. Bien que des artistes de la pop des années cinquante tels que Chuck Berry avaient déjà exploré occasionnellement des thèmes autres que l’amour adolescent et l’exubérance de la jeunesse, des considérations de sujets sérieux au delà de ce domaine étaient réservées en grande partie aux interprètes des genres traditionnels et de la folk. Commençant par Help!, et se concrétisant dans Rubber Soul, les Beatles franchissent un seuil thématique qui inspirera leurs contemporains de la musique pop et développent une audience prête pour des chansons traitant de plus que “se tenir la main” ou des “secrets chuchottés”. Plusieurs chansons subvertissent la notion de l’idéalisation de la relation amoureuse, qui est le principe le plus basique de la philosophie de la musique pop, et l’élément central des chansons précédentes des Beatles. L’album s’éloigne consciemment des formules pop à travers des chansons qui présentent des relations amoureuses plus complexes, et parfois même amères et négatives, comme dans “You Won’t See Me”, “I’m Looking Through You” et “Girl”. On voit également l’apparition de chansons qui abordent de nouveaux thèmes, sans rapport avec l’amour : La chanson “Nowhere Man” de John Lennon est révolutionnaire en terme de thématique, offrant une critique du détachement social et de l’apathie. Kenneth Womack décrit le protagoniste de la chanson comme “le premier personnage réellement littéraire du groupe”. Dans la chanson “Think For Yourself ” de George Harrison, qui invite l’audience à ne pas croire les “mensonges” et à “réfléchir” par soi-même, l’auteur présente l’argument que la vie offre plus de possibilités à ceux qui poursuivent activement une conscience élargie, un thème majeur que le groupe exploitera davantage dans leurs prochains albums, notamment Revolver.
Les Beatles couplent leur transformation lyrique avec une connaissance plus forte des possibilités du studio pour agrandir leurs palettes de sons. Rubber Soul est considéré par les musicologues comme un accomplissement artistique majeur, qui prolonge la maturation artistique des Beatles tout en persévérant dans leur succès commercial. Retrospectivement, Rubber Soul est cité comme l’album de transition des Beatles, transition à la fois musicale et thématique. Mais cette transition est subtile et bien étudiée. En effet, l’album n’est pas une rupture radicale avec la tradition comme le sera le prochain albumRevolver, mais met en place le travail préparatoire nécessaire pour les tentatives plus explicites des Beatles de questionner l’hégémonie de la musique populaire dans leurs prochains disques. La disjonction entre l’harmonie captivante des chansons et les paroles cyniques permet aux Beatles d’introduire subtilement leur nouvelle esthétique, sans créer une rupture radicale avec leur passé.
Il est intéressant de se pencher sur cette notion de transition dans le cas de Rubber Soul car c’est précisément cette idée qui se dégage du design de la pochette. Le pouvoir publicitaire de Brian Epstein avait assuré une audience réceptive au “produit” des Beatles, mais qui pourrait cesser de l’être si le développement des Beatles était trop dramatique. Trop de changements radicaux, même s’ils sont intellectuellement stimulants pour
les Beatles, éloigneraient le public. Le musicologue Theodor Adorno appelle ce phénomène “la rupture entre la production autonome et le public”. Pour Adorno, une confusion furieuse peut résulter du rejet d’une audience par le musicien au profit de l’expérimentation qui cherche l’innovation en excluant les procédures conventionnelles. Cette confusion s’explique par “la nécessité de la conscience du consommateur de se référer à une situation sociale et intellectuelle dans laquelle tout ce qui va au delà des réalités données, toute révélation de ses contradictions, devient une menace”. En avançant par étapes, le groupe donne aux consommateurs les indicateurs nécessaires qu’Adorno considère comme prérequis pour un public (non-producteur) pour comprendre la musique. Il note également que dans la musique pop typique, la “reconnaissance” devient une fin en soi, étouffant la spontanéité nécessaire pour l’art avancé. Dans Rubber Soul, les Beatles se retrouvent entre deux mondes. Dans les mots de Mark Lewisohn, Rubber Soul agit comme “une plateforme très nécessaire entre la pop musique de Help! et les idées expérimentales de Revolver”.
En retenant des traces de leur esthétique précédente, les Beatles ont pu obtenir des concessions de leur producteur George Martin et leurs supérieurs. Une rupture plus radicale, qui rejetterait les conventions de la pop, aurait pu distancer le public et provoquer non pas Revolver et Sgt. Pepper, mais un retour rapide à la formule acceptée, caractéristique de la musique populaire. Avec juste assez de similarités avec les archétypes génériques pour éviter l’incompréhension de l’audience, Rubber Soul introduit une variété de techniques jusqu’alors inexplorées dans la musique populaire, et demande au public d’être conscient de définitions plus
flexibles de la pop musique, et de les désirer également. Quelques mois après les efforts inauguraux des Beatles sur Rubber Soul, d’autres groupes comme les Kinks, Love, ou Jefferson Airplane commencent également a expérimenter avec des techniques novatrices dans la pop. George Martin dira que Rubber Soul est le premier album à présenter des nouveaux Beatles au monde, des Beatles en évolution.
La pochette de Rubber Soul est la première à réussir à établir un lien profond entre l’image et le contenu du disque, symbolisant l’idée de “la pochette comme le reflet du son”. En effet, la maquette et la photographie de la pochette reflètent un groupe en mutation. Sur la pochette, qui sera la dernière réalisée par Robert Freeman, les costumes habituels des Beatles sont remplacés par vestes en daim. Le groupe est photographié dans le jardin de John Lennon à Weybridge. Lorsque le groupe se réunit avec Freeman pour choisir un cliché, celui-ci les projette sur un carton de la taille d’un disque, pour simuler l’apparence des photos sur la pochette de l’album. Lors de la projection, le carton est accidentellement tiré en arrière, produisant un effet de distorsion légèrement irréel. L’effet séduit les garçons, qui demandent à Freeman de produire le même effet au tirage. “L’effet déformé de la photo reflétait le changement de l’état de leurs vies”, explique le photographe. “En tant que groupe, ils étaient encore les Beatles, mais en tant qu’individus, ils faisaient l’expérience d’une chimie de changement subtile. Ils avançaient vers une nouvelle direction : l’introspection”. La déformation de la photographie peut symboliser plusieurs choses complémentaires : elle est indicative de l’immersion grandissante du groupe dans la marijuana, et son effet sur leur musique et leur perception. “Nous avions perdu notre innocence, notre naïveté”, dira George Harrisson, “Rubber Soul est la première pochette à nous montrer comme des vrais drogués”. La déformation de l’image fait allusion aux “visions chimiques à la fois sinistres et sublimes” provoquées par la drogue. Provoquant une perturbation visuelle, la photographie déformée suggère également que le groupe est en changement, en transition. Elle représente visuellement l’évolution musicale de l’album, et son exploration des alternatives aux conventions de la chanson pop. Cependant, malgré cette déformation tout à fait innovante, la base de l’image demeure une “pochette de la personnalité”: tout comme la musique de l’album qui retient des traces de l’esthétique précédente pour ne pas provoquer une rupture trop radicale avec le passé et déstabiliser le public, la pochette retient certaines conventions des pochettes précédentes pour permettre à l’audience de comprendre – et accepter – la transition des Beatles. La pochette de Rubber Soul peut donc être interprétée comme un indice précoce des nouvelles directions que les Beatles allaient prendre. Plusieurs artistes s’inspireront directement de la photographie déformée de Rubber Soul, notamment les Rolling Stones dansBig Hits : High Tide and Green Grass(1966) et Captain Beefheart dans Safe As Milk(1967), dans leur utilisation d’un objectif grand angle fisheye qui imitait la déformation de l’image des Beatles.
Une autre perturbation à la “pochette de la personnalité” conventionnelle qui s’ajoute à la déformation est le fait que trois Beatles choisissent d’ignorer le photographe, détournant le regard de l’audience, leurs pensées ailleurs. De cette manière, ils déclarent une nouvelle indépendance. Ils défient à la fois le public et les conventions du portrait de la pochette d’album. Il est aussi intéressant de noter que pour la première fois, le nom du groupe est absent sur la pochette, une approche très peu commune à cette époque. La construction de leur image durant la première période de leur carrière a eu un tel impact que l’indication de leur nom sur la pochette n’est désormais plus nécessaire pour les identifier.
Une autre grande innovation graphique apportée par la pochette de Rubber Soul est la typographie utilisée pour le nom de l’album. Le lettrage iconique est conçu par le graphiste Charles Front, qui est contacté par Robert Freeman en Octobre 1965. Le titre de l’album et la photographie de Freeman suggèrent à Front l’image d’un globule de latex visqueux issu de l’écorce de l’Hévéa (en anglais,rubber tree) qui est tiré vers le bas par la gravité, reflétant la déformation de la photographie. Il conçoit alors une forme stylisée ressemblant à une goute de latex liquide, et incorpore les deux mots du titre à l’intérieur de la forme. La typographie est qualifiée de “pré-psychédélique”, car elle annonce le lettrage en forme de “bulles” qui allait devenir de rigueur dans l’art de l’affiche de la sous-culture hippie, qui prendra forme sur la côte ouest des Etats-Unis en 1966. Bien que la contribution de Charles Front dans l’initiation de la typographie psychédélique n’ai pas été réellement reconnue, son lettrage de Rubber Soul influencera directement les œuvres des designers graphiques phares du mouvement hippie, comme Wes Wilson, Alton Kelley, et Victor Moscoso. L’idée majeure introduite par le lettrage de Rubber Soul est le remise en cause du statut de la typographie comme simple outil informatif : la typographie est ici traitée comme une image porteuse de sens, elle est utilisée comme un élément visuel qui peut transmettre une sensation, et qui vient renforcer le message communiqué par la photographie pour créer un ensemble graphique cohérent. La typographie est ici pensée comme faisant partie intégrante de l’image dans sa totalité. Tous les éléments du design participent à la création d’une image qui reflète la musique et l’esprit général de l’album. Grâce à cette pensée novatrice, et pour les innovations évoquées auparavant, le design de Rubber Soula été décrit comme la pochette qui a causé “une révolution dans l’album art, qui jusqu’à présent était peu imaginatif”. Avec Rubber Soul, les Beatles affirment leur volonté de faire des pochettes de leur albums le reflet de leur musique et de leur philosophie.
A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.
