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Lennon vs McCartney : les chansons qui ont attisé (puis apaisé) leur rivalité

Publié le 21 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Dans les années 70, la rivalité artistique entre Paul McCartney et John Lennon se joue à travers trois chansons emblématiques : « Too Many People », « How Do You Sleep? » et « Silly Love Songs ». Entre piques, répliques mordantes et réponse élégante, McCartney défend la puissance de la mélodie face au cynisme. Ce triptyque musical retrace l’évolution d’une amitié complexe, marquée par la séparation des Beatles, avant un apaisement discret.


Il fut un temps où, dans l’univers de la pop, une seule histoire d’amour tenait tout le monde en haleine : celle qui liait John Lennon et Paul McCartney. Pas une romance, bien sûr, mais l’alchimie créative de deux jeunes Anglais qui, ensemble, allaient refaçonner la musique populaire. Leur complémentarité — l’acide et le sucré, l’anguleux et le mélodique — a fait naître l’étincelle des Beatles. Et, comme toute histoire trop parfaite, elle s’est chargée au fil du temps d’un dépôt d’amertume, d’incompréhensions et de mots qui blessent.

Après la séparation du groupe en 1970, les projecteurs ont suivi chacun des quatre, mais les regards sont toujours revenus se poser sur le duo fondateur. George Harrison a signé un triomphe immédiat en solo, Ringo Starr a enchaîné les succès, pourtant la presse et le public sont restés obsédés par le face-à-face Lennon/McCartney. La rupture artistique a très vite pris la forme d’un dialogue au vitriol par chansons interposées, où chaque nuance de texte devenait sous-entendu, chaque métaphore, un reproche.

Au centre de cette dramaturgie : trois titres devenus des jalons de l’après-Beatles. D’abord « Too Many People » (1971), la pique feutrée de Paul McCartney. En réponse, l’uppercut frontal de John Lennon, « How Do You Sleep? » (1971). Puis, quelques années plus tard, au moment où les eaux se calment, « Silly Love Songs » (1976), le sourire ironique et désarmant de McCartney à ceux — Lennon compris — qui le moquaient pour ses penchants mélodiques. À travers ces chansons se raconte une relation humaine plus vaste que toute querelle : celle de deux artistes rivaux, frères d’armes et miroirs l’un de l’autre, contraints de redéfinir leur identité après avoir conquis le monde ensemble.

Sommaire

  • 1971 : « Too Many People », l’attaque sous contrôle
  • « How Do You Sleep? » : le coup de massue de John
  • Entre lignes mélodiques et lignes de front : deux tempéraments, deux esthétiques
  • 1975–1976 : parenthèse paternelle pour John, obstination mélodique pour Paul
  • « Silly Love Songs » : quand la réplique devient un tube planétaire
  • « Silly Love Songs », une réponse à Lennon… et au tribunal de l’opinion
  • Entre piques et paix : le fil discret de la réconciliation
  • Anatomie d’une « chanson d’amour idiote » : sophistication sous le vernis
  • « Too Many People » : regard rétrospectif sur une pique devenue classique
  • « How Do You Sleep? » : au-delà du coup de colère, un autoportrait en creux
  • L’accusation de « mièvrerie » : malentendu persistant, force tranquille
  • La dernière main : l’amitié, au-delà des joutes
  • Épilogue : trois chansons, un miroir
  • Coda : le message derrière le masque

1971 : « Too Many People », l’attaque sous contrôle

Dès 1971, Paul McCartney dépose sa première cartouche avec « Too Many People », morceau d’ouverture de Ram, album signé Paul & Linda McCartney. Le titre, enregistré entre novembre 1970 et mars 1971, s’impose par sa souplesse rythmique, ses guitares aux angles vifs et une écriture qui tranche avec l’image de balladier que certains attribuaient déjà à Paul. Au-delà du vernis musical, le texte est le vrai nerf de la guerre. La ligne « too many people preaching practices » — traduisible par « trop de gens qui prêchent des pratiques » — renvoie directement aux prises de parole publiques de John Lennon et Yoko Ono, à leur militantisme spectaculaire, à leur manière de dire au monde, et parfois à leurs proches, « voilà ce qu’il faut faire ».

McCartney l’a reconnu sans détour au fil des années : « Too Many People » contenait des « petites piques » adressées au couple Lennon/Ono. Parmi elles, un vers a retenu l’attention : « You took your lucky break and broke it in two » — « tu as pris ta chance inespérée et tu l’as brisée en deux ». Pour toute une frange de commentateurs, c’était la traduction poétique d’un grief souvent formulé hors micro : Lennon aurait eu sa part dans la désintégration de l’édifice Beatles. Ce que Paul visait, plus largement, c’était le sentiment d’être constamment sommé de suivre la ligne tracée par d’autres — d’Allen Klein à Yoko, en passant par John. En bon mélodiste, McCartney préfère la ruse à la gifle : la musique reste enjôleuse, mais les mots mordent.

Ram sort en mai 1971. Le disque, souvent réévalué à la hausse depuis, est accueilli à l’époque avec un mélange d’étonnement et de scepticisme. On y perçoit un Paul plus personnel, plus domestique aussi, qui assume ses penchants pop et refuse de renier des couleurs qu’on qualifiera bientôt — parfois avec condescendance — de music-hall. C’est précisément ce mélange d’intime et de caustique qui pique Lennon au vif. Pour John, l’attaque, même suggérée, appelle une réplique. Elle ne se fera pas attendre.

« How Do You Sleep? » : le coup de massue de John

Été 1971 : John Lennon entre au Record Plant de New York pour l’album Imagine. L’une des pistes, « How Do You Sleep? », sera tout sauf elliptique. Là où Paul a choisi le sous-texte, John opte pour la diatribe. Le morceau devient le diss track le plus célèbre de l’histoire du rock, porté par une section rythmique implacable, un piano perçant et, détail qui compte pour les fans, un slide guitar signé George Harrison — la présence du « troisième homme » ajoutant une dose de dramaturgie à l’affaire.

Les paroles frappent sous la ceinture : « The only thing you done was yesterday / And since you’ve gone you’re just another day ». Lennon s’y moque du passéisme supposé de Paul, cite « Yesterday » pour mieux rabaisser sa portée, glisse même un clin d’œil au canular « Paul is dead » avec « Those freaks was right when they said you was dead ». La chanson est produite façon vitriol, et le message n’a rien d’ambigu : John accuse Paul d’autosatisfaction, de commercialité, de mièvrerie.

Avec le recul, Lennon modérera son propos. En 1980, interrogé par David Sheff pour Playboy, il expliquera avoir utilisé son ressentiment pour écrire la chanson, sans cultiver en permanence une haine de son ancien partenaire. Mais à l’époque, la blessure est vive. La querelle publique dépasse les cercles de fans. Elle devient l’un des récits médiatiques de l’année 1971 : Lennon le provocateur lucide, McCartney le mélodiste décrédibilisé — une caricature, certes, mais qui collera longtemps à la peau de Paul.

Entre lignes mélodiques et lignes de front : deux tempéraments, deux esthétiques

Si « Too Many People » et « How Do You Sleep? » sont souvent décrites comme « des lettres ouvertes » en musique, c’est aussi parce qu’elles condensent des visions artistiques opposées. Lennon, depuis toujours, privilégie l’os et le nerf : un motif simple, parfois brutal, des mots qui cognent, une guitare sèche qui tranche. McCartney travaille davantage par strates : lignes de basse chantantes, harmonies vocales en contrepoint, ponts modulants, arrangements qui tournent autour d’un thème jusqu’à l’illuminer. L’antagonisme créatif qui faisait l’or des Beatles devient, séparés, une dialectique d’affirmation identitaire.

Dans ce bras de fer, un terme revient souvent : « granny music shit », l’expression méprisante attribuée à John Lennon pour désigner les penchants music-hall de Paul — de « When I’m Sixty-Four » à « Ob-La-Di, Ob-La-Da ». Qu’on l’interprète comme une pique de studio ou comme un jugement esthétique sincère, l’étiquette blesse McCartney parce qu’elle réduit à une case ce qui, chez lui, relève d’une palette. Chez Paul, un goût pour la romance et les tournures traditionnelles peut cohabiter avec des structures audacieuses, des basses motoriques et des idées harmoniques d’une sophistication discrète. « Too Many People » et « How Do You Sleep? » surlignent ce fossé rhétorique. Elles n’épuisent pas la vérité, mais elles la mettent en scène.

1975–1976 : parenthèse paternelle pour John, obstination mélodique pour Paul

Après l’orage des premières années, la météo affective change. En octobre 1975, Sean Ono Lennon naît à New York. John décide alors de s’éloigner du métier, consacre plusieurs années à la vie de famille, et décroche des studios. Paul, lui, avance. Avec Wings, il s’est remis en formation de groupe, et en 1975–1976, la machine est bien rodée. Le disque Wings at the Speed of Sound sort le 26 mars 1976, suivi de la tournée américaine triomphale. Dans cette séquence, McCartney n’essaie pas de se refaire ; il assume ce qu’il sait faire mieux que personne : écrire de grandes mélodies populaires. Et c’est précisément là qu’il va répondre, une seconde fois, à la critique — cette fois-ci en souriant.

« Silly Love Songs » : quand la réplique devient un tube planétaire

Le 1ᵉʳ avril 1976 aux États-Unis (30 avril au Royaume-Uni), Wings publie « Silly Love Songs », prélude d’un printemps conquis par Paul McCartney. La chanson occupe bientôt la première place du Billboard Hot 100 pendant cinq semaines non consécutives et finira chanson n°1 de l’année 1976 aux États-Unis. Au Royaume-Uni, elle atteint la deuxième place. Au-delà des chiffres, ce qui frappe, c’est le ton : McCartney choisit l’ironie douce. Il prend au mot ses détracteurs — « Some people want to fill the world with silly love songs » — et pose la question la plus désarmante qui soit : « And what’s wrong with that? »

Musicalement, la réplique est tout sauf « sotte ». « Silly Love Songs » marie une pulsation disco/funk à un chœur lumineux et à un motif de basse qui assure la ligne mélodique principale. Le chant se partage entre couplets limpides et canons où les voix se répondent. Les cuivresHowie Casey, Steve Howard, Thaddeus Richard, Tony Dorsey — épaississent l’architecture, tandis que l’arrangement d’orchestre, co-imaginé avec Tony Dorsey, est dirigé par McCartney lui-même. Le morceau, enregistré à Abbey Road en janvier 1976, est une démonstration de savoir-faire : l’art d’envelopper une idée simple dans une écriture agile. S’il faut « remplir le monde de chansons d’amour », autant le faire avec panache.

Loin d’un simple pied-de-nez, « Silly Love Songs » est aussi une profession de foi. Dans son livre The Lyrics et dans le podcast McCartney: A Life in Lyrics, Paul revendique l’universalité du thème amoureux et récuse l’idée selon laquelle chanter l’amour serait une facilité. Pour lui, l’amour est un sujet « worldly », ancré dans le réel, un matériau dur à façonner sans tomber dans la banalité. Le refrain répète « I love you » à la manière d’un mantra pop ; mais la répétition est un geste calculé, presque conceptuel : elle met en scène l’objection des cyniques et la submerge par la pure évidence de l’émotion.

« Silly Love Songs », une réponse à Lennon… et au tribunal de l’opinion

La tentation est grande de lire « Silly Love Songs » comme une flèche décochée vers John Lennon. Beaucoup l’ont fait. Et il est vrai que Paul y répond à un chœur de voix dont John fut l’une des plus fortes : celles qui réduisaient son art à des ritournelles sentimentales. Mais le champ de tir est plus large. McCartney s’adresse autant à la critique qu’à son vieux partenaire. À ceux qui confondent mélodie et mièvrerie, il rappelle que la légèreté apparente peut reposer sur un artisanat d’horloger. À ceux qui voudraient opposer engagement et sentiment, il répond que l’amour est une force civique autant que poétique.

Dans ce cadre, attribuer à « Silly Love Songs » la seule fonction de règlement de comptes serait rater la moitié de l’histoire. Le morceau est aussi le manifeste d’un Paul sûr de sa voie. Lorsque la basse chante l’air principal, c’est tout un savoir Beatles qui refait surface. Lorsque les voix s’imbriquent en canon, on entend l’obsession de Paul pour les textures vocales — un héritage des Everly Brothers, des beach boys qu’il a tant admirés, et de son propre travail d’architecte sonore au sein des Beatles. C’est une réponse à Lennon, oui, mais surtout une réponse à McCartney lui-même : continuer à être qui il est, quoi qu’on dise.

Entre piques et paix : le fil discret de la réconciliation

Derrière les chansons-flèches, il y a des hommes. Et entre 1974 et 1976, Lennon et McCartney se reparlent, se revoient. En 1974, ils se retrouvent même en studio à Los Angeles pour une séance informelle devenue mythique — désordonnée, inaboutie, mais réelle — avec Stevie Wonder, Harry Nilsson, Jesse Ed Davis, et d’autres. Deux ans plus tard, à New York, Paul passe à l’appartement du Dakota voir John. Ce soir-là, télé allumée, ils regardent Saturday Night Live quand Lorne Michaels lance à l’antenne une offre parodique : 3 000 dollars pour une reformation des Beatles. Les deux anciens complices plaisantent à l’idée de prendre un taxi pour le studio, situé à quelques blocs. Ils n’iront nulle part, mais l’anecdote raconte une vérité tranquille : la colère s’estompe, la complicité demeure.

Dans ses dernières interviews en 1980, John revient sur « How Do You Sleep? » avec une distance apaisée. Il explique avoir « utilisé » son ressentiment pour écrire, sans habiter en permanence la posture de l’ennemi. Dans le même temps, Paul ne cessera plus d’honorer publiquement John, de « Here Today » à chaque anniversaire commémoré sur scène. La légende retiendra les répliques assassines ; l’histoire, elle, retient aussi les gestes d’amitié qui, silencieusement, ont scellé la fin de la querelle.

Anatomie d’une « chanson d’amour idiote » : sophistication sous le vernis

Pour prendre la mesure de la réplique mccartneyenne, il faut entrer sous le capot de « Silly Love Songs ». Le titre repose sur trois piliers : une basse mélodique qui sert d’ossature, une pulsation dansante empruntant au disco en plein essor, et une écriture vocale en couches, avec entrées successives et contrechants. La basse, tenue par Paul, n’est pas seulement rythmique ; elle courtise le registre chantant, dessine une hook rappelable et devient, dans les refrains, la « voix » qui tient la chanson. Cette technique, déjà présente chez les Beatles — pensons au rôle de la basse dans « Something » ou « Rain » — est portée ici en pleine lumière.

La section de cuivres — emmenée par Howie Casey — signe des réponses et des appels quasi gospel. Les cordes, ajoutées en overdubs en février 1976, épaississent la pâte sans la rendre lourde. Le mixage privilégie la lisibilité des plans : on entend tout, distinctement, comme souvent chez McCartney producteur. Le pont vocal, avec ses motifs en écho et son jeu de questions/réponses, illustre la maîtrise mccartneyenne du contrepoint pop : une science héritée des Beatles, mais débarrassée ici de toute tentation baroque.

D’un point de vue textuel, l’argument tient en peu de mots. « You’d think that people would have had enough of silly love songs » — « on pourrait croire que les gens en ont assez des petites chansons d’amour » — puis « And what’s wrong with that? » La rhétorique est celle de l’innocence affichée, mais non naïve : Paul place l’adversaire dans un coin. S’il y a tant de « chansons d’amour idiotes », pourquoi le public les réclame-t-il encore ? Pourquoi remplissent-elles les stades et les classements ? Loin d’être défensive, la question est offensive. Elle renverse le procès : le cynisme, c’est l’angle facile. La bienveillance, elle, réclame du métier.

« Too Many People » : regard rétrospectif sur une pique devenue classique

Revenir à « Too Many People », c’est mesurer l’évolution de Paul dans sa manière de dire « je ». En 1971, il sort de la période la plus heurtée de sa vie : séparation du groupe, distances avec ses amis, procès business, presse divisée. Ram juxtapose comptines domestiques, torsions psychédéliques et énervements rock. « Too Many People » s’y détache par le fil de narration implicite : Paul y parle à quelqu’un de bien précis — John — tout en modulant son propos pour qu’il reste « pop ».

La production — guitares de Hugh McCracken, batterie sèche de Denny Seiwell, chœurs de Linda McCartney — souligne le balancement constant entre amabilité et sarcasme. C’est dans cet entre-deux que Paul excelle : mettre du poivre dans le sucre, casser la figure d’un couplet par une syncope, glisser un vers qui pique là où la mélodie caresse. Avec le recul, les fans du monde entier lisent « Too Many People » comme une pièce maîtresse de la mythologie post-Beatles, parce qu’elle est à la fois personnelle et étrangement universelle : qui n’a jamais eu l’impression qu’« on » lui dictait la conduite ?

« How Do You Sleep? » : au-delà du coup de colère, un autoportrait en creux

À sa sortie, « How Do You Sleep? » fait scandale pour ses mots. Mais musicalement, le morceau est emblématique de ce que Lennon sait faire de mieux en solo : un groove obstiné, une piste piano/basse/batterie qui avance comme un rouleau, un slide mordant par George Harrison qui surligne l’acidité des phrases. La chanson révèle un John en plein règne de Phil Spector : sons élargis, cordes qui planent, densité granuleuse.

Et pourtant, avec le recul, certains y ont lu un autoportrait. Quand Lennon fustige l’attachement de Paul à « Yesterday », on peut entendre l’angoisse de son propre héritage. Quand il raille l’efficacité pop de McCartney, il dit peut-être sa propre peur d’être laissé de côté par un monde qui danse sans lui. Cette lecture, John lui-même l’a parfois encouragée, à mots couverts, en avouant avoir fait de la chanson un exutoire plus qu’un acte de guerre durable. Les blessures passent ; l’œuvre reste — et « How Do You Sleep? » demeure un grand disque de Lennon, autant qu’une archive poignante d’une amitié en crise.

L’accusation de « mièvrerie » : malentendu persistant, force tranquille

Au fil des décennies, l’étiquette collée à Paul McCartney« le type qui n’écrit que des chansons d’amour » — a résisté. Elle est commode, donc fausse. Oui, McCartney a le génie de la mélodie claire et de l’émotion directe. Mais chez lui, l’apparente facilité cache une discipline de compositeur. Ses ballades tiennent autant à la tradition Tin Pan Alley qu’aux harmonies jazz qu’il a absorbées enfant via la musique de son père, Jim. Sa basse, instrument-signature, traite les lignes comme des thèmes à part entière, à la manière de James Jamerson chez Motown, que Paul a souvent cité en influence. Et quand il s’engouffre dans le disco avec « Silly Love Songs », il ne renie rien : il réinvestit un courant dominant pour en tirer une pop sophistiquée, immédiatement mémorisable.

Face à l’ironie de Lennon et des critiques, McCartney n’a pas publié un essai, mais une preuve. « Silly Love Songs » a rangé le débat : numéro 1 pendant cinq semaines, chanson de l’année aux États-Unis, un standard qui traverse les décennies. Faire pleurer ou danser des millions de gens n’est pas une faiblesse esthétique ; c’est une puissance.

La dernière main : l’amitié, au-delà des joutes

On ne peut pas clore cette histoire sans revenir à ce qui dépasse les chansons : l’amitié. En avril 1976, lorsque Lorne Michaels tend son chèque de 3 000 dollars pour un « retour » des Beatles en direct à la télévision, John et Paul sont ensemble devant l’écran et rient. Ils ne descendront pas au studio cette nuit-là, mais l’image est belle : deux hommes qui savent se retrouver au-delà des polémiques. Lennon reprendra la musique en 1980 avec Double Fantasy, mais un 8 décembre, la tragédie s’abat. McCartney écrira « Here Today » comme on écrit une lettre jamais postée. À partir de là, chaque scène, chaque anniversaire, chaque interview deviendra l’occasion de redire ce lien qu’aucune chanson — même la plus acide — n’a réussi à briser.

Dans The Lyrics et dans ses conversations récentes, Paul développe une idée simple : l’amour n’est pas un thème « facile », c’est un travail. Il demande d’oser la sincérité, de prendre le risque du premier degré dans un monde qui valorise le clin d’œil et la posture. « If you want to be cynical, it’s easy, you can » — « si tu veux être cynique, c’est facile, tu peux ». Le cynisme est frugal ; la tendresse coûte plus cher. « Silly Love Songs » n’est pas une échappatoire : c’est un choix esthétique, presque politique, en faveur de la joie et du partage.

Épilogue : trois chansons, un miroir

De « Too Many People » à « How Do You Sleep? », puis « Silly Love Songs », on pourrait tracer une ligne droite : attaque, contre-attaque, transcendence. La réalité est plus subtile. Il y a des conseillers, des avocats, des proches qui attisent, des médias qui grossissent. Il y a aussi deux artistes qui, séparés, ont dû réinventer leur voix et ont parfois trouvé plus simple de s’opposer que de se définir. Le temps, lui, a fait son œuvre.

Aujourd’hui, ces trois titres se lisent comme un triptyque. « Too Many People » documente la douleur d’une amitié fissurée et l’envie de reprendre la main. « How Do You Sleep? » crie plus fort qu’il ne l’aurait fallu ; mais ce cri est un document humain. « Silly Love Songs » répond non par une nouvelle charge, mais par une affirmation : la mélodie n’est pas la faiblesse de Paul, c’est sa force. Et si John a pu moquer cette force, il l’a aussi, à tant d’endroits, admirée et magnifiée. C’est le paradoxe fécond des Beatles : leur grandeur commune est faite d’énergies contraires.

Qu’on écoute ces morceaux aujourd’hui, on n’y entend plus une querelle people, mais la preuve éclatante qu’on peut être pop et profond, accessible et intransigeant. On y entend surtout la voix d’un Paul McCartney qui, loin d’avoir « tourné mièvre », a su tenir son cap, faisait danser 1976 sur une basse au sourire large, et disait au monde entier : « Some people want to fill the world with silly love songs… and what’s wrong with that? »

Coda : le message derrière le masque

Si l’on devait ramasser en une phrase la trajectoire que raconte « Silly Love Songs », ce serait peut-être celle-ci : assumer. Assumer d’être celui qui écrit des ballades et des tubes quand l’époque réclame du tranchant. Assumer d’aimer chanter l’amour quand l’air du temps se moque du premier degré. Assumer que les Beatles étaient faits d’une tension qui ne s’aplatit pas dans des slogans. Et assumer, enfin, que l’émotion vraie — même simple — est un acte de courage.

Alors, oui, « Silly Love Songs » fut aussi une flèche enrubannée pour John Lennon. Mais surtout, c’était le sourire d’un ami qui proposait une sortie par le haut : remplir le monde de chansons d’amour pour éviter de l’encombrer de ressentiment. Derrière l’ironie tranquille, c’est bien une éthique que McCartney défendait. Et à écouter l’écho toujours vif de la chanson, on dirait que le monde, en 1976 comme aujourd’hui, lui a plutôt donné raison.


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