En 1969, John Lennon retrouve le goût de la scène grâce à Delaney & Bonnie and Friends. Leur énergie collective, leur son chaleureux et leur esprit d’atelier réveillent chez lui l’envie de jouer en live, après les tensions de la Beatlemania.
Quand The Beatles se séparent, John Lennon n’est pas à la recherche d’un « nouveau groupe » à la façon d’un redémarrage marketing. Il explore. Les premières années 1969–1971 dessinent une géographie instable : performances ponctuelles, déclarations chocs, créations fulgurantes en studio, et un rapport à la scène mêlé d’attrait et de méfiance. Lennon ne se vit ni en virtuose de guitare, ni en bête de tournée ; il se pense d’abord en auteur, en performer d’idées, capable de façonner n’importe quel instrument ou format s’il sert l’intention du moment. Sa Plastic Ono Band elle-même n’est pas un groupe au sens fixe : c’est un contenant souple, une bannière sous laquelle il peut rassembler, au gré des projets, des amis, des complices, des musiciens disponibles.
Dans ce paysage mouvant, un collectif va pourtant réveiller un plaisir que l’ouragan Beatles avait à la fois multiplié et abîmé : la joie immédiate de jouer, d’échanger des regards, de lancer un riff et de sentir la salle le renvoyer. Ce collectif, c’est Delaney & Bonnie and Friends. Non pas la formation la plus « révolutionnaire » de la fin des sixties, mais un atelier vivant où le rock, la soul, le gospel et la country s’entrecroisent à pleine pulsation. Au contact de cette troupe, Lennon retrouve le frisson des ensembles nombreux, le grain des cuivres, la puissance d’un chœur qui soulève la nuit, et cette sensation, essentielle pour lui, que l’audience peut devenir la section rythmique invisible du concert.
Sommaire
- « Plastic Ono » et l’ouverture des vannes
- Pourquoi Delaney & Bonnie comptent
- Le Lyceum 1969 : anatomie d’un embrasement
- George Harrison, maillon discret et décisif
- Derek and the Dominos : la filiation qui relie tout
- Lennon, la virtuosité et l’angle d’attaque
- Delaney & Bonnie, « cinquième Beatles » d’un soir ?
- Leçon de scène : quand l’audience devient la rythmique
- Yoko Ono, axe fixe d’un dispositif ouvert
- Une autre façon d’être « commercial »
- Des retombées au long cours : de « Bangladesh » à l’Anthologie
- L’onde de Delaney & Bonnie dans la discographie de Lennon
- L’argument de la virtuosité retourné
- Un réalisme acoustique : le grain, pas la brillance
- Un « love of performing » retrouvé, mais apprivoisé
- Le sillage chez Harrison : du slide à la fraternité
- Le « cinquième Beatle » qui change selon les nuits
- Ce que cette histoire dit de Lennon
- Épilogue : le bon moteur au bon moment
« Plastic Ono » et l’ouverture des vannes
1969 est une année-pivot. Après un premier saut dans le vide à Toronto à l’automne avec une Plastic Ono Band minimaliste, Lennon affine le concept : l’enseigne demeure, la composition varie. L’idée est doublement libératrice. D’abord parce qu’elle soustrait le musicien à la pression d’un « vrai groupe » en dur, avec ses codes, ses cycles et ses guerres d’ego. Ensuite parce qu’elle l’autorise à inviter, à agrandir ou réduire la palette selon l’envie, l’occasion, le lieu. Sous cette bannière, un événement londonien va compter plus que les autres : le Lyceum Ballroom, à la mi-décembre 1969, concert de bienfaisance tendu vers un slogan qui résume l’air du temps, « War is over ».
Ce soir-là, la Plastic Ono Band devient, par le jeu des amitiés et des croisements, une super-formation. À la guitare, autour de Lennon, se retrouvent George Harrison, Eric Clapton et Delaney Bramlett. Yoko Ono enflamme le micro, Bonnie Bramlett ponctue aux percussions et aux chœurs, Billy Preston enveloppe à l’orgue, Klaus Voormann tient la basse, et une ossature cuivres/section rythmique empruntée au circuit Delaney & Bonnie épaissit la pâte. On n’est plus dans le combo nerveux : on est dans la famille élargie. Pour Lennon, qui a toujours aimé l’idée d’un public coproducteur de l’instant, la présence d’un ensemble de cette ampleur est un déclencheur. Il le dira à sa manière, sans fard : quand la salle « monte » avec le groupe, l’ivresse est unique ; à quatre, on peut « groover », à dix-sept, on décolle.
Pourquoi Delaney & Bonnie comptent
On pourrait résumer Delaney & Bonnie à une étiquette commode – americana hybride, tournée avec Eric Clapton, énergie « roots » – et passer à côté de l’essentiel : ce laboratoire humain où des musiciens d’horizons voisins apprennent à respirer ensemble. Leur tournée britannique de la fin 1969 est un carrefour : on y croise Jim Gordon, Carl Radle, Bobby Whitlock, Bobby Keys, Jim Price, Dave Mason. L’alliage est inclassable par les stricts critères des charts : une batterie qui serre, une basse mobile, des cuivres qui répondent à la voix, des guitares qui se passent le relais entre riffs et traits slide, des chœurs qui ramènent le gospel au cœur de la pop.
Cet esprit d’atelier séduit Lennon. Il n’y a pas de hiérarchie intimidante, aucun concours de virtuosité. Chacun écoute, ajoute la brique juste, propose une couleur. Pour un Lennon qui revendique la primauté de la chanson et de l’idée sur le savoir-faire démonstratif, c’est l’environnement idéal. Il n’a pas à « tenir la comparaison » avec des guitar heroes ; il a à tenir la barre d’un moment musical où l’on cherche, ensemble, le point d’embrasement. C’est, précisément, ce qu’il était venu chercher après des mois où la méga-notoriété avait fait de la scène un terrain hostile.
Le Lyceum 1969 : anatomie d’un embrasement
Le Lyceum londonien, c’est d’abord une affiche : un concert caritatif, une scénographie simple, un message politique pacifiste assumé. Mais c’est surtout une alchimie de plateau. La rumeur, les souvenirs, les enregistrements partiels convergent : ce soir-là, la Plastic Ono gonfle et respire comme un big band rock-soul. Cuivres qui ponctuent, orgue qui lie, double batterie possible selon les morceaux, guitares en arrière-plan ou en première ligne suivant l’élan du titre. Les séquences longues, quasi hypnotiques, où l’on s’abandonne au motif, ne sont pas de la facilité : elles ouvrent la porte à l’improvisation collective, à la transformation d’un riff en transe.
Lennon, qui a parfois besoin d’un cadre pour canaliser sa rage et sa tendresse simultanées, trouve chez Delaney & Bonnie un coussin idéal. Le groove tient la route ; l’envol n’est plus un saut dans le vide, il est porté. Quand il attaque un motif à la guitare rythmique, il n’est pas « exposé » : il est soutenu par une ville entière de son. Quand il hausse la voix, ce n’est pas pour masquer, c’est pour ouvrir la voie aux autres. La salle le perçoit, répond, « devient la rythmique » tant l’onde se propage. Dans cette communion, Lennon retrouve ce qu’il a pu perdre dans la mécanique devenue folle de la Beatlemania : la sensation de jouer pour de vrai, dans un présent partagé.
George Harrison, maillon discret et décisif
Pour George Harrison, ces croisements ont une autre conséquence, technique et poétique à la fois : l’affirmation de la slide guitar comme signature. En fréquentant Delaney & Bonnie, en tournant au débotté avec eux en Europe à la fin 1969, Harrison affûte un toucher qui deviendra l’emblème de All Things Must Pass. L’esthétique Delaney & Bonnie – guitares qui chantent plus qu’elles ne montrent, mélanges roots sous vernis british – s’agence naturellement avec la voice-leading élégante de Harrison, son art des contre-chants. Quand il passera en studio pour son triple album, il convoquera l’équipe élargie qui gravite autour de la troupe : Whitlock, Radle, Gordon, Keys, Price… Autant de noms qui, peu après, s’agrègeront autour d’Eric Clapton pour donner Derek and the Dominos.
Pourquoi cela compte-t-il pour Lennon ? Parce qu’au Lyceum, ce soir-là, il ne se retrouve pas seulement avec un vieil ami de Liverpool et un compère de l’âge d’or Beatles. Il se retrouve au cœur d’un écosystème en train de s’inventer, où le rock britannique se reconnecte à son amour américain : soul, blues, gospel, country. Cette réorientation du son collectif – moins d’emphase, plus de chaleur, moins de surcharge d’arrangements, plus de circulation – épouse le besoin de Lennon de désapprendre la grand-messe et de réapprendre la conversation musicale.
Derek and the Dominos : la filiation qui relie tout
La formation de Derek and the Dominos en 1970 n’est pas un hasard météorique ; c’est le prolongement organique de ces rencontres. Pendant les sessions de All Things Must Pass, l’ossature Whitlock–Radle–Gordon avec Clapton se rode, échange des idées, s’essaie en studio, puis bascule vers son propre destin avec Layla and Other Assorted Love Songs. L’important, pour notre histoire, n’est pas de réécrire la discographie de Clapton, mais de comprendre que Lennon a, pour un temps, retrouvé sur scène le foyer d’énergie qui allait, en studio, irriguer la première grande œuvre solo de Harrison.
Ce continuum Lyceum–Delaney & Bonnie–All Things Must Pass–Dominos raconte un moment de la pop anglaise où les frontières sont poreuses. On joue, on se reprend, on se réinvite. Les cuivres de Delaney & Bonnie deviendront un idiome que l’on reconnaît dans d’autres projets, Billy Preston demeure une charnière organique entre les mondes, et l’idée d’une grande famille musicale, si éloignée de la logique de label et de la solo-star, réconcilie Lennon avec le plaisir d’être un musicien parmi d’autres, au cœur d’un vaste orchestre.
Lennon, la virtuosité et l’angle d’attaque
Lennon n’a jamais prétendu être un soliste à la Hendrix. Sa force tient ailleurs : un rythme contagieux à la main droite, un sens du motif efficace, une manière d’arroser la mesure qui aimante un groupe. Dans des contextes plus « jams » – Cream, par exemple –, il sait qu’il ne trouverait pas son espace. Ce que lui offre la mécanique Delaney & Bonnie, puis l’orchestre du Lyceum, c’est exactement la scène qui lui convient : un gros moteur rythmique, des cuivres qui ponctuent, des chœurs qui portent. Lui peut chanter, pousser juste où il faut à la guitare, lancer des signaux. La grandeur n’est pas dans le solo, elle est dans la coordination.
Sur ce point, l’éthique de Lennon rejoint celle d’un chef de troupe : s’il apporte un riff, un hook, un texte, le but est d’allumer l’ensemble. Cette conception, très éloignée de l’individualisme que l’on fantasme parfois chez les rock stars, explique pourquoi il a pu délaisser la scène quand elle cessait de nourrir cette dimension collective, puis la retrouver, intacte, quand l’orchestre lui en a redonné le goût.
Delaney & Bonnie, « cinquième Beatles » d’un soir ?
Il serait tentant de jouer la boutade et de hisser Delaney & Bonnie au rang de « cinquième Beatles » symbolique. Au sens strict, cela n’a pas de sens : la mythologie Beatles a déjà ses figures tutélaires (George Martin, Brian Epstein, Billy Preston). Mais au sens fonctionnel, l’expression dit quelque chose de vrai : cette bande a fourni, à un moment clé, l’écrin parfait à des Beatles en transition. Elle a donné à Lennon un tremplin pour réinvestir la scène sans filtre, elle a aidé Harrison à assumer son chant slide et à rassembler, autour de ses chansons, une équipe au son cohérent. Elle a, plus largement, rappelé à toute une génération de musiciens anglais qu’un groupe peut être une maison ouverte.
Leçon de scène : quand l’audience devient la rythmique
Parmi les phrases qui circulent à propos du Lyceum, il en est une qui condense la philosophie de Lennon ce soir-là : le jour où l’audience devient la rythmique, le groupe est vraiment « dedans ». Traduisons : il ne s’agit pas d’un vœu pieux sur la « participation du public », mais d’une réalité physique. Une salle qui répond, c’est une salle qui pulse, qui anticipe la syncope, qui respire avec la caisse claire et s’agrippe à la basse. Les cuivres jouent alors comme si le public donnait le contre-temps, les guitares s’accommodent d’une élasticité supplémentaire, le chant peut retarder ou presser. Cette dilatation du temps, Lennon la recherche : c’est là que la scène redevient jeu, et non service.
Delaney & Bonnie ont cette science du partage. Ils viennent d’une tradition où l’on répète pour être prêt à bouger, pas pour figer des routines. Les ponts, les appels, les arrêts net, les relances : tout peut se reconfigurer si la salle le demande. Pour un Lennon qui a souffert des concerts Beatles où le vacarme des cris interdisait toute finesse et tuait la dynamique, retrouver cette plasticité est un cadeau.
Yoko Ono, axe fixe d’un dispositif ouvert
Il faut ici rappeler un point de perspective : Yoko Ono demeure, dans ces aventures, la co-pilote artistique de Lennon. Le dispositif Plastic Ono n’efface pas sa place ; il la met en tension avec d’autres énergies. Au Lyceum, sa voix expérimentale fend le rideau soul et rock, y plante un aigu qui casse les hiérarchies. Cela polarise – c’est sa fonction – mais cela stimule Lennon, accélère le groupe et oblige l’orchestre à répondre autrement. Dans l’électrolyse du moment, le mélange Delaney & Bonnie + Plastic Ono n’est pas un compromis ; c’est une réaction où la différence fait circuler davantage.
Cette hybridation dit beaucoup du courage de Lennon : retrouver l’amour de la scène, oui, mais pas au prix d’un retour à une normalité qui le nie. La scène qu’il aime n’est pas une vitrine, c’est une arène d’essais où un cri avant-gardiste peut côtoyer un riff de Stax. Cet éclectisme fera parfois débat ; il alimente précisément le désir qu’il avait perdu.
Une autre façon d’être « commercial »
Le mot commercial a beaucoup servi, au tournant des années 1970, à classer le rock selon une échelle trop simple. Delaney & Bonnie, pourtant, démontrent l’inverse : on peut plaire très largement avec une matière musicale exigeante, du groove et des chœurs, sans plier la chanson aux recettes. Lennon, qui a toujours défendu l’idée qu’une chanson doit tenir à la guitare et à la voix, trouve chez eux la preuve par le plateau. Ce n’est pas l’orfèvrerie de studio qui magnétise le public, c’est la mise en jeu de corps, de gestes, de réponses immédiates.
À ce titre, la renaissance scénique qu’il éprouve en décembre 1969 n’est pas une parenthèse romantique ; c’est un rappel de méthode. Quand, plus tard, il refermera la porte de la scène pour privilégier la vie privée puis la création à New York, le souvenir de cette largeur orchestrale – cuivres, chœurs, guitare, orgue, rythmique – restera comme un modèle de ce que la scène peut offrir quand on la vit comme un jeu collectif.
Des retombées au long cours : de « Bangladesh » à l’Anthologie
Ce goût retrouvé pour les ensembles foisonnants rejaillit indirectement ailleurs. Quand George Harrison organise en 1971 le Concert for Bangladesh, l’architecture de plateau – maison de musiciens, circulations, solidarité – prolonge l’esprit Delaney & Bonnie ; on y sent la même générosité, le même sens de la famille musicale. Bien plus tard, lorsque les Beatles survivants s’attaqueront à l’anthologie et à l’exhumation de bandes anciennes, l’idée que la technologie peut servir un geste collectif et non le dénaturer doit beaucoup à ces expériences où l’orchestre l’emportait sur la démonstration individuelle.
Lennon n’aura pas, lui, le temps de reconstruire un groupe pérenne. Mais la trace demeure : il a redécouvert, grâce à Delaney & Bonnie, le pourquoi de la scène. Non pas pour « prouver » une virtuosité, mais pour transformer une salle en corps vibrant, et s’y fondre.
L’onde de Delaney & Bonnie dans la discographie de Lennon
On pourrait chercher, dans les disques de Lennon 1970–1971, un « son Delaney & Bonnie » au sens étroit : cuivres à tel endroit, chœurs à tel autre. Ce serait manquer la subtilité de l’influence. Ce que Lennon ramène du Lyceum, c’est surtout une certitude : les chansons respirent mieux quand les résistances tombent. Le dépouillement quasi ascétique de Plastic Ono Band en studio n’est pas l’envers du Lyceum ; c’en est l’équilibre. La scène offre l’exubérance collective, le studio réinstalle la ligne nue. Dans l’un et l’autre cas, l’important est le vrai : dire ce qu’il y a à dire, sans y coller de maquillage.
Cette dialectique – foule / intime – deviendra la signature de Lennon en solo. Il peut, certaines nuits, vouloir la grande machine qui emporte. Il peut, d’autres jours, chercher la vérité d’une voix nue, d’une guitare qui accroche. Delaney & Bonnie lui auront appris que ces deux régimes ne s’annulent pas : ils se nourrissent.
L’argument de la virtuosité retourné
Le débat est ancien : le rock aurait besoin de virtuoses pour être « sérieux ». Lennon inverse le postulat. Ce qui fait la force d’un groupe, c’est sa capacité à écouter et à répondre ; la virtuosité, si elle existe, est relationnelle. Au Lyceum, on entend cela : ce n’est pas le solo qui impressionne, c’est la mise en orbite d’un motif par dix-sept personnes et une salle. C’est la science d’éclairer un accord en le laissant durer juste ce qu’il faut. C’est la décision de ralentir l’attaque d’un refrain pour que le retour de la cymbale illumine le couplet suivant.
Ce sont des micro-choix que l’on ne voit pas à la partition mais qui changent tout. Et c’est précisément dans ce micro-territoire que Lennon, producteur d’instants, excelle. Delaney & Bonnie n’apportent pas « des plans » ; ils apportent un sens du moment. Lennon s’y reconnaît.
Un réalisme acoustique : le grain, pas la brillance
Une autre leçon du Lyceum tient à la matière sonore. Pas de recherche de clinquant ; de la chaleur. Des bois des guitares, des peaux de caisse claire qui claquent sans sécheresse, un orgue qui porte, des cuivres qui font respirer le spectre. Pour un Lennon lassé des hystéries qui brouillent tout, c’est un réconfort. La musique n’est pas un cri couvrant un autre cri ; c’est une ville où chacun sait où habiter. Ce réalisme acoustique lui restera, jusque dans ses disques plus policés de New York : même quand la production resserre, il cherchera ce grain.
C’est aussi pourquoi la rencontre avec Delaney & Bonnie n’a rien d’un caprice de fan : c’est un réalignement esthétique. Elle lui rappelle que la pop tient quand elle s’appuie sur des timbres terrestres, des souffles, des attaques réelles, une section rythmique qui pousse et relâche.
Un « love of performing » retrouvé, mais apprivoisé
Dire que Delaney & Bonnie sont « le » groupe qui a redonné à John Lennon l’amour de la scène, c’est poser une vérité simple : ils l’ont reconnecté à l’ivresse du live. Mais il faut aussitôt l’épaisseur : Lennon ne se transforme pas, pour autant, en routier de la tournée. Son tempérament, sa vie privée, son rapport à la célébrité le ramènent vite vers un rythme discontinu, ponctué d’apparitions. La leçon de décembre 1969 reste pourtant fondatrice : la scène peut être un plaisir, si l’on en recompose les conditions.
Ces conditions, Lennon les connaît désormais : un collectif généreux, une souplesse d’arrangements, un public invité à s’agripper à la rythmique, un rôle pour chacun et la place pour le risque. Il ne les retrouvera pas toujours. Mais il sait où elles existent, et comment les provoquer.
Le sillage chez Harrison : du slide à la fraternité
Revenons à George Harrison, car c’est aussi par lui que se comprend l’impact de Delaney & Bonnie. Sur scène, ce soir-là, et sur la route avec eux, Harrison apprend à laisser chanter sa guitare. En studio, quelques mois plus tard, cette voix slide deviendra un fil d’or dans All Things Must Pass, dont la luxuriance organique doit beaucoup à l’éthique de troupe expérimentée auprès des Bramlett. L’album sera un phénomène artistique et culturel, en même temps que la preuve que la famille musicale née de ces croisements pouvait porter des œuvres majeures.
Cette fraternité, Lennon l’a sentie au Lyceum : pas d’étiquette à coller, peu d’enjeux d’ego, une mission commune. C’est précisément ce qui lui manquait lorsque la marque « Beatles » avait fait basculer la scène dans la représentation plus que dans la joue.
Le « cinquième Beatle » qui change selon les nuits
La tentation de canoniser un « cinquième Beatle » a toujours existé. La soirée du Lyceum rappelle au contraire que la magie naît de la combinatoire : un soir, ce sont les cuivres qui creusent le sillon, un autre la batterie qui tient l’édifice, un autre l’orgue qui colle tout. Delaney & Bonnie incarnent cette plasticité. Dans leur sillage, Lennon comprend que l’important n’est pas de fixer une configuration, mais d’en susciter où la circulation est possible. C’est une leçon qu’il appliquera partout : du studio spartiate de 1970 aux grands ensembles qu’il croisera encore.
Ce que cette histoire dit de Lennon
Le récit pourrait se clore sur une image : Lennon, souriant, guitare en bandoulière, happé par un groove qui le dépasse, laissant vivre la musique. On y verrait une photographie juste. Mais l’essentiel est ailleurs : Delaney & Bonnie lui ont rappelé que son vrai talent, au-delà des mots et des mélodies, est d’allumer les autres. C’est un rôle plus rare qu’on ne croit dans le rock : faire de la place, accélérer au bon moment, donner un cadre où chacun s’agrandit.
À l’échelle de la légende, c’est peu de chose. À l’échelle d’un musicien qui sort d’un des mythes les plus lourds du XXe siècle, c’est énorme. Retrouver l’amour de la scène n’est plus, dès lors, une question de couverture de magazine ; c’est un souvenir de sueur, de sourires, de claps dans les mains et d’un public qui, l’espace d’un soir, devient la batterie.
Épilogue : le bon moteur au bon moment
La fin des sixties et le tout début des seventies sont pleins de trains qui partent : certains pour la virtuosité débridée, d’autres pour la pop orchestrée, d’autres encore pour le rock politique. Lennon montera et descendra de plusieurs d’entre eux, au gré de sa vie. Mais la locomotive qui, en décembre 1969, lui redonne l’envie de regarder la scène dans les yeux, s’appelle Delaney & Bonnie and Friends. Ce n’était pas le train le plus rapide, ni le plus bruyant ; c’était celui où l’on chante ensemble. Et pour Lennon, ces soirs-là, c’est tout ce qui compte.
