George Harrison s’est progressivement éloigné des standards du rock commercial des années 1980. Lassé par les codes sonores de l’époque, il a préféré la sincérité musicale au formatage, tout en continuant à créer des chansons fortes, à sa manière.
Dans l’imaginaire collectif, George Harrison reste le musicien contemplatif des Beatles, amoureux des guitares bien timbrées, des chansons ciselées et d’une spiritualité qui, très tôt, le détourne des projecteurs. Cette posture explique une bonne part de sa trajectoire après 1970 : contrairement à l’image d’Épinal du soliste parti conquérir le monde, Harrison n’a jamais rêvé d’endosser durablement le rôle du frontman triomphant. Il voulait jouer en groupe, dialoguer avec des pairs, porter des chansons qui vivent par elles-mêmes, sans tapage. Dès qu’on a voulu l’orienter vers quelque chose de plus « présentable » pour le marché, il s’est recrispé.
Ce refus viscéral du carcan commercial ne signifie pas que sa musique était hermétique. Au contraire : des titres comme “Blow Away” ou “Crackerbox Palace” démontrent qu’il savait écrire de la pop lumineuse. Mais chez Harrison, la mélodie n’était jamais un prétexte à courir après l’air du temps ; c’était une évidence intérieure. Lorsque l’industrie lui demandait d’« actualiser » son son, l’inspiration se tarissait. Deux albums au début des années 1980, “Somewhere in England” puis “Gone Troppo”, illustrent ce bras de fer souterrain entre sa curiosité d’artiste et les attentes d’un marché obsédé par la rotation radio.
Sommaire
- Les années 1970 : de la grandeur solitaire à l’artisanat serein
- 1980–1982 : la demande de « faire plus simple » et la panne d’envie
- Le retour du jeu : quand les Wilburys rallument la flamme
- La « légende commerciale » dont il s’est détourné : Prince, l’admiration froissée
- Machines et chansons : la vraie ligne de fracture
- Harrison « commercial » malgré lui : quand la simplicité devient force
- La lassitude face aux injonctions du métier
- Le miroir d’une époque : quand la pub dévore la pop
- Un classicisme exigeant, pas passéiste
- Ce que « tomber hors d’amour » veut dire pour Harrison
- La leçon sous-jacente : faire de la place à la chanson
- Un refus du prêt-à-porter sonore
Les années 1970 : de la grandeur solitaire à l’artisanat serein
Immédiatement après la séparation des Beatles, All Things Must Pass impose Harrison comme un auteur-compositeur majeur. L’opus déborde de chansons mûries à l’époque du groupe, portées par une ferveur mélodique et un sens de la couleur instrumentale qui s’éloignent des poses de vedette. La suite – “Living in the Material World”, “Thirty Three & 1/3”, “George Harrison” – installe un rythme plus apaisé : moins d’esbroufe, plus d’artisanat, des cordes et des guitares qui respirent, des textes où cohabitent l’humour discret et la quête personnelle.
Cette décennie ne colle pas forcément aux modes (punk, disco, new wave), et c’est très bien ainsi : Harrison avance à son tempo. Sa maison de disques Dark Horse l’occupe, ses projets de cinéma et d’édition l’éloignent par moments des studios, mais lorsqu’il s’entoure d’amis musiciens et qu’il joue pour le plaisir, la musique vibre. On l’entend sur “This Song”, clin d’œil aux procès pour plagiat, ou sur “Blow Away”, chanson d’une clarté presque désarmante. Dans ces parenthèses, Harrison est chez lui : pas de vitrine tapageuse, simplement le son d’un musicien qui sait où il va.
1980–1982 : la demande de « faire plus simple » et la panne d’envie
Le tournant des années 1980 arrive avec son cortège de standards radio, de synthétiseurs clinquants et de boîtes à rythmes omniprésentes. Beaucoup d’artistes adoptent ce vocabulaire. George Harrison, lui, s’en méfie. “Somewhere in England” subit les hésitations d’une maison de disques qui voudrait un disque « plus facile ». L’épisode fatigue Harrison, qui retouche, réordonne, fait des compromis sans jamais transformer son esthétique en catalogue d’astuces. L’album livre encore de belles chansons, mais on sent l’ombre des négociations.
Un an plus tard, “Gone Troppo” pousse la logique jusqu’au bout : c’est un disque délibérément discret, presque détaché, comme s’il s’était convaincu qu’il n’avait rien à prouver. Certains fans y voient de l’auto-sabotage, d’autres une pirouette : plutôt que de singer les recettes du moment, Harrison s’évade. Le contraste avec l’ère des chart-toppers est flagrant. On est loin des élans de 1970, et plus loin encore de l’algorithme radio des années 1980. Cet entre-deux, Harrison l’assume : il préfère un disque mineur mais sincère à une production au goût du jour qui ne lui ressemble pas.
Le retour du jeu : quand les Wilburys rallument la flamme
Le remède au découragement vient du collectif. Lorsqu’il croise la route de Tom Petty, Jeff Lynne, Roy Orbison et Bob Dylan, George Harrison retrouve l’air qu’il respire le mieux : la camaraderie, les idées qui volent bas et haut, le luxe de ne pas porter seul une affiche. Les Traveling Wilburys ne cherchent pas la respectabilité des charts ; ils cherchent le sourire qui naît d’une prise de voix bien envoyée, d’un riff qui claque, d’un chœur spontané. Harrison y réapprend à faire de la musique pour la joie de la faire. Cette liberté paradoxale – cinq légendes qui jouent sans pression – lui rend ce que la décennie lui avait pris : l’envie.
Dans ce contexte, on comprend mieux sa réaction face à ce que l’industrie appelle la commercialité. Harrison ne confond pas popularité et nivellement : les Beatles furent immenses sans renoncer à la surprise. Ce qu’il refuse dans les années 1980, ce n’est pas la modernité en soi, mais la modernité devenue procédé, réduite à des textures reproductibles. Lorsqu’il se sent sommé d’aligner ses chansons sur des codes sonores à la mode, l’inspiration se ferme.
La « légende commerciale » dont il s’est détourné : Prince, l’admiration froissée
Au cœur de ce débat, un nom cristallise la contradiction : Prince. Harrison admire l’inventivité du musicien de Minneapolis, sa liberté scénique, sa virtuosité instrumentale et sa créativité studio. Mais au milieu des années 1980, à force d’entendre partout des drum machines, des synthés et des textures copiées jusque dans la publicité, Harrison confie son épuisement. Il pointe le risque d’une pop réduite à des grooves impeccables, déliés de la chanson. Sa formule fera mouche : même des artistes qu’il aime, comme Prince, commencent à son oreille à « sonner comme des spots TV ».
Il faut lire cette saillie pour ce qu’elle est : un cri d’esthète, pas une condamnation d’un artiste en particulier. Prince reste, à ses yeux, un musicien hors norme. Ce qui l’agace, c’est l’effet de ruissellement : quand un son devient la matrice unique de tout ce qui passe en radio, l’oreille se fatigue et le jugement se durcit. Aux antipodes de l’anti-modernisme primaire, Harrison défend une idée simple : on peut aimer les nouvelles machines sans oublier la chanson. S’il « se détache » de Prince, c’est moins du créateur que de sa période la plus diffuse dans le paysage publicitaire et radiophonique, où l’industrie a multiplié les clones.
Machines et chansons : la vraie ligne de fracture
On a parfois voulu opposer George Harrison à l’électronique comme on oppose tradition et innovation. C’est lui faire un faux procès. L’homme qui s’est passionné pour les textures de studio au temps des Beatles n’a rien d’un réactionnaire. Ce qu’il défend, c’est la primauté de la chanson. Une boîte à rythmes, un synthétiseur, une guitare acajou : tout cela n’est que palette. Sans mélodie claire, sans structure qui emporte, la palette devient gadget. Ce point de vue, énoncé avec une franchise presque rustique, le place dans une lignée d’artisans pop pour qui la technologie doit servir l’idée, jamais la remplacer.
Paradoxalement, la décennie prouvera que l’électronique peut aussi sublimer la mémoire Beatles : la réunion Anthology utilisera des outils numériques pour réanimer des bandes anciennes et sceller un adieu collectif. Là encore, Harrison n’y voit aucune hérésie : lorsque la machine prolonge le geste musical, il applaudit. Ce qu’il refuse, c’est l’uniforme.
Harrison « commercial » malgré lui : quand la simplicité devient force
Il y a un autre malentendu : chez Harrison, le commercial n’est pas un gros mot, c’est un effet secondaire quand la justesse de la chanson rencontre l’humeur du temps. “My Sweet Lord” en est la preuve éclatante : un motif obsédant, une progression lumineuse, une ferveur qui parle à tous. Des années plus tard, “Got My Mind Set on You” propulse Cloud Nine en haut des charts sans renier le jeu ni la guitare. Cette réussite tardive, sous l’égide de Jeff Lynne, confirme le principe harrisonien : on n’a pas besoin d’user les codes du moment pour toucher large ; il suffit que la chanson tombe juste.
Ce paradoxe – refuser les recettes tout en signant des tubes – dit la vérité d’un musicien qui pensait la popularité comme un sous-produit, pas comme un objectif. Lorsqu’on lui disait d’« alléger », de « simplifier » pour passer en radio, il se fermait. Lorsqu’on le laissait jouer, entouré de pairs, le public revenait naturellement.
La lassitude face aux injonctions du métier
L’autre ressort de sa défiance, c’est le métier lui-même. Harrison n’a jamais véritablement aimé le « business ». Les réunions, les calendriers, les notes de direction artistique l’ennuient. Il a besoin d’air. Cette lassitude transparaît lorsqu’on lui demande de « sonner 1982 » ou de s’inspirer des formules en vogue. Il n’y voit pas une conversation artistique, mais un tableau Excel. Alors il ralentit, s’absorbe dans d’autres projets, se protége. Les disques qui en sortent peuvent sembler mineurs ; ils sont surtout indociles.
Le revers, c’est que certains auditeurs y ont lu de la désinvolture. “Gone Troppo”, surtout, a été perçu comme une plaisanterie. On peut, avec le recul, l’entendre comme un refus de céder à une décennie qui convertissait trop vite l’expérimentation en procédé. Là où d’autres s’extasiaient de pouvoir produire trois albums par an avec le même kit sonore, Harrison cherchait une fraîcheur qu’aucun préset ne pouvait lui donner.
Le miroir d’une époque : quand la pub dévore la pop
La vraie cible de ses piques est moins un artiste qu’un système. Au milieu des années 1980, les innovations électroniques se diffusent au point de devenir le fond d’écran de la culture. Les spots publicitaires, les génériques d’émissions, les singles en tête des classements partagent les mêmes rythmiques, les mêmes claviers, les mêmes effets. Harrison, oreille fine, entend cette convergence et s’en agace. Il ne nie pas l’intelligence de ceux qui en tirent des merveilles ; il déplore l’appauvrissement qui guette lorsque l’industrie transforme des trouvailles en normes.
Dans ce paysage, Prince tient un rôle ambigu : inventeur prolifique, il est aussi l’artiste le plus repris, le plus imit é. Aux oreilles de Harrison, l’omniprésence de cette esthétique finit par trahir l’original lui-même, absorbé dans le bruit de ses retombées. D’où la formule sur la musique qui « sonne comme la pub » : ce n’est pas un verdict contre un seul homme, c’est une mise en garde à l’adresse d’une époque.
Un classicisme exigeant, pas passéiste
Parler de classicisme chez Harrison n’a rien d’injurieux. Il ne s’agit pas de ressasser une époque bénie ; il s’agit de prolonger une idée exigeante de la chanson : un motif clair, une structure solide, des arrangements qui servent le propos. Il peut y avoir des synthés, des boîtes à rythmes, des trucs en studio ; il doit y avoir, au centre, une mélodie et un cœur. Cette exigence, il la partage avec des artisans de toutes les générations, y compris ceux qui programment des machines avec autant de tendresse qu’on accorde à une guitare.
Ce classicisme explique aussi pourquoi Harrison s’épanouit dans des formules de groupe : les Traveling Wilburys, mais aussi ses sessions avec des amis, où la chanson se fabrique à haute voix, avec le regard des autres. Ce qu’il fuit, c’est l’usine à singles, pas l’atelier.
Ce que « tomber hors d’amour » veut dire pour Harrison
Dire qu’il est « tombé hors d’amour » d’une légende commerciale comme Prince ne signifie pas une rupture définitive. Chez Harrison, la désaffection est souvent le nom d’une fatigue auditive : trop d’omniprésence, trop de répétition des mêmes signaux sonores dans l’espace public. Il peut admirer la signature d’un artiste et, simultanément, se lasser de l’esthétique dominante qui en découle. C’est le propre d’une oreille aiguisée : elle réclame de la surprise, du grain, de l’accident qui donne vie à la chanson.
En cela, Harrison demeure l’héritier d’une tradition britannique où l’esprit, la mélodie et l’élégance d’arrangement priment sur l’attirail. Qu’il écrive un couplet à la douceur sixties ou qu’il pousse la guitare dans un riff plus nerveux, il demande la même chose : que la chanson tienne debout sans ses habits.
La leçon sous-jacente : faire de la place à la chanson
Au bout du compte, l’histoire raconte moins une querelle qu’une boussole. George Harrison n’a pas cessé d’aimer les artistes audacieux ; il a cessé d’aimer ce que l’industrie faisait de leurs trouvailles lorsque la publicité, la radio et les majors en faisaient des procédures. Sa riposte fut simple : jouer avec ses amis, chercher le plaisir, laisser le marché venir après. Lorsqu’il a eu la liberté – chez les Wilburys, sur Cloud Nine, dans des sessions où l’urgence importait moins que la qualité du moment –, il a réussi.
Quant à Prince, la vérité est que son œuvre immense peut supporter l’ambivalence d’Harrison. On peut admirer l’inventeur, se lasser de son orchestration la plus imitée, puis revenir, des années après, aux chansons qui demeurent. C’est le jeu normal des grandes discographies.
Un refus du prêt-à-porter sonore
Ce qu’on appelle « tomber hors d’amour » d’une légende commerciale, chez George Harrison, tient en une phrase : il n’aimait pas le prêt-à-porter sonore. Il aimait les chansons qui respirent, les groupes qui se parlent, les prises qui vivent. Lorsqu’un style, même brillant à l’origine, devient la moquette musicale du monde, il prend ses distances. Non par posture, mais par hygiène d’écoute. Cela ne l’a pas empêché de retrouver, au bon moment, la voie des hits, ni d’applaudir lorsque la technologie servait une idée.
Harrison n’a pas tant rompu avec Prince qu’avec l’interchangeable. Et c’est peut-être la meilleure définition de son éthique : la popularité, oui ; la recette, non. Ce refus, loin de l’écarter de la pop, l’a ancré dans ce qui fait sa durée : des chansons qui tiennent, même lorsque les modes passent.
