Quatrième de couverture :
Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une sœur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L’ouverture par Tarek d’un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d’oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu’au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu’il va prendre sous son aile. Comment celui qui n’a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie. (…)
C’est à l’occasion d’une rencontre croisée entre Eric Chacour et Ramsès Kefi au Furet du Nord (tous deux Prix Première Plume du Furet en 2023 et en 2025) que j’ai sorti ce roman de ma PAL. Quelle belle rencontre et quelle belle lecture ! Je crains de ne pas très bien en parler, excusez-moi – et surtoit, c’est difficile d’en dire trop sans déflorer le charme du roman.
Ce livre, c’est celui de personnages dont on a décidé du destin à leur place, ce destin qui prend tellement d’importance dans la vie de Mémie, la mère de Tarek qui est devenu médecin pour suivre les traces de son père et qui aura toujours l’impression que la confiance que ses patients lui accordent lui est due grâce au nom de son père. Pour se démarquer, Tarek ouvre un dispensaire dans le Moqattam, le quartier des chiffonniers du Caire, où Ali fait un jour appel à lui pour soigner sa mère. Celle-ci ne se laisse pas toucher mais accueille Tarek avec une chaleur humaine rafraîchissante pour le jeune médecin et une confiance qui lui fait demander à Tarek de veiller sur son fils même quand elle ne sera plus là. Mais la relation qui se noue entre Tarek et Ali dérange rapidement les gens bien-pensants et vire au drame. Tarek quitte l’Egypte pour Montréal où il tente de reconstruire sa vie.
La « surprise » de ce roman, c’est qu’il est écrit à la deuxième personne. J’ai longtemps cru que c’était un choix du narrateur-auteur qui s’adresse à son personnage principal. Mais tout « tu » implique un « je » implicite, dont l’identité se dévoile progressivement et donne à ce récit toute sa complexité, toute sa richesse. L’intérêt est aussi dans le regard, le rôle que jouent les femmes dans la vie de Tarek : sa mère, sa soeur Nesrine (sans doute la seule vraiment libre dans le roman), sa femme Mira et la bonne, Fatheya. A travers chacune d’elles aussi, tellement intéressantes, l’auteur dévoile à petites touches des éléments de l’intrigue, dans une construction remarquable.
C’est un roman documenté, qui déroule en toile de fond l’histoire contemporaine de l’Egypte depuis les années 1960, avec ses événements marquants comme la Guerre des Six jours et la perception fine de ses classes sociales bien marquées, c’est aussi un roman bien construit, à la plume aussi délicate que son approche des personnages (aussi délicate que l’auteur Eric Chacour), un roman coup de coeur pour moi.
« Il ne me revient pas de raconter ce qui se passa cette nuit-là. Je ne me rangerai jamais aux côtés de ceux qui le jugeront mais ne cherche pas davantage à l’imaginer. Cela vous appartient, voilà tout. Je m’en tiens à deviner l’obsession qui fut la tienne dans les jours qui suivirent. » (p. 105)
« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. On peut en déduire qu’avant le commencement il n’y avait rien. Rien que Dieu. Presque rien, donc. Pour tromper son divin ennui, qui remontait à bien avant le commencement, Dieu créa l’homme à son image. L’idée luisant, semble-t-il, au terme de quelques jours de fulgurance créatrice. Démiurge partageur, il lui intima de contrôler poissons, oiseaux, bétail et à peu près tout le reste, ce qui ne laissait place à aucune inquiétude particulière dans la mesure où l’on pouvait s’attendre à ce que l’homme (à l’image de Dieu, donc) fût bon gestionnaire. Dieu venait de remplacer le rien qui l’entourait par quelque chose et n’avait pas mis une semaine à trouver le moyen d’en déléguer l’administration. Cédant à un bref accès d’autosatisfaction, Dieu conclut que cela était bon. De son côté, l’humain prenait un goût évident à ce mandat et, de crainte, peut-être, qu’on ne le remît en question, s’attacha à le rendre incontestable. C’est ainsi que l’homme, à son tour, créer à Dieu. A son image. » (p. 133)
« Ce que je sais de toi, je l’ai appris de Fatheya. Nous attendions que leurs activités respectives attirent les autres femmes de la famille hors des murs du domicile pour que je lui pose mes questions. Je m’attablais à la cuisine pendant qu’elle préparait le repas. Je descendais avec cartable et cahiers, prêt à brandir le prétexte de mes devoirs si l’on venait à nous surprendre. Mémie se montrait méfiante de me voir traîner avec la bonne ; je m’empressais de la rassurer, arguant qu’il valait mieux que quelqu’un se dévoue pour surveiller le dosage d’épices de Fatheya. Il était admis de tous qu’elle avait la main lourde sur les aromates, je tenais là une excuse recevable. Ce que je sais de toi sont l’ail et l’anis. » (p. 187)
« Écrire, c’est une belle saloperie. Ce n’est pas de moi : c’est Fatheya qui l’a dit. Au début, j’ai cru que je pourrais raconter ton histoire, choisir des mots, des beaux mots, des mots comme ceux des tragédies françaises exposées en bonne place dans la bibliothèque en chêne de Mémie. J’ai cru que ça suffirait. Dire ce que je savais de toi, inventer le reste, te trouver des excuses, te décrire à la mesure de celui que j’aurais voulu que tu sois ; j’ai cru que je pourrais rester extérieur à ce récit. C’était insensé. On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. A ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même. On ôte les mots d’apparat, on ne garde que ceux qui sonnent juste. S’ils ne sont pas plausibles, s’ils n’expliquent pas ce qui est ou ce qui aurait pu être, ils ne servent à rien. On déchire des pages entières d’artifices accommodants, de vraies esquives, de faux-fuyants, pour finalement s’apercevoir que l’on décrit autant sa propre haine que la lâcheté de l’autre. Et on en sort épuisé. » (p. 263)
Eric CHACOUR, Ce que je sais de toi, Editions Philippe Rey, 2023 (Editions Alto, 2023)
