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Si George Harrison m’était conté : un portrait au long cours, enfin à la hauteur

Publié le 24 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En cette fin d’année 2025, les amateurs des Beatles ont eu de quoi rester sur leur faim. La supposée grande « surprise » discographique a surtout accouché d’une réédition de l’Anthology au parfum de déjà-vu, d’une compilation Wings plus que dispensable, et de quelques rééditions solo, dont certaines signées Ringo Starr et George Harrison, qui peinent à justifier un nouvel investissement. L’actualité sonore, souvent promise comme un feu d’artifice, ressemble davantage à une mèche qui se consume. Et si la vraie nouveauté ne venait pas du bac des disquaires, mais de l’étagère des libraires ? Depuis un peu plus d’un mois, un ouvrage s’est imposé, sans tapage, par sa rigueur et sa portée : « George Harrison : l’âme tranquille des Beatles » de Dominique Grandfils. Un titre sobre, une promesse claire : raconter la trajectoire d’un musicien immense, souvent mécompris, et, ce faisant, offrir aux francophones un livre de référence à la fois accessible et profondément documenté.

Ce livre arrive comme une respiration. On y tourne les pages avec ce sentiment rare en matière de biographies rock : l’exactitude n’écrase jamais l’émotion, la chronologie n’annule pas la chair du récit, et la passion ne vient pas maquiller les zones d’ombre. À l’heure où l’on recycle à l’infini des anecdotes sur John et Paul, où l’on compile sans filtre des souvenirs de studio, l’idée de remettre George Harrison au centre de l’attention n’est pas qu’une justice tardive : c’est un rééquilibrage nécessaire pour quiconque s’intéresse à l’histoire du groupe le plus influent de la musique populaire.

Sommaire

  • Pourquoi ce livre compte pour les lecteurs francophones
  • Raconter George Harrison : un défi de pudeur
  • Des origines de Liverpool à la vigueur des débuts
  • Les chansons de George chez les Beatles : raréfaction et précision
  • La révolution intérieure : spiritualité, Inde et métamorphose
  • « All Things Must Pass » : le grand œuvre de la délivrance
  • Du Bangladesh à Dark Horse : quand l’engagement devient structure
  • Handmade Films : un producteur par nécessité et par goût
  • Cloud Nine, Jeff Lynne et la joie retrouvée
  • Friar Park : l’atelier, le refuge, le monde
  • Le dernier mouvement : Brainwashed et l’écho prolongé
  • Ce que fait précisément Dominique Grandfils dans « L’âme tranquille des Beatles »
  • Un livre pour écouter différemment
  • Le « Quiet One » face à la célébrité : un triangle vivant
  • La période post-Beatles, pierre de touche du récit
  • La place de George dans l’histoire des Beatles : réévaluer les équilibres
  • Écrire sans agiographie : un choix stylistique payant
  • Un compagnon pour votre discothèque
  • Harrison aujourd’hui : un héritage actif
  • Le verdict : oui, il faut l’acheter
  • Une « âme tranquille » qui réveille

Pourquoi ce livre compte pour les lecteurs francophones

Lorsqu’on explore les ouvrages en français sur les Beatles, la diversité est grande : traductions plus ou moins inspirées, essais, mémoires, livres-objets. Pourtant, dès que l’on se penche sur George Harrison, la bibliographie francophone se raréfie d’un coup. En près de vingt-cinq ans, un seul titre avait tenté de couvrir l’ensemble de la vie et de l’œuvre du Quiet One. C’est dire si l’attente était vive. Il fallait un auteur capable de conjuguer précision, clarté et sens musical. Avec Dominique Grandfils, fondateur de MaccaClub et plume aguerrie qui a déjà signé des travaux sérieux sur Paul McCartney, Ringo Starr, les Wings, Cat Stevens ou Billy Joel, on savait la méthode au rendez-vous : sources recoupées, chronologie rigoureuse, refus de l’hagiographie comme des effets romanesques.

Ce que l’on apprécie ici, c’est la tenue du récit. Grandfils n’écrit pas pour épater ; il reconstruit patiemment un parcours, replace les disques dans leur contexte, décrit les décisions plutôt que de juger les personnes, et laisse la musique et les faits parler. L’ambition de « l’âme tranquille » n’est pas de produire un énième livre « pour fans » où l’on coche les étapes obligées, mais d’accompagner, album par album, année après année, la mue d’un adolescent de Liverpool en artiste spirituel, cinéphile, jardinier compulsif, mécène à ses heures, et figure discrète au destin pourtant spectaculaire.

Raconter George Harrison : un défi de pudeur

Écrire sur George Harrison revient à écrire sur une discrétion érigée en manière d’être. À l’opposé des récits flamboyants, l’histoire de George oblige à écouter ce qui se joue en creux : les retraits, les doutes, l’ironie douce, la lassitude face au cirque médiatique, la volonté tenace de faire primer le travail intérieur sur l’apparat. Grandfils fait le choix de la chronologie : une frise claire, depuis le 25 février 1943 au 12 Arnold Grove à Liverpool jusqu’au 29 novembre 2001 à Los Angeles. Ce parti pris simple est redoutablement efficace : il permet de saisir l’enchaînement réel des événements, de mesurer les continuités qui relient les premiers accords grattés dans un bus scolaire aux ornements de All Things Must Pass, de comprendre comment un passionné d’électronique et de guitares devient un passeur entre l’Occident pop et les traditions de l’Inde.

La pudeur de George ne signifie pas l’absence de tourments. À mesure que l’on avance, une tension s’installe, bien rendue par l’auteur : celle d’un musicien surqualifié dans un groupe où deux songwriters géants imposent leur rythme, puis celle d’un soliste libéré qui découvre la contrepartie de l’indépendance : assumer seul la pression, l’intendance, l’alternance des succès immenses et des déserts créatifs. L’ouvrage démontre comment cette tension devient moteur, non pas pour fabriquer un mythe, mais pour produire une œuvre et un style de vie cohérents.

Des origines de Liverpool à la vigueur des débuts

L’enfance de George tient en quelques images simples : une maison modeste au 12 Arnold Grove, un déménagement vers Upton Green, une famille soudée, une mère attentive, un goût prononcé pour les mécaniques et les ondes. La musique arrive par contagion : l’oreille qui traîne, les disques qui circulent, l’excitation adolescente face au skiffle et au rock’n’roll importé d’Amérique. C’est à l’adolescence qu’il croise Paul McCartney, puis John Lennon, et qu’il se faufile par la fenêtre arrière du futur : les Quarrymen, les engagements, puis les tournées exténuantes. Il a la ténacité et la précision qu’on reconnaît aux guitaristes qui jouent plus pour la chanson que pour eux-mêmes.

Dans Hambourg, la sueur forge les réflexes, le son s’affirme, la main droite devient un métronome, la main gauche une découpe. La réputation grimpe, Brian Epstein peaufine l’allure, George Martin conçoit un cadre où la discipline et l’expérience des studios vont révéler le meilleur du groupe. Au milieu de cette ascension, George n’est pas une silhouette : son jeu de guitare dessine des lignes mélodiques d’une élégance rare, son sens du contrechant vocal et de la sobriété rythmique garantit la lisibilité des chansons. Il apprend auprès des deux « grands » et, en douceur, compose.

Les chansons de George chez les Beatles : raréfaction et précision

La discographie des Beatles documente la lente montée en puissance du troisième auteur-compositeur du groupe. D’abord, des contributions éparses, parfois sous-estimées, qui témoignent d’un apprentissage accéléré : « Don’t Bother Me », « I Need You », « You Like Me Too Much », « If I Needed Someone ». Peu à peu, l’horizon s’ouvre : George fait entrer d’autres couleurs dans l’orchestre. L’instrument-étendard, le sitar, devient symbole d’un décentrement radical pour une formation alors au sommet de la pop occidentale. Avec « Love You To » puis « Within You Without You », il ne signe pas qu’un effet d’exotisme : il enfonce une porte, relie des phrasés mélodiques indiens aux préoccupations harmoniques du rock, abaisse des frontières que d’autres franchiront plus tard.

Avec « Taxman », il pose une protestation sociale frontale et contemporaine, qui martèle une syncopation acérée ; avec « While My Guitar Gently Weeps », il impose une ballade dont la gravité découle d’une maîtrise de l’élan et de la retenue. Et puis, au tournant de la fin des sixties, deux évidences : « Here Comes the Sun », quintessence de l’optimisme lucide, et « Something », mélodie souveraine dont le classicisme sans âge désarme encore. Dans l’ombre longue de Lennon–McCartney, George apprend à tailler pour l’album, à accepter la rareté de ses créneaux, et à viser la perfection lorsque l’occasion se présente. Cette contrainte engendre chez lui un sens aigu de l’essentiel, une façon d’écrire au plus juste.

La révolution intérieure : spiritualité, Inde et métamorphose

Une des grandes forces du livre de Grandfils est de replacer la spiritualité de George dans sa temporalité : ni pose, ni soudaineté miraculeuse, mais un chemin. La rencontre avec Ravi Shankar devient un pacte : apprendre, écouter, respecter. Il ne s’agit pas d’importer des ornements sonores, mais d’adopter une discipline, une attention. La méditation et le séjour en Inde ne sont pas des parenthèses ; ce sont des outils pour fabriquer une vie vivable quand la célébrité hurle. George ne déserte pas la modernité ; il la reconfigure selon un autre axe, où les valeurs et les priorités se déplacent : la musique doit servir une quête, non l’inverse.

Ce déplacement innerve sa trajectoire au sein des Beatles et prépare sa mue solo. Alors que le groupe multiplie les innovations, la tension augmente : George déborde de chansons, mais l’écosystème créatif du groupe lui offre une fenêtre trop étroite. Cette contrainte ne s’évacue pas dans le ressentiment ; elle se transforme en réservoir. À la séparation du groupe, ce réservoir explose en un chef-d’œuvre.

« All Things Must Pass » : le grand œuvre de la délivrance

Lorsque All Things Must Pass paraît, l’onde de choc est double. Artistiquement, George prouve qu’il n’est pas le « troisième homme » mais un auteur majeur, capable de composer, d’arranger, de rassembler des musiciens et d’imaginer une esthétique où se mêlent hymnes, mystique laïque et guitares saturées d’air. Symboliquement, l’album décloisonne la hiérarchie des perceptions : le public comprend que les équilibres internes des Beatles avaient comprimé, par nécessité, une voix déjà accomplie. Le disque a les dimensions d’un monde : ampleur des chœurs, donner-recevoir des guitares, souffle des sections rythmiques, échos comme des chambres où résonnent des prières sans dogme. La réussite commerciale ne cache pas la quête personnelle ; au contraire, elle la rend audible.

L’ouvrage de Grandfils ne s’arrête pas au poncif de la « revanche ». Il montre comment All Things Must Pass inaugure une ligne de crête que George ne cessera de parcourir : produire des morceaux-phares tout en cherchant à réduire son exposition, approfondir des convictions tout en refusant d’imposer un credo. Il y a là une tension productive : celle d’un homme qui aime la musique, pas nécessairement la course qu’elle implique.

Du Bangladesh à Dark Horse : quand l’engagement devient structure

Au début des années 1970, George ne se contente pas de concerts triomphants et d’albums auréolés ; il invente un modèle. Le Concert for Bangladesh n’est pas seulement un événement caritatif pionnier ; c’est une proposition institutionnelle : l’idée que les réseaux et la notoriété d’un musicien peuvent orienter l’attention, concentrer des énergies, délivrer de l’aide, et surtout, créer un art responsable sans devenir propagande. Derrière la scène, George apprend la logistique, la négociation, le montage. De cette expérience, il tire la conviction qu’il doit maîtriser davantage ses outils.

C’est l’esprit dans lequel naît Dark Horse. Label d’abord, étendard ensuite, Dark Horse est une infrastructure : elle permet à George d’enregistrer, de soutenir des artistes, de mener des projets au long cours. L’époque est tourmentée : concerts, fatigue vocale, critiques parfois acerbes. La légende veut que l’on juge alors son chant à l’aune d’une tournée qui l’a meurtri ; c’est faire peu de cas de la qualité d’écriture qui traverse Thirty Three & 1/3 et George Harrison. Dans ces disques moins tonitruants, on entend la légèreté retrouvée, une joie du jeu, une forme de calme actif.

Handmade Films : un producteur par nécessité et par goût

L’un des chapitres les plus singuliers de la vie de George s’écrit hors du studio : il s’agit de cinéma. Ce qui commence presque comme une plaisanterie — sauver un projet des Monty Python en garantissant le financement — devient une société influente, Handmade Films. Là encore, George n’est pas attiré par la lumière des avant-premières ; il suit la fabrique d’un art qu’il aime, pour des raisons qui tiennent à la curiosité, à l’amitié, au goût. Ces années-là complètent le portrait : musicien majeur, jardinier passionné, lecteur attentif, il est aussi un passeur qui, quand il le peut, met son aura au service d’autres créateurs.

Cette digression cinématographique ne détourne pas George de la musique. Au contraire, elle aère sa pratique : elle lui offre une distance qui l’empêche de devenir un professionnel de soi-même. Le regard qu’il porte sur l’industrie, parfois caustique, souvent lassé, s’enrichit d’une conscience des compromis concrets nécessaires pour mener une œuvre au bout.

Cloud Nine, Jeff Lynne et la joie retrouvée

À la fin des années 1980, George livre Cloud Nine, album qui condense le meilleur de son art tardif. Le pari d’enregistrer avec Jeff Lynne réconcilie un classicisme mélodique lumineux et une production nette qui n’alourdit pas la grâce des chansons. « Got My Mind Set on You » remet George en haut des charts, mais la vérité de ce disque dépasse son tube : l’aisance du jeu, la clarté de la voix, la sensation que la fatigue s’est muée en sérénité qui danse. Dans l’histoire de sa discographie, Cloud Nine a la belle place des albums qui réconcilient un artiste avec son propre désir.

La suite est connue et pourtant toujours épatante : avec The Traveling Wilburys, George s’offre un club de camaraderie créative. Loin des ego écrasants, ce supergroupe fonctionne par plaisir, écriture rapide et échange d’idées. On y écoute une autre vérité de George : l’homme qui rit, qui jamme, qui partage, pour qui le groupe reste le meilleur moyen d’échapper à la solitude et d’éviter la mythologie trop lourde d’un nom propre.

Friar Park : l’atelier, le refuge, le monde

Difficile de saisir George Harrison sans parler de Friar Park, manoir et jardin-monde patiemment façonné. Ce lieu n’est pas une escapade de riche ; c’est la matrice d’un geste. À Friar Park, George travaille, contemple, bricole, se retire sans se dérober. Le jardinage, souvent présenté comme une lubie, relève chez lui d’une philosophie appliquée : ordre et imprévu, patience et suspense, cycles et impermanence. On y entend le même homme que dans ses chansons : celui qui sait qu’une mélodie pousse comme une plante, qu’il faut l’arrosage discret, les taille prudentes, la lumière juste.

C’est aussi à Friar Park que se joue une vie familiale : avec Olivia et Dhani, George trouve un rythme, une temporalité qui n’est plus dictée par les tournées ou les calendriers industriels. Les épreuves — l’agression au tournant du millénaire, la maladie — y sont affrontées loin de l’estrade, avec une dignité qui ne demande aucun commentaire. Cette pudeur est l’une des clés de son charisme paradoxal : plus il se tient à l’écart, plus ce qu’il fait rayonne.

Le dernier mouvement : Brainwashed et l’écho prolongé

Brainwashed, paru après sa disparition, n’est pas seulement un album posthume. C’est un document de travail transformé en œuvre par ceux qui l’aimaient et le comprenaient. On y entend l’économie de moyens, la nettété des idées, l’humour dont il n’a jamais manqué. Ce disque n’ajoute pas une couche de pathos au récit ; il achève une phrase musicale ouverte depuis les premiers temps. La cohérence d’ensemble, de All Things Must Pass à Brainwashed, fait de la carrière solo de George une des plus lisibles et des plus fidèles à une éthique.

Dans les années qui suivent, le legs s’enrichit : concerts hommage, rééditions soignées, documentaire admiratif sans être aveugle. George échappe à l’embaumement que subissent parfois les artistes disparus. Sa postérité ne s’adosse pas à un marketing tapageur ; elle tient à la qualité intrinsèque des chansons, à la parole mesurée, aux gestes posés. Il reste, pour ceux qui l’écoutent vraiment, un compagnon de route plus qu’un monument.

Ce que fait précisément Dominique Grandfils dans « L’âme tranquille des Beatles »

Revenons au livre. Sa structure est claire, presque musicale : un prologue sur la jeunesse et l’« avant-Beatles », un grand corps où l’ascension du groupe est replacée dans la réalité d’un travail collectif et d’un espace concurrentiel pour les chansons, puis un dernier mouvement ample consacré aux années post-Beatles. Cette dernière partie est la valeur ajoutée décisive : Grandfils y déroule non seulement la discographie de George, mais ses activités périphériqueslabel, cinéma, engagements caritatifs, vie domestique — et surtout, l’évolution de sa pensée et de sa pratique musicale. L’intérêt du livre n’est pas de réchauffer des anecdotes qu’on a déjà lues ; il est de hiérarchiser l’information, de la relier, de faire comprendre pourquoi telle décision a eu telle conséquence sur telle chanson, tel album, tel silence.

La méthode Grandfils se voit à chaque page : dates exactes, sources confrontées, refus de la légende réconfortante. Il pointe les contradictions sans les dramatiser, corrige quelques erreurs passées, et s’attache à préciser ce qui doit l’être. Le ton reste objectif, au plus près des faits ; on sent la passion, jamais l’idolâtrie. Cette exactitude convainc d’autant plus qu’elle n’est pas sèche : des portraits affleurent, des ambiances se dessinent, sans jamais céder à la grandiloquence.

Un livre pour écouter différemment

L’une des vertus majeures de « L’âme tranquille des Beatles » est de devenir un compagnon d’écoute. On ouvre un chapitre, on remet un album. On relit un passage, on réévalue une chanson longtemps négligée. Ce va-et-vient, l’auteur le favorise en situant les œuvres dans leur contexte de gestation : environnements techniques, état d’esprit, relations du moment, usages du studio, contraintes de calendrier. On comprend mieux pourquoi telle ballade a tel grain de voix, pourquoi tel motif de guitare revient comme un leitmotiv sur une période donnée, pourquoi tel texte se tend soudain vers l’intime.

En replaçant George Harrison au centre du paysage Beatles, Grandfils n’enlève rien aux mérites de Lennon et McCartney. Il fait ce que la critique aurait dû faire depuis longtemps : nommer l’apport spécifique de George, non comme un « troisième pôle » minoré, mais comme une ligne de force qui structure l’édifice. Sans lui, pas de cette élégance guitaristique qui évite au groupe la bavardise instrumentale, pas de ce fil mystique discret qui complexifie le propos, pas de cette patience qui a permis aux chansons d’atteindre leur juste maturité.

Le « Quiet One » face à la célébrité : un triangle vivant

Le livre prend soin de déplier un triangle qui obsède la trajectoire de George : célébrité, travail, vie intérieure. Chacun de ses grands choix — retrait médiatique, quête spirituelle, investissements artistiques hors musique, refus de certaines tournées, transformation de Friar Park — répond à ce triangle. Grandfils ne moralise pas ; il décrit comment George tente de garder vivant ce triangle sans laisser un côté dévorer l’autre. La célébrité n’est pas un mal absolu, mais une contrainte qui doit être contenue. Le travail n’est pas une obsession, mais une discipline joyeuse quand elle est choisie. La vie intérieure n’est pas un luxe, mais une nécessité pour vivre le reste.

C’est sans doute là que le livre touche au cœur du sujet : George Harrison n’a jamais voulu être une icône figée. Il a cherché une forme de vie qui lui ressemble, quitte à décevoir les attentes d’une industrie et d’un public prompt à réclamer ce qu’il aime déjà. Dans cet entêtement à rester authentique, on reconnaît l’artiste véritable.

La période post-Beatles, pierre de touche du récit

Le chapitre central du livre — celui qui détaille les décennies post-Beatles — est la pierre de touche du projet. On y croise des succès éclatants et des accalmies, des renaissances et des détours. La création du label Dark Horse s’y lit non comme une manœuvre d’ego, mais comme la recherche d’une infrastructure compatible avec un tempo personnel. La brièveté de certaines phases ne doit pas tromper : même dans les périodes dites de « traversée du désert », George compose, expérimente, apprend. La rencontre avec Jeff Lynne, la parenthèse idéale des Wilburys, le retour aux studios avec une envie simple de jouer : chaque étape est reliée à ce qui précède, démontre une continuité plutôt qu’une suite d’accidents.

En filigrane, la relation aux Beatles eux-mêmes évolue. Les réunions, les projets, les archives : George y prend part avec une mélancolie pragmatique, oscillant entre l’amour indéfectible pour ce qu’ils ont accompli et la fatigue des célébrations répétées. Cette ambivalence, Grandfils la respecte. Il n’en fait ni un procès, ni une pose ; il la montre pour ce qu’elle est : la réaction normale d’un musicien à qui l’on demande constamment de revivre ses vingt ans.

La place de George dans l’histoire des Beatles : réévaluer les équilibres

Le grand mérite de ce livre, au-delà de son intérêt propre pour les admirateurs de George Harrison, est d’inviter à réévaluer l’équilibre interne des Beatles. Dans trop de récits, l’histoire du groupe se résume à une lutte de géants — la dialectique Lennon/McCartney — à laquelle se grefferait un troisième homme tantôt docile, tantôt grognon. Or, si l’on observe les arrangements, les choix de guitare, les textures des albums, les harmonies vocales, on perçoit à quel point George en a été l’architecte discret. Sa façon d’orchestrer la guitare comme une voix — ni pure rythmique, ni soliste narcissique — a donné aux chansons leur contour. Son apport harmonique, souvent sous-estimé, a réglé l’équilibre des timbres.

Ce rééquilibrage n’enlève rien à la puissance créative du duo Lennon–McCartney ; il rend justice à la complexité d’un groupe où la qualité tenait à une écologie interne. Que cette écologie ait été fragile, presque impossible à maintenir plus de quelques années, fait partie de la légende. Mais c’est une légende qu’il faut déplier pour comprendre la singularité de chaque voix. Et la voix de George Harrison — timbre, regard, écriture — mérite cette écoute lente et attentive.

Écrire sans agiographie : un choix stylistique payant

On l’a dit, Dominique Grandfils écrit sobrement. Cette sobriété est un choix qui paye. Au lieu de gonfler les mythes, il les décompresse. Au lieu de distribuer les bons points, il situe. Le résultat est un volume qui se lit d’une traite, parce que sa clarté guide, et qu’à chaque page, on sent que l’auteur s’est donné la peine de vérifier. Le style n’a rien d’ascétique : quelques formules justes, des transitions nettes, et surtout, la musicalité d’un récit qui avance « au tempo ». Ici, la lumière est mise sur la musique, sur la fabrique des albums, sur la logique intime des choix, non sur le vacarme anecdotique des coulisses.

Ce refus de l’agiographie est vital pour George Harrison. Lui qui a passé tant d’années à contourner la mise en scène de soi, méritait un livre qui respecte sa pudeur sans la convertir en omerta. Grandfils réussit ce numéro d’équilibriste : il dit ce qu’il faut dire, ne romance pas l’indicible, et laisse aux chansons leur part d’énigme — cette part sans laquelle elles perdraient leur pouvoir.

Un compagnon pour votre discothèque

C’est sans doute la meilleure recommandation que l’on puisse faire : « George Harrison : l’âme tranquille des Beatles » sera le compagnon naturel de votre discothèque. Vous ressortirez All Things Must Pass, Living in the Material World, Thirty Three & 1/3, George Harrison, Cloud Nine, et vous les écouterez différemment. Vous redécouvrirez des titres que vous aviez relégués dans l’ombre des tubes ; vous entendrez l’humour qui court sous la gravité, la douceur qui soutient l’exigence. Il y a dans la musique de George Harrison une forme d’hospitalité : elle accueille le silence, elle ne s’impose pas, et pourtant elle reste, longtemps, comme une présence.

Le livre vous permettra aussi de recontextualiser les rééditions récentes, d’éviter les pièges du discours promotionnel et de replacer chaque remaster dans une histoire plus vaste. On ne lit pas ces pages pour y trouver une sentence définitive, mais pour affiner son oreille. C’est la marque des bons livres sur la musique : ils ne vous disent pas quoi penser, ils vous aident à mieux entendre.

Harrison aujourd’hui : un héritage actif

À quoi reconnaît-on qu’un musicien a laissé un héritage vivant ? À la capacité de ses chansons à nourrir des lectures nouvelles, à se prêter à d’autres voix sans se dissoudre, à résonner dans des styles où on ne les attend pas. George remplit ces critères avec une aisance tranquille. Les guitaristes y cherchent des lignes ; les auteurs, une économie de mots qui frappe juste ; les producteurs, une aération qui laisse respirer la mélodie. Le public, lui, y trouve un allié : une musique qui consolide sans étourdir, qui élève sans sermonner.

Dans ce contexte, offrir enfin au lectorat francophone un grand livre sur George Harrison n’est pas un luxe : c’est rendre service aux Beatles eux-mêmes, à leur postérité, aux générations qui découvrent leur œuvre sans avoir vécu l’époque. Il faut des ouvrages qui transmettent sans travestir, qui rendent la complexité lisible. C’est exactement ce que fait ce volume.

Le verdict : oui, il faut l’acheter

La question, posée sans détour, appelle une réponse nette : oui, il faut acheter « George Harrison : l’âme tranquille des Beatles ». D’abord parce qu’il remplace avantageusement ce que nous avions — trop peu — en langue française. Ensuite parce qu’il se lit facilement tout en étant sérieux : vous n’y trouverez ni poudre aux yeux, ni pédanterie. Enfin, parce qu’il deviendra à coup sûr un compagnon d’écoute, ce type d’ouvrage qu’on garde à portée de main, qu’on annote, qu’on re-ouvre au fil des écoutes, pour éclairer un pont, un riff, une tournure d’accord.

On pourrait dire, pour paraphraser une formule chère à George, que toutes choses passent, mais que certaines demeurent. Ce livre fait partie de ces choses qui demeurent : non parce qu’il impose une vérité, mais parce qu’il propose une méthode et une attention. Il nous rappelle qu’au cœur de la musique de George Harrison, il y a un silence qui vaut de l’or : celui qui précède la note, celui qui la soutient, celui qui l’accompagne après qu’elle a cessé. Lire ce livre, c’est apprendre à entendre ce silence-là.

Une « âme tranquille » qui réveille

Il y a une ironie heureuse à ce qu’un livre consacré à « l’âme tranquille » nous réveille ainsi. Non pas qu’il nous crie dessus, mais parce qu’il clarifie, ordonne, illumine. Dans un paysage éditorial où l’on répète souvent les mêmes histoires, où l’on s’extasie devant les mêmes archives, où l’on repackage sans fin, ce volume a l’air de ne rien faire d’extraordinaire : il raconte bien. Or, c’est précisément l’extraordinaire : raconter réellement, sans enjoliver, sans rabaisser, sans simplifier. C’est cette exigence tranquille qui fait la force du livre, et qui le rend nécessaire.

Dans les mois à venir, il y aura d’autres rééditions, d’autres annonces, d’autres promesses. Certaines vaudront la peine, d’autres non. Mais, désormais, nous disposons d’un repère solide pour juger tout cela : un récit précis, une cartographie fidèle, une voix qui sait se mettre en retrait pour mieux nous laisser écouter. En refermant « George Harrison : l’âme tranquille des Beatles », on ne se dit pas « j’ai tout appris ». On se dit « je vais réécouter ». Et c’est la meilleure victoire qu’un livre sur la musique puisse remporter.

Si l’on devait résumer l’apport de Dominique Grandfils en une phrase, on dirait qu’il redonne à George Harrison la place qui lui revient, sans bruit et sans procès. Il le fait avec une probité rare, une connaissance patiemment assemblée, et une écriture qui ne trahit ni le sujet ni le lecteur. À l’heure des bilans de fin d’année, ce livre est la bonne nouvelle venue des libraires. On s’y plonge, on y retourne, et, surtout, on écoute autrement. Les fans de longue date y trouveront la matière qui leur manquait ; les curieux, une porte d’entrée sans intimidation. Dans les deux cas, George Harrison y gagne ce qu’il a toujours cherché : un espace où la musique peut respirer.

Oui, il faut l’acheter. Et mieux encore : il faut le lire en écoutant. Les chansons vous diront le reste.

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