Magazine Culture

Pourquoi John Lennon préférait « Across the Universe » à « Let It Be »

Publié le 26 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

John Lennon considérait « Across the Universe » comme la meilleure chanson de l’album Let It Be. Composée en 1968, elle incarne une poésie suspendue, loin de la ferveur de « Let It Be ». Entre spiritualité, flottement mélodique et tension intérieure, elle traduit l’état d’âme de Lennon à la fin des sixties. Une œuvre hypnotique aux multiples versions, à la fois intime et cosmique.


Dans la mythologie des Beatles, « Let It Be » est souvent perçu comme le chant du cygne, une ballade consolatrice tombée au cœur d’un hiver 1969‑1970 grippé par les tensions internes, les incertitudes d’Apple, et les divergences de méthode qui opposent Paul McCartney, John Lennon, George Harrison et Ringo Starr. De l’extérieur, tout semblait clair : la chanson-titre — portée par un piano lumineux et une ferveur quasi hymnique — offrait une sortie apaisée à une aventure révolutionnaire. Mais John Lennon, principal architecte de la modernité abrasive du groupe, n’y voyait pas l’essentiel. Son avis surprend encore : pour lui, la pièce maîtresse de l’album n’était pas la chanson de Paul, mais « Across the Universe » — sa propre composition, enregistrée initialement en 1968, puis retravaillée pour paraître, sous une forme différente, sur « Let It Be » en mai 1970.

À propos de « Let It Be », Lennon se montrait d’une franchise désarmante. Il voyait dans la ballade de McCartney une œuvre qui aurait pu, selon lui, exister hors du cadre Beatles. L’angle n’est pas une simple pique : il dit la fracture esthétique qui, à l’hiver du groupe, séparait la consolation lyrique de Paul du goût de John pour l’énigme poétique et l’expérimentation. C’est précisément cette seconde voie qu’illustre « Across the Universe » — un texte aux images en expansion, une mélodie en apesanteur, un mantra qui ne cherche pas à résoudre mais à emmener ailleurs.

Sommaire

  • Le contexte : du projet « Get Back » à la publication de « Let It Be »
  • Genèse d’« Across the Universe » : insomnie, images et mantra
  • De 1968 à 1970 : les métamorphoses d’un enregistrement
  • Pourquoi Lennon préférait « Across the Universe »
  • « Let It Be » vu par Lennon : une ballade à part
  • Ateliers de studio : du souffle acoustique au voile orchestral
  • Un texte‑constellation : qu’exprime « Across the Universe » ?
  • L’ombre portée de « Get Back » : satire, réalité et légendes
  • La place d’« Across the Universe » dans l’architecture de « Let It Be »
  • Comparaison avec la chanson‑titre : consolation versus apesanteur
  • Postérité : de la charité au cosmos
  • Une histoire de versions : pourquoi la multiplicité compte
  • Lennon critique de Lennon : exigence et lucidité
  • Ce que « Across the Universe » dit des Beatles en 1970
  • Épilogue : une préférence qui nous oblige à réécouter
  • Chronologie détaillée : de la nuit d’écriture à la version Spector
  • Structure musicale : pourquoi l’apesanteur tient
  • « Let It Be » : genèse, sens et malentendus
  • Glyn Johns, Spector et la « mise en scène » de la fin
  • « Get Back », Enoch Powell et la satire évanouie
  • La voix de Lennon : une interprétation en filigrane
  • Réceptions critiques : d’hier à aujourd’hui
  • Héritages et relectures : de Bowie à l’espace
  • Ce que révèle la préférence de Lennon sur le « couple » qu’il formait avec McCartney
  • Coda : pourquoi « Across the Universe » reste une boussole
  • Sans citer, entendre : anatomie d’un texte qui respire
  • Caméras et bande son : ce que montrent « Let It Be » et « Get Back »
  • Un mot sur la technique : vitesses, tonalités, timbres
  • « Apple scruffs » et hasard heureux : Lizzie et Gayleen
  • Comparaisons utiles : ce que la chanson voisine avec sur « Let It Be »
  • Résonances culturelles : de la charité à la cosmologie pop
  • Lennon en 1968‑1970 : état des lieux
  • Une écoute guidée pour 2025 : comment (re)parcourir « Let It Be »
  • Dernier regard : ce que nous dit ce désaccord amical

Le contexte : du projet « Get Back » à la publication de « Let It Be »

Pour comprendre la préférence de Lennon, il faut replanter le décor. À l’automne 1968, le groupe sort de l’odyssée du « White Album » avec, en contrepoint, la fatigue d’avoir composé, enregistré et monté des dizaines de titres dans un climat parfois électrique. Début 1969, McCartney imagine une remise à plat : revenir à l’essence du rock’n’roll, jouer en direct, filmer l’effort, présenter des chansons sans artifices. Le projet, baptisé « Get Back », devient vite un chantier aux objectifs mouvants : répétitions filmées, hésitations scéniques, et enfin un sommet de cinéma pur — le concert sur le toit d’Apple, le 30 janvier 1969.

De ces semaines sortira, presque un an plus tard, un album qu’on n’appellera « Let It Be » qu’au moment où Phil Spector, appelé en renfort au printemps 1970, en refonde la dramaturgie sonore. Entre‑temps, « Abbey Road » aura paru, en septembre 1969, offrant l’illusion d’une réconciliation définitive. L’ordre des parutions brouille les perceptions : « Let It Be » devient post‑scriptum d’une histoire déjà achevée, alors même que nombre de ses prises datent d’avant « Abbey Road ». Dans ce labyrinthe temporel, « Across the Universe » tient un rôle particulier : c’est un enregistrement de 1968 importé dans le récit de 1969‑1970, et retouché pour s’intégrer au dernier chapitre.

Genèse d’« Across the Universe » : insomnie, images et mantra

John Lennon compose « Across the Universe » au début de 1968, dans une de ces nuits où l’esprit refuse de se taire. Le texte naît d’un flux de pensées qu’il préfère suivre plutôt que dompter. Pas de récit linéaire ; plutôt une succession d’images liquides, de sensations et d’abstractions qui s’entrelacent comme les filaments d’un rêve éveillé. Au cœur de la pièce, un mantra sans traduction littérale — « Jai guru deva om » — signale la porosité du moment aux influences méditatives qui accompagnent alors la vie du groupe. Lennon ne propose pas une leçon de spiritualité ; il capture une qualité d’attention : observer les pensées, les laisser passer, accepter la part d’indicible.

La première session d’enregistrement a lieu en février 1968, à EMI Studios. Soucieux d’une couleur aérienne, le groupe expérimente guitares acoustiques, svaramandal (harpe indienne), chœurs, percussions légères. Dans une décision aussi spontanée qu’emblématique de l’époque, deux jeunes fans de passage, Lizzie Bravo et Gayleen Pease, sont conviées à poser des harmonies aiguës sur le refrain. La version ainsi façonnée n’est pas publiée immédiatement : pressenti un temps pour un EP avorté, le morceau trouve sa première vie en décembre 1969 sur la compilation caritative « No One’s Gonna Change Our World » au bénéfice du World Wildlife Fund — une édition légèrement accélérée et ornée d’effets sonores d’oiseaux, dans l’esprit du disque.

De 1968 à 1970 : les métamorphoses d’un enregistrement

Lorsque Phil Spector se saisit, au printemps 1970, des bandes en vue de finaliser « Let It Be », « Across the Universe » change de peau. Le producteur opte pour un ralentissement qui abaisse la tonalité d’un demi‑ton et accentue l’impression de flottement. Les chœurs originaux des Beatles et les voix des deux jeunes fans disparaissent de la version album, remplacés par une traîne orchestrale et un chœur mixé dans le halo. La mise en scène sonore, plus ample, inscrit la chanson dans la dramaturgie que Spector imagine pour tout l’album : intimité sur les titres dépouillés, ampleur quasi cinématographique sur les ballades et les pièces contemplatives.

Cette pluralité de versions fait partie du mythe du titre. Elle irrigue le débat esthétique sur l’héritage de « Let It Be » : fallait‑il, pour clore l’histoire, revenir au brut des répétitions filmées, ou donner à ces chansons une forme plus policée ? Des décennies plus tard, « Let It Be… Naked » proposera un remontage dé‑spectorialisé, restituant pour « Across the Universe » une texture plus proche du squelette de 1968. Mais, au cœur de 1970, la version Spector est celle que Lennon choisit de laisser porter : c’est d’elle qu’il parle quand il désigne « Across the Universe » comme la pièce qui, à ses yeux, surclasse le reste du disque.

Pourquoi Lennon préférait « Across the Universe »

On peut lire ce choix de plusieurs façons. Il y a d’abord la fierté d’auteur : Lennon jugeait le texte d’« Across the Universe » comme l’un des plus aboutis de sa plume, une suite d’images qui gardent leur pouvoir même si on les soustrait à la mélodie. Ces mots, pensait‑il, tiennent « sans musique ». Ils relèvent de cette poésie cryptée dont il a souvent revendiqué la liberté, loin de la narration sentimentale directe qui caractérise une partie de l’écriture de McCartney.

Ensuite, la forme musicale épouse l’intention : la ligne vocale se déploie sans chercher la résolution convenue ; la cadence se suspend, comme si la chanson refusait de conclure pour préserver l’élan. L’harmonie est simple, mais traversée d’accents modaux et d’un bourdon qui laissent l’oreille dans un état de veille flottante. Ce refus de l’évidence séduit Lennon, qui y voit une vérité plus conforme à son état intérieur de 1968‑1969 qu’un hymne de consolation. Face au désir de Paul d’offrir un refuge (« Let It Be »), John préfère la fenêtre ouverte (« Across the Universe »).

Enfin, il y a le moment. À l’heure où les Beatles enregistrent ce qui deviendra « Let It Be », le groupe traverse un champ de mines : désaccords de méthode, tensions juridiques naissantes, divergence de tempos créatifs. « Across the Universe » joue, dans ce paysage, le rôle d’un contre‑champ calme, presque stoïque : non pas l’acceptation béate du monde, mais une mise à distance poétique, un consentement à la complexité des choses qui n’exclut ni le doute ni l’élan.

« Let It Be » vu par Lennon : une ballade à part

Quand Lennon dit de « Let It Be » qu’elle pourrait exister hors du nom Beatles, il faut l’entendre moins comme une dévalorisation que comme un jugement stylistique. La chanson est McCartneyenne par excellence : un piano qui cherche la ligne la plus claire, une structure couplets‑refrain au service d’un message simple, une métaphore au centre — « Mother Mary » — qui, loin d’être un emprunt religieux, renvoie à la mère de Paul, Mary, venue lui apparaître en rêve et l’inviter à laisser faire les choses. Lennon ne s’y reconnaissait pas ; il reconnaissait en revanche la puissance de Paul à fédérer autour d’une mélodie que l’on peut chanter en chœur. Cette différence de langage est l’un des axes de force des Beatles : l’album « Let It Be » tient précisément parce qu’il juxtaposait ces pôles.

La réception publique donnera plutôt raison à McCartney sur le moment : la chanson‑titre et « The Long and Winding Road » seront les phares commerciaux de l’album, tandis que « Across the Universe » séduira d’abord la critique et les auditeurs sensibles à la poésie de Lennon. Mais du point de vue historique, l’existence de ces deux pôles explique la durabilité de la dernière période du groupe : elle marie la consolation et l’intranquillité.

Ateliers de studio : du souffle acoustique au voile orchestral

La matière sonore d’« Across the Universe » évolue elle aussi à l’image des trajectoires du groupe. La prise de 1968 est un petit théâtre de détails : guitare acoustique en arpèges, svaramandal qui saupoudre l’air, maracas et tom feutré qui posent une pulsation quasi végétale, harmonies hautes confiées à deux voix féminines spontanées. La lumière vient du grave tenu et du frémissement des cordes pincées ; la voix de Lennon, nouée au centre, passe devant sans écraser.

La version 1970 ajoute une nappe orchestrale large et un chœur plus lointain, atténue, par le ralentissement et le changement de hauteur, la nervosité de l’original, et installe la chanson dans un paysage cinématographique. Loin d’un « mur du son » aveuglant, c’est un rideau qui prolonge la résonance. À l’oreille, la continuité demeure : le cœur de la chanson — sa ligne vocale en apesanteur — reste intact. Le cadre, lui, change.

Cette plasticité explique que chaque auditeur ait « sa » version canonique. Certains aiment la clarté et le grain de 1968 ; d’autres préfèrent le halo de 1970. Lennon, lui, s’attache d’abord au texte et à l’idée : c’est « la langue » de la chanson, plus que son vêtement, qui lui fait dire qu’« Across the Universe » surpasse le reste.

Un texte‑constellation : qu’exprime « Across the Universe » ?

Le sens d’« Across the Universe » échappe à la paraphrase. L’imagerie déborde les cadres usuels : la pensée comme matière fluide, l’infini comme lieu intime, les mots comme éléments d’un cosmos intérieur. L’absence de conclusion harmonique renforce la sensation d’être en chemin. Le mantra sert d’axe silencieux : non pas slogans, mais syllabes qui ralentissent l’esprit et l’installent dans une autre vitesse.

Le point clef, pour Lennon, tient à la capacité du texte à vivre sans la musique. Il y voit une de ces rares fois où ses mots tiennent debout comme un poème, sans appui mélodique. C’est un critère qu’il pose parfois pour distinguer ses chansons fétiches : les meilleures doivent résister à l’arrachement, continuer d’exister quand on en a retiré la mélodie. En cela, « Across the Universe » lui apparaît comme un sommet de son écriture au sein des Beatles.

L’ombre portée de « Get Back » : satire, réalité et légendes

L’article qu’inspire la préférence de Lennon oppose volontiers le quiétisme d’« Across the Universe » à l’énergie de « Get Back » — l’un acceptant le monde, l’autre se cabrant pour le changer. La réalité est plus subtile. Aux reprises de janvier 1969, le morceau que McCartney met au point s’ouvre un temps à une satire d’actualité : au fil de couplets improvisés, on entend surgir des références aux migrants et au climat haineux suscité par le discours d’Enoch Powell. C’est un masque ironique, non une profession de foi xénophobe, et la version définitive relègue ces traits improvisés.

Ce détour rappelle la porosité des chansons des Beatles au moment où elles naissent : elles se frottent au réel, elles tâtonnent, elles testent des postures, puis se resserrent sur une forme qui tient. Face à ce jeu mouvant, « Across the Universe » se tient à l’écart. Sa temporalité interne est autre : c’est une méditation condensée, un objet dont le sens se déploie moins à travers l’actualité que le regard porté sur elle. C’est aussi pour cela qu’elle a gardé un rayonnement intact, au‑delà des relectures historiques.

La place d’« Across the Universe » dans l’architecture de « Let It Be »

Sur la face de l’album, « Across the Universe » établit un couloir qui relie les pièces intimistes aux impulsions live issues du toit. En l’écoutant, on passe d’un temps interne à un temps scénique sans heurts. Cette circulation doit beaucoup à un acteur que l’histoire a fini par remettre au premier plan : Billy Preston. Sa présence sur plusieurs titres, son Hammond souriant, son énergie de musicien‑pont, réoxygènent le groupe. Par contraste, le calme d’« Across the Universe » vient rappeler que la grandeur des Beatles tenait autant à leur lisibilité collective qu’à la singularité de leurs voix.

Dans le film originel « Let It Be », puis, des décennies plus tard, dans la vision étendue de « The Beatles: Get Back », la chanson apparaît comme un îlot : un moment où la caméra saisit moins un groupe en train de fabriquer qu’un auteur en train de laisser venir. Qu’on adhère ou non au voile déployé par Spector, le montage final du disque en respecte l’esprit : la chanson n’explique rien ; elle ouvre.

Comparaison avec la chanson‑titre : consolation versus apesanteur

Mettre « Let It Be » et « Across the Universe » face à face permet de mesurer l’écart qui fascinait Lennon. La première construit sa force sur la clarté de son message : l’acceptation comme sagesse, l’idée que l’on peut déposer les armes intérieures. Elle offre une prise immédiate — couplets au piano, progression harmonique limpide, épaulée par un solo de guitare qui s’inscrit dans les codes du gospel pop. La seconde refuse la prise : son pas est lévitant, sa logique métaphorique glisse, son refrain est un miroir plutôt qu’un point d’appui. L’une propose une réponse, l’autre accueille la question.

Il n’y a pas à hiérarchiser : ces deux pôles font l’équilibre du disque. Si l’on suit Lennon, on dira qu’« Across the Universe » incarne mieux ce que fut pour lui la fin des sixties : l’appétit de langage et d’espace, la tentation de se déprendre du sens pour toucher une autre vérité. Si l’on suit McCartney, on dira que « Let It Be » incarne la maturité émotionnelle du groupe : une parole simple, offerte à tous, pour traverser la tempête.

Postérité : de la charité au cosmos

La trajectoire d’« Across the Universe » ne s’arrête pas à 1970. La première édition sur la compilation caritative « No One’s Gonna Change Our World » la rattache à un geste altruiste, en accord avec l’époque. Des années plus tard, au début de 2008, la chanson sera même envoyée dans l’espace par NASA, sous forme de message radio dirigé vers l’étoile Polaris. L’anecdote est plus qu’un sourire symbolique : elle consacre l’imaginaire d’une pièce qui, dès son titre, pensait le langage comme un flux traversant les distances.

Parallèlement, le titre inspire innombrables relectures et interprétations. David Bowie la reprend au milieu des années 1970, avec la complicité de Lennon. Des musiciens de pop et de folk y trouvent un terrain d’appropriation discret où raconter, chacun à leur façon, le mystère du lâcher‑prise. L’univers de la chanson pop compte peu d’exemples où des mots si peu narratifs réussissent à « faire chanson » à ce point ; c’est l’un des secrets de sa longévité.

Une histoire de versions : pourquoi la multiplicité compte

Si « Across the Universe » reste l’une des compositions les plus analysées de Lennon, c’est aussi parce que sa multiplicité discographique offre un laboratoire à ciel ouvert. La version 1969 du disque caritatif, accélérée et fardée d’oiseaux, révèle l’appétit de collage sonore de l’époque et l’…

La version 1970 de « Let It Be », ralentie et orchestrée, raconte le regard de Spector sur les bandes : installer l’émotion dans un champ plus large, lisser certaines aspérités, magnifier les silences. Enfin, les exhumations et remontages postérieurs, jusqu’à « Naked », incarnent le désir d’une partie des auditeurs et des Beatles eux‑mêmes de reprendre la main sur la mise en scène des chansons. Cette coexistence n’est pas un problème ; c’est une richesse. Elle autorise chacun à choisir son cadre sans jamais perdre la chose — la phrase de Lennon qui demeure.

Lennon critique de Lennon : exigence et lucidité

Ce qu’on appelle la sévérité de Lennon à l’égard de « Let It Be » ne doit pas faire oublier sa sévérité envers lui‑même. Il juge « Across the Universe » avec la même lucidité : il sait l’avoir tenu, mais il sait aussi ce qui, dans l’interprétation, l’enregistrement, la mise en onde, l’a parfois frustré. Les témoignages abondent sur sa manière d’hésiter entre plusieurs températures de voix, de souhaiter capter un timbre plus intimiste, de regretter que les contraintes de la programmation du groupe n’aient pas permis d’y revenir autant qu’il l’aurait voulu. L’attachement n’empêche pas le regard critique ; c’est même ce qui donne à son jugement une portée durable.

Ce que « Across the Universe » dit des Beatles en 1970

Au‑delà du goût personnel de Lennon, la chanson cristallise un paradoxe : un groupe célèbre pour sa capacité à faire bouger le monde livre, au moment de se quitter, une pièce qui accepte le monde tel qu’il est. C’est moins un renoncement qu’un déplacement : la transformation n’est plus attendue du geste extérieur mais du regard intérieur. Dans un album où la guitare de George n’a jamais paru plus mûre, où la batterie de Ringo tient la ligne avec une science consumée de la retenue, où Paul enchaîne des sommets de chanter-vrai, « Across the Universe » rappelle que l’audace n’est pas toujours dans l’attaque : elle est parfois dans le silence.

Pour un auditeur de 2025, éclairé par la restauration du film « Let It Be » et l’ample fresque de « Get Back », la préférence de Lennon apparaît moins comme un verdict que comme une boussole. En désignant « Across the Universe », il montre du doigt ce que l’aventure Beatles a toujours su garder : une capacité à laisser venir l’inouï, à croire que la chanson peut être un état autant qu’un objet.

Épilogue : une préférence qui nous oblige à réécouter

Dire qu’« Across the Universe » est la meilleure chanson de « Let It Be » selon John Lennon n’enterre aucune autre piste. Cela invite à réécouter l’album en guettant l’équilibre entre l’appel de la terre et le désir du ciel, entre le piano responsable de Paul et la pensée dérivante de John, entre les cordes qui consolent et les mots qui libèrent.

On peut préférer l’évidence solaire de « Let It Be », la morsure rythmique de « Get Back », la tendresse de « Two of Us » ou la gravité majestueuse de « The Long and Winding Road » — autant de visages d’un groupe qui, au moment de se taire, trouvait encore des voix multiples pour se dire. Mais s’il faut, un instant, se glisser dans l’oreille de Lennon, « Across the Universe » garde l’avantage : elle ne rassure pas, elle ouvre. C’est peut‑être ce que l’on demande, au bout du compte, à une grande chanson des Beatles.

Chronologie détaillée : de la nuit d’écriture à la version Spector

La légende retient un déclencheur nocturne au tout début de 1968. Lennon, incapable de dormir, se met à noter des fragments d’images et de pensées. Le lendemain, l’ossature mélodique est là, avec une prosodie qui laisse respirer les mots. Les 4 et 8 février 1968, aux EMI Studios, les Beatles enregistrent la chanson avec George Martin à la barre. Le matériau est sobre : guitare acoustique, piano parcimonieux, svaramandal qui tisse un halo, maracas et tom.

La petite histoire veut que, ce 4 février, la recherche d’un timbre choral aigu conduise à une décision atypique : Mal Evans va chercher deux fans patientant devant le studio, Lizzie Bravo et Gayleen Pease. Les voix des deux adolescentes se fondent au refrain et à la coda. Lennon, cependant, n’est pas totalement satisfait : il trouve la prise délicate, mais incomplète. Le groupe part pour l’Inde ; le single du moment sera « Lady Madonna » et non « Across the Universe ».

En janvier 1969, une version mono est préparée pour un EP envisagé autour de « Yellow Submarine », projet qui ne verra pas le jour. L’automne suivant, la chanson trouve un premier refuge sur la compilation « No One’s Gonna Change Our World » parue le 12 décembre 1969, au profit du World Wildlife Fund. Pour s’accorder à l’esprit du disque, on ajoute des oiseaux au début et à la fin ; on accélère légèrement la bande, ce qui rehausse la tonalité et resserre le tempo.

Au mois de mars‑avril 1970, Phil Spector reprend les bandes en vue de finaliser l’album « Let It Be ». Il opère plusieurs choix : ralentir la chanson, ce qui la fait descendre d’un demi‑ton et accentue son élasticité ; ôter les chœurs originaux (y compris les voix des deux fans) ; ajouter un tissu orchestral et un chœur mixé en profondeur. Le morceau prend alors la forme planante et cinématographique que l’on connaît sur l’album, publié le 8 mai 1970 au Royaume‑Uni.

Structure musicale : pourquoi l’apesanteur tient

Si « Across the Universe » paraît flotter, ce n’est pas un hasard. La mélodie emprunte des montées qui, au lieu de se résoudre sur la tonique, s’installent sur une note d’appel ; l’oreille « attend » la rentrée qui ne vient pas. Ce suspens crée une sensation d’ouverture permanente. En harmonie, on observe des oscillations entre tonalité et mode, avec l’apport discret d’un bourdon venu des instruments indiens, qui stabilise la sensation de plan. La rime interne du texte, les allitérations — dont Lennon raffole — produisent, elles, une musique propre qui justifie son idée qu’ici, les mots « tiennent » même sans mélodie.

L’ajout orchestral de Spector ne contredit pas cette architecture ; il la magnifie par réverbération. Les cordes n’imposent pas de cadences nouvelles ; elles prolongent les sustains, épaississent l’air entre les phrases. Le chœur renforce la dimension méditative en répondant à la voix principale comme un écho lointain.

« Let It Be » : genèse, sens et malentendus

À l’autre pôle du disque, « Let It Be » naît d’un rêve de Paul McCartney en 1968 : sa mère, Mary, disparue quand il avait quatorze ans, lui apparaît et formule une injonction douce de laisser être les choses. Dans le contexte de l’époque — épuisement du « White Album », désaccords de direction artistique —, l’image fait sens. McCartney écrira une ballade au piano, à la voix ample, au message immédiatement compréhensible. Rien d’ecclésiastique au départ ; les échos bibliques n’empêcheront pas Paul de rappeler, au fil des ans, l’origine personnelle de l’inspiration.

Que Lennon considère que la chanson « n’a rien à voir » avec les Beatles renvoie à son souci d’aligner l’esthétique du groupe sur des explorations plus avant. Ce n’est pas un procès : il admet la force populaire de « Let It Be », mais s’y sent étranger. Par contraste, sa préférence pour « Across the Universe » s’éclaire : il y trouve un miroir plus fidèle de sa propre poétique à la fin des sixties.

Glyn Johns, Spector et la « mise en scène » de la fin

Entre le chantier « Get Back » et l’album « Let It Be », une figure technique compte : Glyn Johns. L’ingénieur‑réalisateur élabore, à la demande du groupe, plusieurs assemblages « naturels » qui cherchent à restituer l’esprit live des séances. Ses propositions — sobres, peu retouchées — n’obtiennent pas l’aval définitif. Appelé ensuite, Phil Spector construit un récit différent : il équilibre les pièces live (dont plusieurs prises du toit) avec des tableaux sonores plus soignés.

Cette bascules a longtemps polarisé la critique : les puristes défendent la vérité brute des bandes de Johns ; d’autres louent l’oreille dramatique de Spector qui, en un temps contraint, livre un album cohérent et un mix qui installe chaque chanson à sa place. Pour « Across the Universe », la bascule est nette : de la délicatesse quasi demo de 1968 à la lévitation orchestrée de 1970, on voit à l’œuvre deux sens de la mise.

« Get Back », Enoch Powell et la satire évanouie

Lors des répétitions filmées de janvier 1969, « Get Back » circule à l’état mobile. Dans certaines passes, McCartney — secondé par Lennon — insère des couplets satiriques sur les débats xénophobes de l’époque et le climat tendu créé par les prises de position d’Enoch Powell. Ces inserts n’aboutissent pas dans la version publiée. Ils sont un instantané de la méthode Beatles : improviser autour de la forme, capter des réflexes d’actualité, puis resserrer.

L’opposition parfois dressée entre un « Across the Universe » soi‑disant résigné et un « Get Back » combatif gagne à être nuancée. Les deux titres naissent d’un moment où le groupe cherche sa respiration. Le premier ralentit l’esprit pour lui donner de l’ampleur ; le second redonne au groupe sa pulsion. Aucun ne dit « la vérité » de la fin ; ils se répondent et se complètent.

La voix de Lennon : une interprétation en filigrane

Au‑delà du texte, beaucoup de l’émotion d’« Across the Universe » tient au grain de la voix de Lennon. À la différence des envolées d’« A Day in the Life » ou de « Strawberry Fields Forever », il choisit ici la retenue : timbre voilé, attaques minces, consonnes adoucies qui laissent les voyelles porter la lumière. Le doublement de la voix dans certaines prises est à peine perceptible ; il sert à arrondir les angles. Cette intimité contredit l’idée d’une chanson « planante » par simple effet ; elle la ramène au souffle.

À l’inverse, « Let It Be » appelle chez McCartney une projection assumée. La voix prend une dimension quasi gospel, soutenue, dans certaines mixes, par un solo de guitare plus ou moins ardent selon que l’on écoute la version du single ou celle de l’album. La comparaison illustre ce que Lennon entendait par « langues différentes ». Elle explique aussi pourquoi, au sein d’un même album, on puisse trouver deux sommet si éloignés l’un de l’autre, et les déclarer incomparables.

Réceptions critiques : d’hier à aujourd’hui

À sa sortie, « Let It Be » traîne la rumeur d’un adieu brouillé. Une partie de la presse voit dans la patte de Spector une trahison de l’intention « back to basics ». D’autres, au contraire, y lisent la volonté d’offrir au public un disque digne du nom Beatles. Dans ce paysage contrasté, « Across the Universe » obtient un consensus discret : on reconnaît à la chanson sa grâce et son pouvoir hypnotique.

Les décennies suivantes consolident ce statut. L’édition « Naked » de 2003 redonne de la lisibilité à la version dépouillée ; la circulation des bandes et des anthologies permet de comparer sans passion les états successifs du titre. Les critiques y voient un document précieux sur la manière dont une chanson peut supporter plusieurs écologies sonores sans perdre son noyau.

Héritages et relectures : de Bowie à l’espace

La vie ultérieure du morceau est riche. David Bowie en propose une relecture sur « Young Americans » (1975), avec la participation de John Lennon — bel emboîtement des trajectoires. D’innombrables artistes, de la folk à la pop orchestrale, s’y frottent, souvent en retenant la lenteur et la respiration comme principes. L’événement le plus spectaculaire, quoique symbolique, survient en 2008 : la NASA décide de transmettre « Across the Universe » en direction de Polaris. La nouvelle fait le tour du monde ; elle a la valeur d’une métaphore accomplie — la musique comme signal adressé à l’inconnu.

Ce que révèle la préférence de Lennon sur le « couple » qu’il formait avec McCartney

Rien ne se comprend mieux, à travers cette histoire, que le complément entre Lennon et McCartney. L’un, quand il croit tenir une image dont le sens demeure ouvert, cherche la forme qui la laisse respirer ; l’autre, quand il entend un motif qui peut aider le monde à tenir, l’éclaire d’une mélodie qui devienne partagée. Les Beatles n’ont jamais choisi entre ces deux chemins ; ils ont, au contraire, accepté la friction — d’où naissent, encore en 1969‑1970, des œuvres qui durent.

La déclaration de Lennon en faveur d’« Across the Universe » n’annule pas « Let It Be » ; elle l’éclaire par contraste. Elle rappelle que les Beatles ont été grands parce qu’ils ont su cultiver des différences irréductibles au sein d’une unité fragile. Au moment de se séparer, ils laissent un album où cohabitent une prière laïque et une méditation cosmique. On comprend que chaque auditeur, selon les heures de sa vie, penche vers l’une ou vers l’autre.

Coda : pourquoi « Across the Universe » reste une boussole

Plus de un demi‑siècle après, « Across the Universe » continue de guider les écoutes. Dans ses versions multiples, elle enseigne qu’une chanson peut être un lieu autant qu’une forme : on y revient pour vérifier où l’on en est de sa propre attention au monde. En choisissant ce titre comme le sommet de « Let It Be », John Lennon nous donne un indice sur ce qu’il cherchait : un langage qui n’enferme pas, un chant qui ouvre, une poésie qui tient.

Une fois cette boussole en main, on réécoute tout l’album autrement. « Let It Be » offre le baume et l’ancrage ; « Across the Universe » donne la ligne d’horizon. Entre les deux, il n’y a pas de contradiction : il y a la preuve que les Beatles, jusqu’au bout, ont su tenir ensemble l’ici et l’ailleurs.

Sans citer, entendre : anatomie d’un texte qui respire

La tentation est grande, face à « Across the Universe », de citer. L’exercice serait pourtant trompeur : sorti de leur lien, les vers perdent une part de leur pouvoir. Mieux vaut décrire. Le texte procède par métaphores de la pensée qui se déverse, d’images qui glissent et s’échappent. Il y a, dans la syntaxe, des enchaînements qui privilégient l’assonance à la logique, des accumulations qui imitent un esprit qui observe sans interrompre. Le mantra central, placé comme un pilier, ne « signifie » pas ; il organise. C’est un tempo intérieur, une pédale qui permet aux images de tourner sans vertige.

Cette écriture, que d’aucuns qualifieront de mystique, est surtout un art du regard. Lennon n’impose pas une lecture ; il propose un dispositif : ralentir, élargir, laisser un espace à ce qui se présente. On comprend qu’il y soit attaché : il y reconnaît un outil pour traverser un moment biographique tendu, sans l’édulcorer, sans l’exhiber.

Caméras et bande son : ce que montrent « Let It Be » et « Get Back »

Le film de Michael Lindsay‑Hogg a longtemps servi de prisme à la réception de « Let It Be » : succession de scènes parfois tendues, dernier acte d’une histoire en train de se défaire. La restauration et la mise à disposition récentes du film, en parallèle avec la fresque « The Beatles: Get Back » réalisée par Peter Jackson, ont nuancé cette perception. On y voit mieux la joie qui subsiste, les rires, les trouvailles partagées, la tenue professionnelle qui permet encore de terminer un album.

Dans ce nouveau lumière, « Across the Universe » apparaît comme un temps de contemplation au milieu du faire. La caméra saisit moins un arrangement qu’un état. Les spectateurs d’aujourd’hui comprennent mieux comment cette respiration cohabite avec l’urgence des préparatifs du toit et la nécessité, pour le groupe, de se produire une dernière fois, fût‑ce au‑dessus de leurs propres bureaux.

Un mot sur la technique : vitesses, tonalités, timbres

La variation de vitesse entre les versions n’est pas un simple effet ; elle est le cœur de la perception. La version caritative de 1969, accélérée, hausse la hauteur (le morceau « monte » d’un cran) et allège la sensation de temps. La version Spector de 1970, ralentie, abaisse la tonalité et étire le grain de la voix. Dans les deux cas, la tessiture de Lennon reste confortable ; ce sont la texture et la couleur qui changent.

Les choix d’arrangement accompagnent ces modulations : svaramandal et percussions discrètes renforcent l’impression de bourdon ; la prise de 1970 décante les hauteurs au profit d’une réverbération contrôlée. On entend ici la main de George Martin sur l’original et l’oreille de Spector sur le mixage final — deux façons d’accompagner sans alourdir.

« Apple scruffs » et hasard heureux : Lizzie et Gayleen

La participation de Lizzie Bravo et Gayleen Pease appartient à une mythologie bien réelle de la fin des sixties : celle des Apple scruffs, ces fans fidèles qui tenaient la porte de Savile Row comme on tient un retable laïque. Les deux adolescentes, invitées à franchir la frontière du studio, apportent une couleur qui a valeur de document : celle d’un groupe qui, en pleine tourmente, n’a pas oublié la porosité qui avait fait sa légende.

Même si leur timbre n’apparaît pas sur la version album de 1970, leur empreinte reste audible sur l’édition caritative et dans plusieurs anthologies. C’est une trace de l’instant où la musique populaire se rappelle qu’elle est un art de passage.

Comparaisons utiles : ce que la chanson voisine avec sur « Let It Be »

Autour d’« Across the Universe » gravitent des titres qui en révèlent le relief. « Two of Us », duo tendre de Paul et John, met au premier plan une camaraderie à la fois réelle et mise en scène. « I Me Mine » de George Harrison déplie un propos plus aigre‑doux sur l’égotisme, tandis que « The Long and Winding Road » pousse la solennité à son terme, au risque — aux oreilles de McCartney — d’une pompe attachée au traitement orchestral. En face, « Dig a Pony » de Lennon se joue de la construction même du sens : mots‑fouets, collage syntaxique, plaisir du son.

Dans cette constellation, « Across the Universe » prend place non comme une exception, mais comme un pôle. Elle représente la piste où Lennon laisse la langue prendre la tête des opérations ; ailleurs, il joue avec l’assemblage, l’ironie, la guitare. L’album gagne à ce pluralisme ; c’est lui qui rend la notion même de « meilleure chanson » à la fois tentante et absurde.

Résonances culturelles : de la charité à la cosmologie pop

Le passage par la compilation « No One’s Gonna Change Our World » ajoute une couche d’histoire. Le titre de l’album, tiré d’un vers d’« Across the Universe », résonne comme un mot d’ordre pour un temps où la pop assume, sans paradoxes, sa dimension civique. Le geste caritatif inscrit la chanson dans un imaginaire où la douceur peut être un acte.

Quarante ans plus tard, l’envoi symbolique de la chanson vers Polaris par NASA parachève le mythe : la musique comme message adressé au lointain. On peut sourire de l’effet ; on peut aussi l’entendre comme une intuition fidèle au texte : accepter que les mots nous dépassent, les laisser voyager.

Lennon en 1968‑1970 : état des lieux

Inscrire « Across the Universe » dans la biographie de Lennon à la charnière 1968‑1970 éclaire sa préférence. Il sort d’une période de métamorphose : remise en question personnelle, expérimentation artistique, fusion avec Yoko Ono. Sa relation à la langue change ; son rapport au public aussi. Dans ce contexte, la chanson apparaît comme une balise : elle maintient le lien avec la poésie intérieure alors que le monde extérieur, les affaires, les contrats, tout pousse au commentaire.

Quand il dit que les mots d’« Across the Universe » se tiennent sans musique, il affirme aussi un programme pour la suite : son art cherchera des formes où la parole est moins médiée par la mélodie, plus directement adressée. On entend là, en germe, le Lennon des entretiens coup‑de‑poing et des chansons à la langue nue.

Une écoute guidée pour 2025 : comment (re)parcourir « Let It Be »

Pour un auditeur d’aujourd’hui, riche de rééditions, de mix alternatifs et d’images restaurées, il est possible de s’offrir une écoute chronologique. Commencer par la version 1969 d’« Across the Universe » éclaire les intentions premières : légèreté accrue, timbres féminins, oiseaux comme clin d’œil d’époque. Enchaîner avec la version 1970 donne la mesure de ce que Spector veut raconter : un adieu plus ample, une respiration qui embrasse la salle entière. Enfin, revenir à des états dépouillés recontextualise le cœur : une voix, une mélodie, des mots qui tiennent.

C’est dans ce va‑et‑vient que l’on comprend le choix de Lennon. Non parce qu’il faudrait préférer une chanson à une autre, mais parce que son oreille cherchait, à cet instant de sa vie, une expérience : celle de sentir la pensée glisser « à travers l’univers » sans qu’on la contraigne.

Dernier regard : ce que nous dit ce désaccord amical

Le désaccord de Lennon sur la chanson‑titre de « Let It Be » ne contredit pas l’histoire du groupe ; il la résume. Les Beatles sont une conversation permanente entre plusieurs idées de la chanson. L’hymne de Paul et la méditation de John en sont deux expressions extrêmes. Aucune ne perd en présence de l’autre ; chacune gagne à être entendue dans le rayon de l’autre.

On sort de cette réécoute avec une certitude : si l’on accepte de se défaire de l’idée d’un dernier mot « parfait », on découvre un album de passages, de fenêtres, de gestes — un disque où le groupe, même au bord de sa propre disparition, trouve encore le moyen de tenir ensemble l’intime et l’illimité. Et, au centre de cette constellation, « Across the Universe » demeure cette petite étoile fixe que Lennon, sans hésiter, désignait du doigt.


Retour à La Une de Logo Paperblog