George Harrison confia avoir été « mal à l’aise » en travaillant avec Paul McCartney, non par hostilité personnelle, mais face à une dynamique de groupe déséquilibrée. La période post-Epstein accentue le contraste entre la méthode rigoureuse de Paul et la quête d’espace de George, qui aspire à une musique plus libre et collaborative. Ce malaise créatif, bien réel, accouchera pourtant de chefs-d’œuvre intemporels.
Dans l’imaginaire collectif, The Beatles demeurent une fraternité inséparable. La réalité de l’atelier, elle, fut plus complexe. À mesure que le groupe mûrit, deux forces antagonistes se font face : l’énergie directrice de Paul McCartney, qui aime cadrer, relancer, organiser, et la quête d’autonomie de George Harrison, compositeur de plus en plus sûr de sa plume mais encore relégué dans l’ombre du tandem Lennon–McCartney. De cette tension naît une partie de la grandeur du groupe ; de cette même tension naissent aussi des blessures. Quand Harrison dira plus tard avoir été « mal à l’aise » en studio avec McCartney, il ne vise pas une personne à abattre : il cerne un système — une hiérarchie, des habitudes, des réflexes — qui le coince.
Sommaire
- Après Brian Epstein, la vacance du pouvoir… comblée par Paul
- 1967-1968 : l’Inde, la spiritualité, et le retour à un ring londonien
- Twickenham et le projet Let It Be : quand la caméra capte le malaise
- L’interlude Dylan/Big Pink : la preuve par l’exemple
- Le « petit frère » qui a grandi : question de statut et de crédit
- La courte démission de janvier 1969 : quand George claque la porte
- Méthode McCartney vs sensibilité Harrison : un choc d’ateliers
- **« Vicious » ? La violence qui ne laisse pas de bleus
- Le paradoxe Abbey Road : réconciliation sonore, fracture silencieuse
- La goutte d’eau philosophique : spiritualité et pragmatisme ne riment pas toujours
- Les chansons que les Beatles n’ont pas prises… et que le monde a adoptées
- Billy Preston, l’homme-pont
- Glyn Johns et Phil Spector : deux façons d’emballer la même blessure
- Le « couple » George & Paul : ce qu’ils se donnaient, ce qu’ils se refusaient
- Get Back revu au XXIe siècle : nuance, chaleur… et nœuds persistants
- Après la rupture : brouilles, rapprochements, puis l’essentiel
- Pourquoi George se disait « mal à l’aise » : un diagnostic, pas un verdict
- Les conséquences artistiques : quand l’inconfort crée de la grandeur
- Ce que l’affaire dit des groupes qui durent
- La mémoire des témoins : Pattie Boyd, Glyn Johns… et la rumeur
- Le prisme de la presse et des fans : romance ou lucidité
- Héritage : ce que George et Paul nous apprennent encore
- Un inconfort créateur, une affection qui reste
Après Brian Epstein, la vacance du pouvoir… comblée par Paul
La mort de Brian Epstein en août 1967 ne fut pas qu’un deuil ; ce fut un séisme organisationnel. En l’absence du manager qui savait dire non, fixer des calendriers et arbitrer les ego, Paul McCartney prend naturellement la main : il propose, pousse, tient la barre. Pour George Harrison, qui sort du triomphe de « Revolver » avec trois compositions majeures et qui s’apprête à élargir son horizon musical et spirituel, la période qui s’ouvre ressemble à une marche arrière. Sur « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band », il ne place qu’une seule chanson, « Within You Without You », chef-d’œuvre singulier mais isolé dans un album piloté par la vision de Paul. L’écart entre son appétit créatif et l’espace réellement disponible se creuse.
1967-1968 : l’Inde, la spiritualité, et le retour à un ring londonien
Le séjour en Inde et l’étude de la musique et de la philosophie indiennes radicalisent chez Harrison une exigence d’authenticité. Il aspire à des sessions respirantes, moins corsetées, où l’on écoute avant de corriger. De retour à Londres, il retrouve un studio où Paul McCartney s’assure que chaque arrangement avance, que chaque partie tient son rôle, quitte à diriger le jeu des autres. Ce décalage de méthode et de sensibilité s’entend déjà durant l’album blanc (« The Beatles », 1968) et éclate à Twickenham au début de 1969.
Twickenham et le projet Let It Be : quand la caméra capte le malaise
Le dispositif de « Let It Be » — grande salle froide, caméras allumées, injonction à « revenir à l’essentiel » — n’avantage personne, mais Harrison le vit comme une double peine. D’un côté, l’exigence de Paul, qui s’exprime en direct et sur bande ; de l’autre, la visibilité permanente d’un processus en souffrance. Les échanges demeurés célèbres — lorsque George, à bout, lâche qu’il « jouera ce qu’on veut qu’il joue » ou « qu’il ne jouera pas du tout » — ne décrivent pas un enfant vexé : ils montrent un auteur qui n’a plus prise sur la forme de ses propres chansons, et qui se sent moralisé sur celles des autres.
L’ingénieur Glyn Johns parlera d’une ambiance « très inconfortable ». La méthode McCartney, hyper-présente, rassure la production mais étouffe parfois l’initiative de George. Pattie Boyd, témoin de l’époque, décrira un mari miné par des disputes qui semblaient sans fin, une tristesse d’autant plus vive qu’il s’était ouvert à une vie intérieure qui cherchait la paix.
L’interlude Dylan/Big Pink : la preuve par l’exemple
À la même période, Harrison passe du temps auprès de Bob Dylan et des musiciens qui deviendront The Band. Il y goûte une économie de moyens, une collégialité simple, une façon de laisser les chansons respirer. Cette expérience n’a rien d’anecdotique : elle donne à George un modèle très concret de ce qu’il voudrait retrouver chez les Beatles. De retour à Londres, face à l’agenda et aux rydims serrés de Paul, le contraste s’avère cruel. Son mal-à-l’aise n’est pas seulement une réaction à une personnalité ; c’est l’expression d’une vision musicale qui cherche sa place.
Le « petit frère » qui a grandi : question de statut et de crédit
Depuis 1962, la marque Lennon–McCartney trône au fronton. Harrison, plus jeune, a longtemps accepté le rôle d’« étudiant appliqué » qui place une ou deux chansons par album. Or, en 1968-1969, il arrive avec un stock impressionnant : « All Things Must Pass », « Isn’t It a Pity », « Something », « Here Comes the Sun ». Certaines sont écartées, d’autres négociées ou reformatées. Quand « Something » et « Here Comes the Sun » seront finalement retenues pour « Abbey Road », elles prouveront que Harrison n’est plus un compositeur secondaire : il est au niveau — parfois au-dessus — du tandem. Ce décalage entre le statut hérité et la valeur réelle alimente la frustration.
La courte démission de janvier 1969 : quand George claque la porte
Le 10 janvier 1969, George Harrison quitte les répétitions. Le geste n’est pas un coup de théâtre calculé ; c’est un signal. Il reviendra quelques jours plus tard, mais pose des conditions : quitter Twickenham au profit d’un espace plus accueillant, travailler à Apple, inviter un musicien extérieur pour fluidifier les échanges, et ralentir la pression exercée par Paul. L’arrivée de Billy Preston au clavier, dès lors, change tout : elle détend les egos, rétablit une écoute élémentaire et, par ricochet, rééquilibre les rapports. Si Harrison a mis ces exigences sur la table, c’est qu’il a diagnostiqué la panne : ce n’est pas la musique qui manque, ce sont les bonnes conditions pour la pratiquer.
Méthode McCartney vs sensibilité Harrison : un choc d’ateliers
Il est tentant d’opposer un Paul McCartney tyrannique à un George Harrison martyrisé. La vérité est plus fine. Paul, livré à lui-même après Epstein, sauve le groupe d’un immobilisme possible en tirant la production, en planifiant, en dirigeant. Mais sa manière de faire — exigeante, directive, parfois impérieuse — heurte une sensibilité comme celle de George, qui a besoin d’espace, de temps, de confiance.
Harrison ne réclame pas un laissez-faire naïf ; il réclame une place. Quand Paul réécrit une ligne de basse ou corrige une mesure, il croit servir la chanson ; George entend parfois qu’on lui retire sa voix. C’est l’écart entre deux grammaires de studio : l’une architecturale, l’autre organique.
**« Vicious » ? La violence qui ne laisse pas de bleus
Pattie Boyd a parlé de musiciens parfois « vicious » entre eux. Le mot surprend, tant on associe les Beatles à l’humour et au flegme. Cette viciosité ne dit pas des coups, elle dit des piques, des soupirs, des regards, des micro-humiliations. En studio, une prise peut valoir jugement ; une remarque peut miner une journée. Pour Harrison, plongé dans une démarche spirituelle qui valorise la non-violence et l’humour comme réponses, ce climat est toxique. Il rentre chez lui épuisé, en colère, conscient d’avoir raison pour certaines chansons mais désarmé face au processus.
Le paradoxe Abbey Road : réconciliation sonore, fracture silencieuse
Ironie de l’histoire : après la tempête de Let It Be, l’album « Abbey Road » (1969) offre une musique plus apaisée, une production soyeuse, des voix qui se marient à nouveau. « Something » et « Here Comes the Sun » y trônent comme des sommets. Et pourtant, le contrat moral est déjà rompu. La maîtrise de Paul, celle de John, la posture nouvelle de chacun dans un monde où Apple chancelle, où Allen Klein et les Eastman se disputent l’horizon, pèsent plus lourd que l’enthousiasme retrouvé en façade.
La goutte d’eau philosophique : spiritualité et pragmatisme ne riment pas toujours
Là où Paul McCartney se vit d’abord comme un artisan de la chanson — mélodie, basse, arrangement, efficacité —, George Harrison cherche à aligner forme et fond. Sa spiritualité n’est pas un décor ; elle dicte des rythmes, des choix, une qualité d’attention. Quand la vitesse impose des compromis, il souffre davantage que les autres. Il n’est pas « contre » la rigueur ; il est contre la rigueur sans écoute.
Les chansons que les Beatles n’ont pas prises… et que le monde a adoptées
Le mal-à-l’aise de George se mesure aussi à la liste des titres que le groupe n’a pas retenus ou a relegués : « All Things Must Pass », « Isn’t It a Pity », « Wah-Wah ». Quand l’album « All Things Must Pass » sort en 1970, le public entend soudain ce que George Harrison entendait déjà en 1968-1969 : un auteur arrivé à pleine maturité, capable d’ériger un monument que l’atelier Beatles, saturé par ses propres urgences, n’a pas su accueillir. Cette revanche artistique n’est pas un règlement de comptes : c’est la preuve que l’inconfort éprouvé en studio avait des fondations objectives.
Billy Preston, l’homme-pont
L’entrée de Billy Preston pendant Get Back/Let It Be n’est pas qu’une anecdote souriante. C’est un tournant. L’étranger dans la pièce change les comportements : on s’écoute, on modère ses saillies, on réapprend à jouer pour le plaisir. Preston dissout la crispation en rappelant que la musique est une conversation. George Harrison l’avait voulu précisément pour cela : non pour remplacer quelqu’un, mais pour réinstaller un climat. Que le générique final de « Get Back » immortalise son sourire n’est pas du hasard ; c’est un hommage à sa fonction pacificatrice.
Glyn Johns et Phil Spector : deux façons d’emballer la même blessure
Les bandes de janvier 1969 passeront entre les mains de Glyn Johns puis de Phil Spector. Deux sons, deux intentions, une même matière : les dernières chansons crées « à la dure ». Pour George, ces allers-retours éditoriaux ont un goût ambivalent : on sauve des performances magnifiques, on fige aussi le souvenir d’un moment pénible. Que Paul publie en 1970 la version « Let It Be… Naked » des décennies plus tard ne réécrit pas l’histoire ; cela dit seulement combien cette période a laissé des traces.
Le « couple » George & Paul : ce qu’ils se donnaient, ce qu’ils se refusaient
McCartney a beaucoup fait pour inventer la basse moderne, pour architecturer des arrangements qui portent encore nos oreilles. Harrison a offert à la guitare slide une voix dans la pop, une façon lyrique de commenter la mélodie principale. Ensemble, ils pouvaient sublimer une chanson. Ce qui grippe, ce n’est pas l’addition de leurs talents ; c’est le cadre où l’on décide qui tranche, quand et comment.
Dans les bons jours, Paul et George se défiaient sainement, l’un poussant l’autre à mieux jouer, à resserrer une ligne, à trouver une couleur. Dans les mauvais, la même dynamique devenait viciosité : une recommandation se transformait en ingérence, un silence en reproche.
Get Back revu au XXIe siècle : nuance, chaleur… et nœuds persistants
La relecture contemporaine du matériau filmé — avec un long travail de restauration et un regard moins sensationnaliste — a mis en avant des moments de tendresse, des rires, une musicalité intacte. On y voit Paul et George chercher ensemble, s’acharner sur un pont, se regarder et sourire. Le film n’efface pas l’inconfort ; il l’inscrit dans une humanité plus large. On n’a pas affaire à des ennemis, mais à des frères d’atelier qui n’arrivent plus à régler leurs rituels.
Après la rupture : brouilles, rapprochements, puis l’essentiel
Les années post-Beatles n’ont pas été un long fleuve tranquille. Il y eut des procès, des piques dans la presse, des malentendus prolongés. Puis il y eut des éclaircies : une amitié qui remonte, des jams privés, des projets communs au milieu des années 1990 lorsque les « Threetles » reprennent « Free As A Bird » et « Real Love » à partir de démos de John Lennon. George n’y abdiquait pas sa franchise ; Paul n’y perdait pas sa fougue. Ils avaient appris à faire place — tard, mais vrai. Leur dernière proximité, à l’orée des années 2000, rappelle que l’histoire n’est pas une tragédie : c’est une relation qui a connu ses angles et qui, à la fin, choisit la douceur.
Pourquoi George se disait « mal à l’aise » : un diagnostic, pas un verdict
Dire que George Harrison était « mal à l’aise » en travaillant avec Paul McCartney, ce n’est pas dresser un procès ; c’est poser un diagnostic. Il se sentait minoré dans un système qui l’avait, de fait, minoré pendant des années. Il supportait mal la direction en temps réel d’un collègue plus à l’aise avec le commandement. Il souffrait qu’on corrige au lieu d’écouter. Et il savait, très consciemment, qu’une autre façon de faire — plus collégiale, plus lente, plus ouverte — existait et fonctionnait.
Les conséquences artistiques : quand l’inconfort crée de la grandeur
Paradoxe stimulant : de ce conflit de méthodes sont nées des merveilles. Sans l’insistance de Paul, bien des maquettes seraient restées esquisses ; sans la résistance de George, bien des arrangements auraient perdu leur âme. « Something » n’aurait pas sa tension sans une basse impeccable ; « Here Comes the Sun » n’aurait pas sa lumière sans la confiance accordée au timbre d’Harrison. La grande leçon est là : le désaccord peut élever, tant qu’il ne brise pas l’homme.
Ce que l’affaire dit des groupes qui durent
À travers le prisme Harrison–McCartney, on relit la vie d’un groupe professionnel : la répartition des rôles, la décision sur un pont, le temps accordé à une prise, les maux des mots dans une salle fermée. Ce qu’on appelle parfois « ego » est souvent un outil : sans lui, on n’avance pas ; mal manié, il blessse. Les Beatles auront brillé tant que ces egos se répondaient ; ils se sont défaits quand ils ne s’additionnaient plus.
La mémoire des témoins : Pattie Boyd, Glyn Johns… et la rumeur
Les récits des proches et des techniciens — la tristesse de Pattie Boyd, l’embarras de Glyn Johns — confirment un climat. Ils ne l’exagèrent pas ; ils le sitent. Boyd insiste sur des retours à la maison où George, en colère, ruminait des prises non retenues, des arrangements imposés, des directions discutées. Johns rappelle la discrétion du studio, et combien il est pénible d’assister, d’impossible proximité, à l’effritement d’une alchimie. Ces voix ne « chargent » pas Paul ; elles décrivent ce que George ressentait — et qu’il a, par la suite, nommé avec une franchise sans chichis.
Le prisme de la presse et des fans : romance ou lucidité
Le public adore les romans : l’ange George contre le stratège Paul. Ces caricatures séduisent parce qu’elles rassurent. Mais la vérité utile, pour qui aime la musique, est plus sobre : entre 1967 et 1970, deux artistes immenses n’ont plus la même vision de l’atelier. L’un veut tenir le navire ; l’autre veut changer la mer. Il n’y a pas de méchant ici, il y a une usure et une métamorphose.
Héritage : ce que George et Paul nous apprennent encore
Plus d’un demi-siècle après, l’arc Harrison–McCartney demeure un cas d’école pour les groupes, les studios, les collectifs créatifs. Le malaise de George invite à poser des cadres, à protéger des espaces d’initiative, à nommer ce qui coince tant qu’il est encore temps. La vigueur de Paul rappelle qu’un projet meurt s’il n’est pas porté par quelqu’un qui décide. Entre les deux, il y a l’art de l’arrangement humain : répartir l’autorité, écouter ce qui frotte, accepter les temps faibles, inviter — comme le fit George avec Billy Preston — des tiers qui détendent.
Un inconfort créateur, une affection qui reste
George Harrison et Paul McCartney n’ont pas « raté » leur histoire ; ils l’ont vécue jusqu’à l’extrême limite de ce qu’elle pouvait donner. L’inconfort de l’un, la vigueur de l’autre, la formidable exigence des deux ont engendré la musique que l’on sait. Quand Harrison disait être « mal à l’aise » avec Paul, il ne cherchait pas la petite phrase : il décrivait la physique d’un groupe au bord de sa mue. On peut, aujourd’hui, entendre cette phrase sans colère et la remercier : elle nous aide à comprendre comment naissent les chansons, où elles se cassent, et pourquoi elles durent.
