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Episode 7 : La pochette “bouchers”

Publié le 27 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En juin 1966, Capitol sort aux États-Unis Yesterday and Today, une compilation des Beatles. Mais c’est surtout sa pochette, dite « boucherie », qui choque : une photo surréaliste où le groupe pose avec des morceaux de viande et des poupées mutilées. Rapidement retirée face à l’indignation du public, elle devient un objet culte pour les collectionneurs. Derrière cette image controversée se cachent plusieurs interprétations, entre critique du marché américain et réflexion sur la célébrité.


En juin 1966, un album-compilation des Beatles intituléYesterday and Todaysort uniquement aux Etats-Unis: celui-ci est composé de chansons tirées des versions anglaises de Help! et Rubber Soul, non intégrées sur les versions américaines des deux albums, ainsi que trois chansons issues de leur prochain album,Revolver. Avec le temps, les Beatles contrôlent de mieux en mieux les séances d’enregistrement à Abbey Road et la sortie de leurs disques en Angleterre, mais en Amérique, le label Capitol continue d’adapter indépendamment le contenu des albums et les sorties des singles. Les sorties n’étaient donc pas synchrones de part et d’autre de l’Atlantique.

Lorsque le groupe commençait à comprendre qu’un 33 tours représentait une entité dans laquelle l’ordre des chansons importait et dont la pochette faisait partie intégrante, ces différences devinrent irritantes.

Etant donné que l’album est une compilation, l’étude de son contenu musical dans le contexte de cette recherche ne présente pas un réel intérêt, d’autant plus qu’il n’existe pas de lien direct entre le contenu de l’album et sa pochette. Cependant la pochette, qui provoque un véritable scandale aux Etats-Unis à sa sortie, est importante à étudier dans le contexte de l’évolution de l’image des Beatles, surtout dans cette période de transition de leur carrière : en effet, celle-ci est la première image controversée du groupe, et marque la première fois que les Beatles utilisent une image pour communiquer une idée (ou possiblement des idées multiples) allant au-delà de leur propre musique. La pochette constitue donc un grand pas dans l’évolution du statut de la communication visuelle dans le processus créatif du groupe. La pochette est également intéressante car la complexité de son message et l’histoire de sa conception conduit à plusieurs interprétations différentes.

Le 25 Mars 1966, les Beatles se réunissent avec le photographe Robert Whitaker dans son studio pour une séance photo. Celui-ci les fait poser au milieu de poupées mutilées et de morceaux de viande crue, vêtus de tabliers de bouchers. L’une des photos produites sera finalement utilisée pour la pochette deYesterday and Today, qui sera par la suite connue sous le nom de la “pochette bouchers” . Capitol émet des réservesface à la pochette, pensant qu’elle pourrait nuire à l’image méticuleusement gérée des Beatles qui avait été considérablement affectée aux Etats-Unis suite à la fameuse remarque de John Lennon quelques mois auparavant que les Beatles étaient “plus populaires que Jésus”. Mais le groupe insiste que l’image soit utilisée. Le label presse alors la couverture en Juin 1966 et envoie des centaines de milliers de copies aux disquaires et revendeurs avant la date de la sortie officielle du disque, mais se voit obligé de les retirer suite à une protestation de la part de ceux-ci qui sont horrifiés en voyant la pochette. Le label publie ses excuses et décide qu’une photographie anodine des Beatles posant gentiment autour d’une malle de cabine remplace la boucherie litigeuse . Pour éviter les coûts de réimpression, la nouvelle image fut simplement collée sur les pochettes déjà imprimées. L’histoire de cette manœuvre se répand alors parmi les fans lorsque le disque sort officiellement avec la nouvelle pochette. Des techniques délicates sont alors développées pour permettre aux fans de décoller la pochette à l’aide de vapeur et découvrir l’objet du scandale , et se procurer ainsi un objet désormais très recherché par les collectionneurs.

Une légende populaire se développa pour tenter d’expliquer l’image des bouchers : les Beatles auraient choisi cette image pour un album sortant uniquement aux Etats-Unis pour protester contre la manière dont Capitol coupait et réarrangeait leurs albums originaux, et provoquait un “massacre” (butchery en anglais) de leur intégrité artistique. Suivant cette hypothèse, la pochette serait une remise en question de l’image initiale des Beatles qui soutenait les fondations idéologiques du “mythe américain du succès”, et serait une critique de ce mythe et ses hypothèses sous-jacentes.

Mais en réalité, l’image n’était pas une idée des Beatles, et le concept de la photo était inachevé, d’où son ambigüité. Le photographe Robert Whitaker explique que le but de l’image était d’offrir une observation satirique sur la célébrité des Beatles, un “commentaire personnel sur l’adulation de masse et la nature illusoire de la célébrité”. Whitaker avait initialement conçu l’image comme faisant partie d’un triptyque de photographies intitulé A Somnambulent Adventure, qui constituerait une pochette à volets dépliants. Les photos, inspirées de l’artiste surréaliste allemand Hans Bellmer, devaient être retouchées : le fond des photos devait être doré, des bijoux devaient être éparpillés entre les Beatles, les morceaux de viande et les poupées. Les Beatles devaient chacun avoir une auréole, et ressembler à des icones religieux. Le but de la décoration était de contraster avec le caractère basique de la viande et des poupées, soulignant la normalité du groupe en dessous de sa célébrité. “Je voulais montrer que les Beatles étaient de la chair et du sang”, déclare le photographe. Les Beatles furent séduits par l’originalité et la vision surréaliste de Whitaker, d’autant plus qu’ils commençaient à éprouver de l’ennui et du ressentiment envers les sessions de photos “normales” qu’ils devaient entreprendre pour des raisons commerciales. Durant cette période de transition où leur musique et leur image connaissent une évolution, ils voient ces photos comme une opportunité de “casser l’image”.

Il existe également une autre théorie autour de la signification de l’image pour les Beatles. Dans une interview en 2002, Alan Livingston, le président de Capitol, affirme que Paul McCartney insista à garder la pochette même après la polémique, disant que “c’est notre commentaire sur la guerre”, faisant référence à la guerre du Vietnam. Ces multiples interprétations mettent en évidence l’ambigüité de la “pochette bouchers”. Qu’elle soit un commentaire sur la “maltraitance” des albums des Beatles en Amérique, sur leur image précédente de “moptops” en costumes, sur le statut illusoire de la célébrité, ou sur la guerre du Vietnam, elle est sans aucun doute un commentaire. Elle met en évidence le pouvoir que peut avoir une pochette de disque – allant même jusqu’à provoquer un scandale – et présage sans doute la place de plus en plus importante qu’occuperont les pochettes dans la création des Beatles.

Les pochettes des Beatles durant cette période de transition de leur carrière mettent en évidence les explorations musicales et visuelles qu’ils entreprennent, et les débuts d’une réelle relation établie entre le son et image. En se transformant progressivement en créateurs au sein du studio, les Beatles prennent davantage le contrôle sur leur propre image, reconnaissant son pouvoir communicatif.

Pour le groupe, la fin de cette période connaitra plusieurs évènements majeurs qui signaleront leur écart définitif des conventions de la pop, et qui affecteront l’esthétique de leur musique et pochettes dans les années à venir. Le premier de ces évènements est la décision que prend le groupe d’arrêter définitivement les tournées, et donc leur activité de musiciens de scène, pour se concentrer exclusivement sur la création en studio.

En 1966, les tournées sont devenues insupportables pour le groupe, qui n’arrivait plus à s’entendre jouer sur scène sous les cris hystériques des Beatlemaniacs. Les lieux où se tenaient les concerts étaient immenses (tels que des stades de baseball), et les audiences tellement énormes, enflammées et mises à distance qu’aucune connexion artistique n’était possible entre le groupe et le public. Leur tournée américaine en Août 1966 sera leur dernière. L’année turbulente–qui était aussi marquée par la polémique concernant les remarques de John Lennon sur la chrétienté ainsi que la multiplication des menaces de mort à l’égard du groupe–les éloigne complètement de la scène vers une vie séquestrée dans le studio, ou ils amèneront l’art de l’enregistrement vers de nouveaux sommets.

Les Beatles décident aussi de rompre avec la vieille règle de deux albums et quatre singles par an qui structurait leur carrière jusqu’à présent, en diminuant de moitié cette production extravagante afin de mieux se consacrer à des sessions de créativité intenses en studio. La complexité grandissante de leur matériel, ainsi que la multiplication des possibilités offertes par les nouvelles technologiques du studio, pousse le groupe à passer plus de temps à produire leurs albums. Les séances d’enregistrement du prochain album Revolver dureront dix semaines, beaucoup plus que pour aucun des six albums précédents.

La fin de cette phase sera aussi une période de sensibilisation à l’art pour Paul McCartney. Il rencontre pour la première fois le galeriste Robert Fraser au printemps 1966, et devient très impressionné par ses idées. Fraser fait entrer Paul dans le milieu de l’art et l’initie à l’avant-garde. Le Beatle rencontre les écrivains William Burroughs et Allen Ginsberg, le réalisateur Michael Antonini, et les artistes Andy Warhol, Claes Oldernburg, Peter Blake (qui réalisera la pochette deSgt. Pepper en 1967) et Richard Hamilton (qui réalisera la pochette deThe Beatles en 1968). Il devient de plus en plus impliqué dans la scène underground émergente à Londres, et participe à la mise en place de la galerie pop art et librairie Indica, tenue par John Dunbar, Peter Asher et Barry Miles, pour laquelle il crée le design des flyers. Il assiste à des concerts de musique avant-garde de Karlheinz Stockhausen et Luciano Berio, et commence à collectionner les peintures surréalistes de Magritte. Avec le reste des Beatles, il crée une peinture intitulée “Images of a Woman”, réalisée lors de leur tournée au Japon en Juin 1966. Toutes ces activités représentaient une volonté de découvrir une nouvelle expérience esthétique qui résonnera avec les nouveaux sons et les nouvelles images que les Beatles allaient créer dans leurs prochains albums.

Mais l’événement le plus important qui marquera la fin de cette période et déterminera en grande partie l’esthétique musicale et visuelle de la période à venir est, sans aucun doute, la rencontre des Beatles avec une nouvelle substance psychotrope, le LSD. Tout au long de leur période de transition, les Beatles sont déjà adeptes de la marijuana, mais c’est lors d’une soirée au cours du tournage de Help!que George et John se trouvèrent en contact–sans le savoir–avec le LSD, qui était alors une drogue peu connue et difficile d’accès sans être pour autant illégale. Ils se retrouvent emportés par un tourbillon d’euphorie mêlée d’hallucinations déconcertantes. L’exacerbation des sensations et le degré suraigu de conscience amenèrent John à décrire le LSD comme “la vrai vie en cinémascope”. George et lui en virent à considérer la drogue comme une porte ouverte sur l’illumination. Parallèlement, George s’initie à la musique et la religion orientale, qui aura également un effet profond sur l’esthétique de la musique des prochains albums. Le LSD fait en réalité partie d’un phénomène plus vaste – un révolution à la fois philosophique, politique et culturelle–qui apparaitra en 1966 et atteindra son apogée en 1967, dans lequel les Beatles occuperont une place centrale, et avec lequel ils s’identifieront tout au long de la troisième phase de leur carrière : le développement de la contreculture des années soixante, et l’avènement du psychédélisme qui révolutionnera la musique et les arts visuels.


A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.


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