George Harrison, souvent perçu comme le « Quiet Beatle », n’a jamais hésité à exprimer son mépris pour l’industrie musicale. Avec « Sue Me, Sue You Blues », sorti en 1973, il critique avec ironie les batailles judiciaires qui ont suivi la séparation des Beatles. Ce titre aux accents blues illustre un Harrison désabusé, lassé des querelles d’ego et des contrats oppressants.
L’image que l’on associe généralement à George Harrison est celle du « Quiet Beatle », un artiste discret, presque effacé, en retrait derrière les figures imposantes de John Lennon et Paul McCartney. Pourtant, ce surnom, s’il a perduré dans l’imaginaire collectif, ne rend guère justice à la véritable personnalité du guitariste. Bien au contraire, Harrison n’a jamais été du genre à taire ses opinions, surtout lorsqu’il se sentait lésé.
C’est précisément cette colère qui transparaît dans« Sue Me, Sue You Blues », morceau virulent paru en 1973 sur son albumLiving in the Material World. Une chanson où l’ex-Beatle exprime tout son mépris pour la saga judiciaire qui a suivi la séparation des Fab Four. D’un cynisme mordant, ce titre illustre mieux que jamais le Harrison désabusé des années post-Beatles, celui qui, fatigué des batailles d’ego et des contrats asphyxiants, préfère brandir la satire comme une épée plutôt que de sombrer dans l’amertume.
Sommaire
- Un Beatle pas si silencieux
- Quand les Beatles deviennent un champ de bataille judiciaire
- Un blues au goût de désillusion
- L’épilogue d’une colère
Un Beatle pas si silencieux
George Harrison a souvent été perçu comme une ombre planant derrière Lennon et McCartney, un compositeur sous-estimé, un interprète qui n’aurait jamais eu sa pleine mesure au sein du groupe. Pourtant, ceux qui l’ont connu de près racontent une toute autre histoire. Tom Petty, son ami et compagnon de route dans les Traveling Wilburys, s’amusait d’ailleurs de cette réputation de « quiet one ». « Il n’arrêtait jamais de parler ! », affirmait-il.
Cette facette de Harrison, plus provocatrice, se retrouvait dans son attitude en studio. Lors de l’un de leurs premiers enregistrements, le producteur George Martin avait invité les Beatles à partager leurs impressions sur une session. Harrison, pince-sans-rire, lui avait simplement répondu : « Eh bien, pour commencer, je n’aime pas votre cravate ».
Sa femme Olivia Harrison, dans des interviews ultérieures, confirmait cet esprit caustique : « George était audacieux, il adorait provoquer ». Cette audace, on la retrouve tout particulièrement dans ses chansons écrites après la séparation des Beatles.Dark Horse(1974) marque déjà cette volonté de prendre sa revanche sur les critiques et sur l’image qu’on lui avait imposée. Mais c’estLiving in the Material Worldet surtout« Sue Me, Sue You Blues »qui témoignent de son mépris le plus cinglant à l’égard des conflits qui ont suivi l’implosion du groupe.
Quand les Beatles deviennent un champ de bataille judiciaire
Après la séparation des Beatles en 1970, les querelles ne s’arrêtent pas pour autant. Loin de se quitter bons amis, les quatre musiciens se retrouvent embourbés dans des litiges contractuels sans fin. Allen Klein, leur ancien manager, joue un rôle clé dans ces différends. Si Lennon et Harrison lui accordaient une certaine confiance au départ, McCartney, lui, s’en méfiait dès le début. Ce dernier décida de poursuivre les autres Beatles en justice afin de se libérer de leur accord de gestion avec Klein. Résultat : des années de disputes et une accumulation de frais juridiques qui semblent n’avoir eu qu’un seul vrai bénéficiaire : les avocats eux-mêmes.
Face à cette absurdité, Harrison réagit à sa manière : avec ironie. Dans« Sue Me, Sue You Blues », il moque cet engrenage judiciaire où chacun se trouve piégé :
« It’s affidavit swearing time / Sign it on the dotted line »
(C’est le moment de jurer sur l’affidavit / Signe sur la ligne pointillée)
Le ton est sarcastique, presque moqueur. Le rythme enlevé du morceau contraste volontairement avec la lourdeur du sujet, comme si Harrison chantait un vaudeville cynique. Son message est clair : tout cela n’est qu’une mascarade, une comédie où l’enjeu véritable n’est plus l’art mais l’argent. Il insiste d’ailleurs sur ce point dans une autre ligne mémorable :
« In the end we just pay those lawyers their bills »
(Au final, on ne fait que payer les factures des avocats)
Un constat amer mais lucide sur l’envers du décor du business musical.
Un blues au goût de désillusion
Musicalement,« Sue Me, Sue You Blues »adopte une approche très différente des compositions les plus célèbres de Harrison. Loin des envolées spirituelles et des mélodies méditatives inspirées par l’Inde, ce morceau se rapproche davantage du blues électrique, agrémenté d’un bottleneck tranchant et d’une progression rythmique entraînante. Il y a quelque chose de résolument américain dans son approche, comme une transposition du delta blues au cœur des tourments financiers de l’Angleterre des années 1970.
Harrison avait toujours eu un attachement profond pour la musique américaine, que ce soit à travers son admiration pour Carl Perkins, son travail avec Bob Dylan ou encore sa participation aux Traveling Wilburys. Ici, il utilise les codes du blues pour exprimer son exaspération, comme l’avaient fait tant d’autres avant lui, des esclaves du Sud aux rockeurs de Chicago. Mais ce blues-là n’a rien d’intemporel ni d’universel : il est personnel, il est moderne, il est l’écho d’une époque où l’industrie musicale dévore ses propres artistes.
L’épilogue d’une colère
Si Harrison affiche une certaine combativité sur« Sue Me, Sue You Blues », il conclut pourtant le morceau sur une note de lassitude :
« I’m tired of playing the sue me, sue you blues »
(Je suis fatigué de jouer au blues du « poursuis-moi, je te poursuis »)
Comme s’il réalisait que cette bataille n’aura jamais de vainqueur, que le combat pour la musique s’est transformé en guerre d’égos et de contrats, une guerre dont il ne veut plus faire partie. C’est en cela que ce morceau est si puissant : il ne s’agit pas d’un simple règlement de comptes, mais d’une prise de conscience. Un moment où Harrison, pourtant si prompt à dénoncer l’hypocrisie de l’industrie, comprend qu’il est lui aussi pris au piège.
Finalement,« Sue Me, Sue You Blues »n’est pas seulement une chanson de colère, c’est aussi une chanson de renoncement. Harrison, qui avait cherché toute sa vie à fuir les artifices et les contraintes du monde matériel, réalise ici que même la musique, son refuge, peut être gangrenée par les intérêts financiers. Une ultime démonstration que derrière son image de « Quiet Beatle », se cachait un artiste profondément lucide et désabusé, qui n’a jamais cessé de dire tout haut ce que d’autres préféraient taire.
