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Des entretiens avec Mahmoud Darwich

Par Etcetera
entretiens avec Mahmoud Darwich

La Palestine comme métaphore est un recueil d’interviews de Mahmoud Darwich (1941-2008), paru en 1997 chez Actes Sud. Il rassemble quatre entretiens des années 90, trois réalisés en langue arabe avec, successivement, un poète libanais, un critique syrien, et le quatrième avec un poète syrien. Le troisième, en hébreu, se tient avec une poétesse israélienne, et montre certains désaccords profonds, comme on pouvait s’y attendre.
Le tout dernier de ces dialogues se déroule au moment où Mahmoud Darwich vient juste de faire un séjour éclair en Palestine, après quarante années d’exil : il y a été accueilli en héros, il a pu revoir sa mère et sa famille, et son bonheur transparait largement à travers ses réponses. Dans les deux premiers, Mahmoud Darwich aborde ses pratiques d’écriture, ses conceptions de la poésie, l’évolution de son inspiration à travers ses divers recueils, la manière dont ses poèmes sont perçus par ses lecteurs et sa propre position vis-à-vis de l’engagement politique et de la littérature. Une large place est accordée aux notions d’exil, d’étranger, d’ennemi, de l’autre
Un livre passionnant, essentiel.

Plutôt que de paraphraser le livre, j’en ai choisi quatre extraits, assez longs pour certains, qui m’ont paru importants.

Note pratique sur le livre

Editeur : Actes Sud, Babel
Année de publication : 1997
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton
Nombre de pages : 189

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Choix d’extraits

Page 30

Il y a un malentendu non déclaré entre vous et la majorité de vos lecteurs qui ne peuvent comprendre que votre poésie recèle tant de désespoir, tant d’acceptation noble et courageuse du destin.

Le paradoxe vient du fait que j’apparais comme le vainqueur. Je veux dire que la langue du désespoir est plus forte poétiquement que celle de l’espoir. Car il y a assez de place dans le désespoir pour contempler le destin de l’homme, pour donner, ainsi qu’une fenêtre, sur le rivage de l’humain, alors que le vainqueur en est privé. Le désespoir constitue le territoire poétique, psychologique et linguistique qui rapproche le poète de Dieu, de l’essence des choses, du premier dit poétique.
J’entends par là que le désespoir place le poète dans une solitude quasi absolue sur la terre de l’exil. Comme si le poète était renvoyé à la genèse du premier poème. Et la poésie, toute poésie, moderne ou classique, demeure incomplète si elle ne résonne des échos du plus lointain passé. La poésie, toute poésie, a besoin de cette mélodie première qui la parachève.

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Page 51

(Le poète évoquait certains « préparatifs » avant l’écriture d’un livre)

La lecture de la poésie fait-elle partie de ces « préparatifs » ?

Non. À propos, je lis très peu de poésie. Car je sais que si j’en abuse, je cours le risque d’un trop-plein d’émotions, d’une répulsion. Si je peux me le permettre, je conseillerais aux jeunes poètes de ne pas trop lire de poésie. Car leur poésie risque de ressembler à celle qu’ils lisent. Nous sommes constamment menacés de séduction, d’imitation inconsciente.

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Page 75

Certains disent que le lecteur est le prisonnier du poème, d’autres que le poème est prisonnier du lecteur. Comment voyez-vous la relation du lecteur au poème de Mahmoud Darwich ?

Il y a précisément une vieille discussion à ce sujet entre mon lecteur et moi. J’ai lancé à un âge, dans des circonstances, et en un lieu précis, la revendication identitaire : « Inscris : je suis arabe ». Ce poème m’a par la suite collé à la peau, menaçant de se transformer en identité poétique. On me demandait de le déclamer où que j’allais. Si j’avais cédé à ces exigences, je n’aurais jamais évolué. Mon recueil Les oiseaux meurent en Galilée marqua ma première mutation poétique. Il suscita une levée de boucliers dans la presse de la part de mes amis et de mes camarades. Je fus accusé de m’être transformé en poète « symboliste », au sens le plus primaire du terme, d’avoir renoncé à mes engagements et à ma conception antérieure de la poésie, d’instituer une distance entre ma terre et moi. Ce malentendu me poursuit depuis mes débuts, mais j’ai en permanence résisté à cette « prison attrayante » et ce « féroce amour ». Et j’ai écrit des poèmes encore plus « difficiles » que le lecteur commença par refuser ; mais il les accepta au fur et à mesure que j’en écrivais de plus difficiles. Ainsi l’objet du conflit devenait chaque fois un texte de référence pour mesurer ma fidélité à moi-même et aux lecteurs.
Pour être franc, je considère que je suis un poète lésé et standardisé. Mon lecteur ne m’autorise pas à me lire comme je l’entends, car il s’interdit de me lire hors de l’image préconçue qu’il a de moi. Et cette attitude est une blessure permanente pour moi. Si j’écris un poème d’amour à une femme, mon lecteur estimera qu’il en est forcément l’auteur et se permettra, par voie de conséquence, de nommer cette femme : Palestine. Dans mes derniers travaux, je me suis consciemment et très durement contrôlé pour éviter que le lecteur continue à me lire comme à son habitude, et selon son bon vouloir. Mais c’était peine perdue, puisque je me suis encore une fois retrouvé prisonnier d’une lecture politique. Ce qui m’a profondément découragé. (…)

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Page 164

Il n’y a rien qui soit plus important que la poésie ? Pas de périodes où le sujet est plus important que le poème ?

Pas pour le poète, non. Il arrive parfois que des poètes sacrifient la valeur artistique du texte à sa valeur politique, comme un service national rendu au peuple qui en éprouve le besoin. Chez les Palestiniens aussi, des centaines, peut-être des milliers d’auteurs ont été victimes de cette pression extérieure exigeant que la poésie ait une utilité immédiate. Ce qui veut dire qu’avec le changement de situation, beaucoup de ces poèmes perdront toute valeur. J’ai moi-même écrit plusieurs poèmes-banderoles , comme ce poème bien connu et décrié : « Passants parmi des paroles passagères« . Après avoir vu à la télévision comment on brisait les bras des Palestiniens, j’ai écrit ce poème comme si je mettais une pierre dans la main d’un enfant. Je me foutais de sa valeur artistique. Mais je ne l’ai inclus dans aucun de mes livres.

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