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Milk and Honey : Le choc posthume qui bouleverse l’univers de Lennon !

Publié le 05 novembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En janvier 1984, Milk and Honey voit le jour, rassemblant des enregistrements inédits de John Lennon issus des sessions de Double Fantasy et des compositions récentes de Yoko Ono. L’album posthume offre des morceaux bruts et inachevés de Lennon, chargés d’émotion et de spontanéité, en contraste avec la sensibilité nostalgique et résiliente d’Ono. Véritable témoignage d’un amour créatif et d’un deuil transformé en espoir, ce disque légendaire prolonge l’héritage musical du couple emblématique.


En janvier 1984, un peu plus de trois ans après l’assassinat de John Lennon, Yoko Ono dévoile un recueil inédit de chansons intitulé Milk and Honey. Cet album, sous-titré « A Heart Play », réunit des enregistrements de Lennon et d’Ono, dont la plupart ont été capturés au cours des mêmes sessions que Double Fantasy (1980). Il s’agit du premier album posthume contenant des compositions jamais publiées de Lennon, ce qui lui confère une charge émotionnelle considérable pour des millions d’auditeurs. Paradoxalement, Milk and Honey prolonge l’idée d’un dialogue amoureux amorcé sur Double Fantasy, tout en révélant une tonalité plus brute : la majorité des titres de Lennon étaient encore à l’état d’ébauches, jamais retravaillées après octobre 1980.

Sommaire

  • Un climat de deuil et de solitude
  • Les sessions inachevées de Lennon : un puzzle sonore
  • Des ajustements posthumes et un émotionnel à fleur de peau
  • Un litige avec Jack Douglas
  • Le titre « Milk and Honey » : la symbolique de la Terre Promise
  • Un disque inégal, entre euphorie inachevée et chagrin
  • La réception critique
  • Une forme de suite à Double Fantasy
  • L’héritage discographique et la réévaluation
  • Le succès commercial : un accueil mitigé mais honorable
  • Une invitation à la tendresse et à la réflexion
  • Des archives sonores comme testament
  • La ballade du temps qui file
  • Les morceaux d’Ono : la perspective du deuil et du renouveau
  • L’écho critique
  • L’après : controverses, editions, et héritage
  • Une exploration sincère de l’amour et de la perte
  • Vers un horizon de lait et de miel
  • Entre passé et futur : Ono prolonge la flamme
  • Le sens ultime de l’album
  • Au-delà de l’album : l’héritage moral
  • La postérité des chansons : singles et rééditions
  • Un ultime cadeau

Un climat de deuil et de solitude

Lorsque Lennon est tué le 8 décembre 1980, Yoko Ono fait face à une onde de choc planétaire. Elle, de son côté, se retrouve brutalement veuve, cherchant à surmonter une douleur intime, tout en faisant face à la curiosité médiatique. Au fil des mois, elle s’emploie à protéger leur fils Sean, et tente de poursuivre sa propre créativité. C’est ainsi qu’en 1981, elle publie Season of Glass, un album conçu dans l’urgence du deuil, où la pochette exhibe les lunettes ensanglantées de Lennon posées sur une table.

Malgré la pression, Ono préfère différer la publication des inédits de John : d’une part, elle ne veut pas être accusée de « mercantilisme morbide » ; d’autre part, la simple idée de retravailler des bandes vocales de Lennon sans lui est insupportable. Elle l’exprime dans les notes de pochette de Milk and Honey, déplorant l’attitude de soi-disant « amis proches » de Lennon, prompts à profiter de sa mémoire. Elle y confie que, pour elle et Sean, la période 1981-1983 a été comme un vaste champ enneigé entouré de « loups ».

Les sessions inachevées de Lennon : un puzzle sonore

En réalité, John Lennon et Yoko Ono avaient enregistré pas moins de 22 chansons entre août et octobre 1980, lors des mêmes séances qui ont abouti à Double Fantasy. L’idée initiale, déjà présente dans l’esprit de Lennon, était de répartir ces morceaux sur deux albums successifs. Double Fantasy ne devait être que la première salve, publiée dès novembre 1980, tandis que le second LP, potentiellement intitulé Milk and Honey, aurait suivi au printemps 1981. Mais la tragédie laisse ces chansons dans un état semi-brut.

Six des compositions de Lennon figurent sur Milk and Honey : « I’m Stepping Out », « I Don’t Wanna Face It », « Nobody Told Me », « Borrowed Time », « ( Forgive Me ) My Little Flower Princess » et « Grow Old With Me ». Elles reflètent son regain d’énergie créatrice après cinq ans de silence studio (1975-1980). Dans l’intervalle, l’ex-Beatle avait vécu sa période « househusband », consacrée à son fils Sean, avant de reprendre goût à la composition sur l’île des Bermudes, à l’été 1980. Sur Double Fantasy, on entend un Lennon apaisé, enclin à célébrer sa relation amoureuse et sa vie de famille. Les inédits destinés à Milk and Honey se trouvent encore plus relâchés, comme s’il expérimentait librement, heureux de renouer avec la musique.

Toutefois, alors que Double Fantasy bénéficiait d’une production soignée, avec overdubs et mixages attentifs, les chansons de Lennon sur Milk and Honey n’ont pas reçu le même traitement. Il espérait y revenir en janvier 1981 pour achever leur production. Sans lui, Ono se retrouve face à des enregistrements inachevés, souvent enregistrés en une seule prise, avec guide vocal et instruments incomplets.

Des ajustements posthumes et un émotionnel à fleur de peau

Concrètement, les bandes de Lennon présentent des imperfections techniques et une certaine crudité : ce sont des captations directes où la voix de Lennon, même si elle est déjà fort belle, n’est pas forcément dans la configuration finale. Ono et l’ingénieur du son se contentent d’y ajouter parfois un écho, quelques ajustements mineurs, sans « vraies » surimpressions, afin de respecter l’authenticité de ces instantanés.

Le cas de « Grow Old With Me » est particulièrement poignant : c’est une démo cassette, enregistrée au piano avec un simple boîte à rythmes (ou une forme de beat préenregistré). Lennon et Ono avaient envisagé de la transformer en une ballade ample, avec des cordes et un arrangement plus riche. Faute de l’avoir mise en chantier, la version demeure, sur l’album, une esquisse poignante où la fragilité du son renforce l’émotion.

Pour le versant Yoko Ono, en revanche, on découvre des morceaux composés spécialement en 1983 : « Sleepless Night », « Don’t Be Scared », « Your Hands », « Let Me Count the Ways », « You’re the One ». Ono s’inscrit dans la continuité de Double Fantasy mais compose avec la conscience de la perte. Ses textes expriment le chagrin et la nécessité de continuer à vivre. Ce mélange de la fraîcheur d’Ono en 1983 et des bribes de Lennon en 1980 confère au disque un caractère singulier : moitié travail de deuil, moitié testament musical.

Un litige avec Jack Douglas

Jack Douglas avait coréalisé Double Fantasy avec le couple. Or, après la mort de Lennon, un conflit juridique éclate entre Ono et Douglas concernant des royalties non payées. Le producteur en réclame une part sur l’exploitation du futur album. Ono, qui s’estime déjà entourée de requins, lui retire sa confiance et ne le mentionne même pas dans les crédits de Milk and Honey. Elle s’occupe donc de finaliser elle-même la partie de Lennon et en confie le mix final à d’autres ingénieurs.

Ainsi, alors qu’il aurait pu poursuivre le travail entamé sur Double Fantasy, Jack Douglas est écarté. L’album se voit donc crédité de la double mention « Produced by John Lennon & Yoko Ono ». Pour le public, la simplification est logique : personne ne veut ternir l’image d’une œuvre posthume.

Le titre « Milk and Honey » : la symbolique de la Terre Promise

Dès avant le décès de Lennon, les deux artistes avaient choisi « Milk and Honey » comme suite logique à Double Fantasy. Dans la tradition biblique (Livre de l’Exode), cette expression renvoie à la Terre Promise, la prospérité, l’abondance. Ono souligne aussi qu’il s’agit d’un clin d’œil à leur couple « mixte » (lui Blanc et elle Asiatique). De plus, le concept spirituel y résonne comme un passage symbolique vers l’après-vie.

Après la disparition de Lennon, cette notion de « lait et miel » prend une coloration mélancolique : Ono y voit la rémanence d’un rêve, d’un lieu apaisé où Lennon pourrait reposer. C’est à la fois l’évocation d’un bonheur projeté, d’un Eden qui reste hors de portée, et la réalité new-yorkaise où ils se considéraient « chez eux ».

L’ombre de la tragédie : un accueil sans hystérie mais chargé d’émotion
Comparé à la sortie de Double Fantasy en 1980, marquée par l’assassinat quelques semaines après, Milk and Honey ne déclenche pas la même onde de choc. En janvier 1984, l’événement n’est plus le même. On ne vit plus dans l’effervescence du deuil immédiat. Par ailleurs, plusieurs albums de Lennon se sont déjà écoulés massivement après sa mort, dont des compilations (The John Lennon Collection, 1982).

Néanmoins, la parution de Milk and Honey suscite un écho notable : c’est la première fois que des inédits de Lennon paraissent officiellement. Les fans découvrent alors des chansons comme « Nobody Told Me » (initialement destinée à Ringo Starr), qui devient single et rencontre un vrai succès mondial, se hissant dans le Top 10 de nombreux pays. Ono, pour sa part, propose ses morceaux récents, très marqués par la nostalgie et l’idée de surmonter sa peine : « Sleepless Night », « Don’t Be Scared », ou encore « You’re the One ».

Sur le plan commercial, l’album atteint la 3ᵉ place au Royaume-Uni et la 11ᵉ aux états-Unis, un résultat honnête, loin du raz-de-marée de Double Fantasy, mais témoignant d’une attente du public. La maison de disques n’est plus Geffen, comme pour Double Fantasy, mais Polydor, Ono ayant eu des différents avec David Geffen. EMI rachètera plus tard les droits, ce qui place Milk and Honey dans le giron classique du catalogue Beatles/Lennon.

Un disque inégal, entre euphorie inachevée et chagrin

Sur un plan artistique, on peut dire que Milk and Honey souffre d’une cohabitation de deux temporalités. D’un côté, les chansons de Lennon respirent la joie de revivre et le style pop-rock émanant de sa période Double Fantasy. On y retrouve ce ton léger, qu’il s’agisse de l’humour ironique de « I’m Stepping Out », ou de l’allure détendue de « Borrowed Time ». Mais ces titres n’ont pas bénéficié de la finition en studio qu’il souhaitait leur apporter. Du coup, ils dégagent une spontanéité brute, plaisante, quoique moins aboutie.

« Nobody Told Me » se détache comme un joyau pop, parfaitement calibré, avec des paroles vagues et ludiques, soulignant la surprise de la vie. Lennon y lance des formules cryptiques (« There’s a UFO over New York, and I ain’t too surprised… »), en écho à ses ressentis fantaisistes. De fait, ce titre grimpe dans les charts, prouvant que Lennon, malgré sa disparition, demeure un hitmaker.

« ( Forgive Me ) My Little Flower Princess » est un morceau plus succinct, 2 minutes 28 seulement, à l’état quasi-demo, dont on comprend qu’il aurait gagné en arrangement si Lennon avait vécu. Son aspect squelettique lui confère une fragilité touchante.

Pour « Grow Old With Me », on a donc une simple cassette demo, où Lennon chante avec un accompagnement rudimentaire. Il s’agissait d’un projet de valse nuptiale, inspirée de poètes comme Robert Browning ou Elizabeth Barrett Browning. Yoko Ono en propose une seconde version dans d’autres éditions (notamment sur Anthology), mais la mouture de Milk and Honey reste fidèle à l’esprit de la démo, bruissant d’électricité statique et de la pureté d’un couple prêt à vieillir ensemble.

Quant aux chansons d’Ono, elles sont plus modernes dans leur production, car enregistrées en 1983. « Sleepless Night » revisite la veine new wave ou dance qu’on lui connaît, tandis que « Don’t Be Scared » aborde frontalement la peur de continuer à vivre sans John. « You’re the One », qui clôt l’album, porte un message d’espoir et de gratitude, comme un ultime baume après tant de noirceur.

La réception critique

La critique de l’époque accueille Milk and Honey avec une certaine douceur, reconnaissant son statut d’album-hommage. Beaucoup regrettent qu’il arrive trop tard, que Lennon n’ait pu affiner ses prises. Néanmoins, la plupart louent le charme désinvolte des morceaux de Lennon, le côté enjoué de « I’m Stepping Out » ou la teinte reggae de « Borrowed Time ». On compare souvent « Nobody Told Me » aux grands tubes solaires de Lennon, plus fun que la gravité de John Lennon/Plastic Ono Band (1970).

La partie d’Ono étonne par sa fraîcheur : ses nouveaux titres sont jugés plus accessibles que certaines expérimentations passées, rappelant qu’elle avait déjà surpris sur Double Fantasy avec des touches plus pop ou new wave (« Kiss Kiss Kiss », etc.). Sur Milk and Honey, elle semble osciller entre le deuil et l’envie de s’ouvrir à un public plus large. Par exemple, « Let Me Count the Ways » répond à « Grow Old With Me », comme un écho romantique inspiré par la même thématique.

Une forme de suite à Double Fantasy

La pochette reproduit la célèbre photo du couple en baiser, prise par Kishin Shinoyama, mais cette fois-ci en couleur. L’intention est clairement d’indiquer que Milk and Honey constitue le prolongement naturel de Double Fantasy. Ono y avait pourtant songé : initialement, elle voulait un concept plus élaboré, avec 200 photos en forme de cœur. Finalement, elle opte pour la sobriété, recyclant un cliché du même shooting pour garder une unité visuelle.

Musicalement, l’album épouse aussi la logique de l’alternance chanson de Lennon / chanson d’Ono, même si moins rigide que sur Double Fantasy. La notion de dialogue s’y retrouve, mais dans une tonalité triste : Lennon n’est plus là pour jouer pleinement ce ping-pong, et Ono se tourne davantage vers le monologue de la résilience.

L’héritage discographique et la réévaluation

Au fil du temps, Milk and Honey a toujours été moins en avant que Double Fantasy. L’absence d’une production impeccable sur les titres de Lennon peut laisser un sentiment d’inachevé, voire d’intrusion dans son intimité créative. Pourtant, c’est aussi cette nudité qui fait le charme du disque : on y entend un John Lennon décontracté, plaisant, expérimental à sa manière, un brin lacunaire, mais sincère.

En 2001, l’album est réédité avec un mastering amélioré, incluant quatre bonus : « Every Man Has a Woman Who Loves Him » (version vocale de Lennon seulement), deux démos maison (« I’m Stepping Out » et « I’m Moving On ») et un long extrait de l’ultime interview de Lennon, enregistrée quelques heures avant sa mort (8 décembre 1980). Ces ajouts renforcent la dimension historique, invitant l’auditeur à plonger dans l’ambiance de ces derniers moments.

Néanmoins, Milk and Honey n’est pas exempt de critiques : certains regrettent un second effet mercantile, Ono « utilisant » la voix de Lennon. Mais la plupart des fans reconnaissent qu’elle a patienté plus de trois ans, le temps de panser ses plaies et d’assurer un minimum de cohérence à ce matériel. Par ailleurs, elle n’a pas cherché à en faire un produit artificiellement sur-embelli : rien que la version dépouillée de « Grow Old With Me » en témoigne.

Le succès commercial : un accueil mitigé mais honorable

Milk and Honey atteint la 3ᵉ place dans les charts britanniques, et la 11ᵉ aux états-Unis. Il obtient un disque d’or des deux côtés de l’Atlantique, et séduit davantage encore dans d’autres pays (no 1 en Autriche, par exemple). Les ventes, certes moindres que Double Fantasy, demeurent robustes, confirmant l’attrait durable pour toute nouveauté relative à Lennon.

Les singles issus de l’album incluent « Nobody Told Me » (Top 10 mondial), « I’m Stepping Out » et « Borrowed Time ». Le premier, avec son refrain accrocheur et son humour désabusé (« Nobody told me there’d be days like these »), devient un hymne posthume de Lennon, largement diffusé en radio. Le clip, forcément, est orphelin du chanteur, jouant sur des images d’archives.

Une invitation à la tendresse et à la réflexion

En fin de compte, Milk and Honey s’écoute comme une suite inévitable de Double Fantasy, où la mort interrompt le travail. On y perçoit un John Lennon loin du cynisme ou de la revendication politique, résolu à célébrer la vie en couple, la paternité, la légèreté. Ono, quant à elle, n’hésite pas à confier son questionnement existentiel, son désir de reconstruire un univers mental après la perte.

La dualité Lennon/Ono est moins marquée conceptuellement que sur Double Fantasy, car les pistes de Lennon manquent parfois de finitions, tandis que celles d’Ono sont plus récentes, plus produites. Mais c’est justement cet écart esthétique qui intrigue : l’auditeur y voit un Lennon vivant au présent (en 1980), et une Ono réagissant depuis le futur (1983), comme si l’album tissait un pont temporel.

Des archives sonores comme testament

Milk and Honey revêt également l’importance d’être le dernier ensemble de chansons originales de John Lennon révélées au public. D’autres compilations posthumes, telles que Menlove Ave. (1986) ou John Lennon Anthology (1998), présenteront des prises alternatives, des jams, des démos plus anciennes. Mais Milk and Honey est la seule parution à incarner ce que Lennon préparait dans sa foulée de Double Fantasy.

Le choix de ne pas trop retoucher les voix et les parties instrumentales illustre la volonté d’Ono de respecter l’état brut. Les fans y trouvent un Lennon à la fois enjoué et vulnérable, reprenant goût à l’improvisation musicale après sa phase de retrait (1975-1980). Le titre lui-même, Milk and Honey, suggère la douceur d’un horizon qu’ils n’ont pas eu le temps d’atteindre ensemble.

La ballade du temps qui file

Plusieurs critiques soulignent la thématique du temps qui se dérobe, un fil conducteur dans les chansons de Lennon : « Borrowed Time » mentionne explicitement l’idée que la vie n’est qu’un prêt, qu’il faut savourer chaque instant. Dans “( Forgive Me ) My Little Flower Princess”, on sent la délicatesse d’un Lennon s’excusant, comme s’il anticipait de ne pas pouvoir honorer pleinement sa promesse musicale.

La chanson la plus emblématique du disque, « Nobody Told Me », arbore une forme d’humour optimiste, dans la veine de “Instant Karma!” ou “Power to the People”. Elle renvoie cependant à un sentiment d’étonnement face au monde : “Strange days indeed,” dit Lennon, soulignant la folie ambiante. À la lumière du tragique destin, la phrase résonne d’une ironie cruelle.

Les morceaux d’Ono : la perspective du deuil et du renouveau

Contrairement à l’image caricaturale de l’« avant-gardiste inaccessible », Yoko Ono propose sur Milk and Honey des chansons plus mélodieuses, ancrées dans un style pop-hybride. “Sleepless Night” ou “Your Hands” baignent dans un univers introspectif, reconnaissant l’angoisse, tout en cherchant l’apaisement. Elle chante parfois un espoir de guérir, de se débarrasser des cauchemars.

« Let Me Count the Ways » est un écho direct à “Grow Old With Me” : Lennon et Ono avaient pour projet de composer chacun une chanson inspirée par le poème “How Do I Love Thee? Let Me Count the Ways” d’Elizabeth Barrett Browning. On y sent la tendresse réciproque, l’idée d’un dialogue inachevé. Ono l’enregistre finalement en 1983, comme si elle prolongeait la main invisible de John.

Enfin, « You’re the One » conclut l’album sur une lueur d’optimisme, Ono invitant l’auditeur à croire qu’il existe encore de la lumière après la perte. Cette structure (commencer par la joie brisée de Lennon et finir avec l’acceptation d’Ono) ressemble à un chemin de deuil.

L’écho critique

À sa sortie, Milk and Honey reçoit un accueil respectable sans être un raz-de-marée. Les auditeurs apprécient particulièrement les singles “Nobody Told Me” et “I’m Stepping Out”. Certains reprochent néanmoins le côté inégal de l’ensemble, regrettant que les pistes de Lennon ne soient pas peaufinées. D’autres saluent la fraîcheur de l’approche, surtout après la production parfois trop policée de Double Fantasy.

Certains critiques pointent la liberté qu’aurait pu retrouver Lennon si la tragédie ne l’avait pas emporté : sur “I Don’t Wanna Face It”, par exemple, on sent une énergie rock plus mordante. Quant aux titres d’Ono, ils surprennent par la clarté de leur arrangement, et la sincérité d’une femme en reconstruction.

Milk and Honey témoigne également de la progression artistique d’Ono dans les années 1980 : si Double Fantasy marquait déjà une ouverture pop, elle pousse ici plus loin son sens de la chanson accessible, tout en gardant des textes introspectifs, parfois cryptiques.

L’après : controverses, editions, et héritage

À peine l’album dans les bacs, Jack Douglas, ex-producteur de Double Fantasy, intente un procès à Ono pour royalties impayées. Après plusieurs disputes légales, il obtient une compensation : la justice lui reconnaît le droit à une part des revenus générés par Milk and Honey. Cette affaire ternit légèrement l’image pacifique de la postérité, mais illustre aussi les complexités d’un héritage où chacun veut revendiquer sa participation.

À mesure que le temps passe, on réédite Milk and Honey en format CD, parfois enrichi de bonus. En 2001, la remastérisation ajoute notamment un enregistrement du 8 décembre 1980 (dernière interview de Lennon), un moment troublant où l’on entend encore sa voix quelques heures avant l’irréparable. Cette réédition propose aussi « Every Man Has a Woman Who Loves Him » en version voix de Lennon seulement, piste qui aurait dû figurer sur un album hommage à Ono.

Aujourd’hui, Milk and Honey garde un statut un peu à part. Moins célèbre que Double Fantasy, moins radical que John Lennon/Plastic Ono Band, moins “culte” que Imagine, il incarne pourtant la clôture de l’ère Lennon-Ono. Il permet de cerner ce que Lennon projetait après cinq ans de silence : un retour joyeux, certes, mais en même temps mature. Chaque chanson est comme un rayon de soleil hivernal, ténu mais réconfortant, aussitôt voilé par le drame historique de sa disparition.

Une exploration sincère de l’amour et de la perte

Au fond, Milk and Honey reprend la logique du “cœur à cœur” : sur Double Fantasy, on écoutait un couple se répondre, en direct, sur la passion, le quotidien, la famille. Ici, Lennon n’est plus là pour interagir. Ses morceaux ont été figés en 1980, alors qu’il nageait encore dans l’enthousiasme. Ono, elle, en 1983, répond depuis l’absence, depuis le deuil, depuis la volonté de se reconstruire. Cette asymétrie rend l’album plus poignant encore.

Et peut-être faut-il y voir un testament. Non pas un testament voulu par Lennon, mais un testament forgé par le destin : il laisse inachevé ce qui serait devenu un deuxième chapitre, et Ono le complète avec sa propre voix. L’image de la pochette, calquée sur celle de Double Fantasy, rappelle l’union brisée. Les couleurs au lieu du noir et blanc manifestent un surcroît de vie malgré tout.

Alors que Double Fantasy se terminait avec “Hard Times Are Over”, sous forme d’optimisme conjugal, Milk and Honey se referme sur “You’re the One”, un exutoire final. Peut-être Yoko Ono veut-elle souligner que, malgré la mort, un lien subsiste, intangible.

Vers un horizon de lait et de miel

Le titre Milk and Honey, qui renvoie à la Terre Promise, sonne aussi comme un espoir que la musique de Lennon continue à vivre, irriguant la culture pop. Le résultat commercial, sans être phénoménal, prouve que le public attendait ces inédits. On y découvre une facette plus brute, plus intime de Lennon, par rapport à la politesse d’un Double Fantasy.

Au fil du temps, la critique réévalue ce disque : si la postérité accorde toujours la palme à Double Fantasy, c’est souvent pour des raisons historiques (dernier album paru du vivant de Lennon). Pourtant, Milk and Honey apporte un parfum d’authenticité, la sensation d’entrer dans l’atelier d’un Lennon en plein élan créatif, qui n’a pas eu le temps d’achever ses toiles. Les voix, parfois un peu brouillonnes, sonnent comme autant de confidences.

De plus, la tracklist ménage des instants rares : “Grow Old With Me” ne peut laisser insensible, tant on pressent le potentiel qu’aurait eu ce morceau une fois produit (certains imaginent aisément un arrangement style “Real Love” ou “Free as a Bird”, si le reste des Beatles s’en était mêlé). “( Forgive Me ) My Little Flower Princess”, lacunaire mais douce, demeure un joyau discret. “I’m Stepping Out” respire la joie d’un Lennon qui sort enfin de son cocon familial.

Entre passé et futur : Ono prolonge la flamme

Avec ce disque, Yoko Ono réussit à glisser sa propre actualité musicale dans un album pourtant dominé par le fantôme de Lennon. Ses titres ne se contentent pas d’orner le portrait de l’ex-Beatle : ils poursuivent une démarche, creusant la veine pop-new wave déjà amorcée. Elle y livre des textes de chagrin, de constat lucide, puis de réaffirmation de soi.

Certes, certains observateurs estiment que la cohérence du disque est moins marquée que sur Double Fantasy. Toutefois, la force émotionnelle supplante le besoin d’unité. Le public accepte l’idée qu’il s’agit plutôt d’un patchwork, d’une « dernière danse » du couple, où Ono se trouve contrainte de danser seule sur les derniers pas de Lennon.

Le sens ultime de l’album

À la différence des hommages purement mémoriels (compilations, best-of), Milk and Honey propose un contenu créatif authentique : Lennon y réaffirme ses envies de groove, de pop légère, d’humour, alors même qu’il sortait d’une longue léthargie musicale. Au sein de la discographie lennonienne, c’est un complément indispensable à Double Fantasy. Il y a cette impression d’un puzzle reconstitué a posteriori : en écoutant les deux, on imagine le diptyque complet qu’aurait envisagé le couple.

Malgré un succès moindre en comparaison de l’onde de choc provoquée par la mort de Lennon en 1980, Milk and Honey se hisse tout de même dans les hautes sphères des charts. Plus qu’un triomphe commercial, il se présente comme un geste d’honnêteté artistique : Ono ne cherche pas à dissimuler l’inachèvement, elle l’assume. Dans les interviews, elle confie que c’était trop douloureux de peaufiner la voix de John ou de l’enrober de surdubs. Ainsi, l’album se fait miroir d’une sincérité rare dans l’industrie musicale, un acte de partage où l’on ne dissimule ni la souffrance, ni l’éclatant potentiel qu’aurait pu avoir Lennon.

Au plan strictement musical, si Milk and Honey ne recèle pas la cohésion des albums solos précédents, il offre un éventail d’émotions, de riffs accrocheurs, de ballades inachevées et de trouvailles mélodiques. L’écoute peut se faire comme un testament en deux temps : les chansons solaires de Lennon, interrompues par la fatalité, et les réponses de Yoko, plus sombres ou plus audacieuses, où elle tente de suturer la plaie.

Au-delà de l’album : l’héritage moral

En parcourant l’histoire de Milk and Honey, on saisit la tension permanente entre la volonté de commémorer Lennon et la tentation de continuer à innover. Yoko Ono, désormais la dépositaire de tout le catalogue Lennon, navigue avec prudence : trop tarder à publier ces titres aurait suscité la frustration des fans, trop se hâter aurait pu passer pour une exploitation cynique. Son choix, après avoir donné priorité à Season of Glass pour exprimer son chagrin, est de laisser mûrir le moment.

Ce laps de trois années confère au projet une maturité émotionnelle : Milk and Honey n’est pas un simple prolongement de la triste ferveur post-Double Fantasy. C’est, plutôt, la volonté de rendre hommage, de partager ce qui restait inachevé. À la fin, on y trouve le message d’un couple qui, malgré la séparation tragique, continue d’« exister » dans cette forme artistique.

Par la suite, Ono fera d’autres projets, dont Menlove Ave. (1986), contenant d’autres inédits et sessions orchestrées par Phil Spector. Milk and Honey reste cependant le seul album véritablement composé d’un bloc par Lennon et Ono (même si en décalé), portant la mention « A Heart Play / A Play by John and Yoko ».

La postérité des chansons : singles et rééditions

« Nobody Told Me » demeure le plus grand succès de l’album, atteignant les sommets du Top 10 international. On se souvient aussi de « I’m Stepping Out », moins populaire mais dynamique. « Borrowed Time », lancée en single à l’échelle plus modeste, confirme l’attrait pour un Lennon philosophique, conscient de la fugacité de la vie.

En 2001, la réédition CD (avec remastérisation) ajoute des raretés :

– « Every Man Has a Woman Who Loves Him » en version chantée par Lennon,
– deux démos maison,
– et l’interview d’environ 22 minutes enregistrée le 8 décembre 1980, quelques heures avant la tragédie.

Cette dernière fait office de document ultime, où Lennon se montre plein d’espoir, d’humour et d’idées, ignorant évidemment qu’il ne verra pas l’aube suivante. Cette mise en perspective rend l’écoute de Milk and Honey encore plus poignante.

Un ultime cadeau

Pour nombre de passionnés, Milk and Honey est un album inégal mais essentiel : inégal parce qu’il juxtapose des démos non finalisées et des pièces plus récentes ; essentiel parce qu’il dévoile l’état d’esprit créatif de Lennon au seuil d’une renaissance, en même temps qu’il documente la résilience d’Ono. Loin d’être un simple complément ou une curiosité posthume, il offre quelques-unes des plus belles mélodies tardives de Lennon, ancrées dans la légèreté, et confirme la capacité d’Ono à proposer des chansons abordables, parfois radiophoniques, tout en restant singulière.

En définitive, on ne peut écouter Milk and Honey sans penser à ce qu’il aurait pu être si Lennon avait pu en superviser la finalisation. Mais on ne peut non plus ignorer la force émanant de ces enregistrements : il y a la vie dans « I’m Stepping Out », la nostalgie dans « Borrowed Time », la sérénité dans « Grow Old With Me ». Et il y a la souffrance discrète d’Ono, qui dans sa portion de l’album, tente d’éclairer un chemin qu’elle doit désormais poursuivre seule.

Sans prétendre à l’ampleur d’un chef-d’œuvre incontestable, Milk and Honey s’inscrit au sein de la discographie de Lennon comme un livre de souvenirs sonores, ni totalement achevé, ni purement commercial. Il s’apparente plutôt à une main tendue vers le passé, témoin d’un amour qui n’a pas pu se prolonger, mais qui s’exprime une dernière fois en musique. La « Terre de lait et de miel » que le couple espérait trouver ensemble, Ono la dévoile par bribes. Malgré la fatalité, ces chansons demeurent, comme un ultime rendez-vous avec celui qui déclarait dans « Nobody Told Me » : « Strange days indeed – most peculiar, mama… »

Ainsi, la publication de Milk and Honey scelle le destin discographique de Lennon, clôturant définitivement son legs de chansons originales. Au-delà de la peine, on y voit la volonté d’Ono de respecter la fraîcheur des prises, de ne pas surcharger l’héritage. Il en ressort un album à deux visages, comme un dialogue interrompu, où la présence fantomatique de Lennon brille dans sa spontanéité, tandis qu’Ono répond depuis le silence et la création solitaire de 1983.

Aujourd’hui, Milk and Honey n’est pas forcément l’album que l’on cite spontanément quand on évoque Lennon. Pourtant, il renferme quelques trésors, comme « Nobody Told Me », devenu un classique radiophonique, et des joyaux méconnus à l’état brut. Il s’agit d’un document musical qui conserve toute sa valeur sentimentale, un au-revoir en demi-teinte, et une porte ouverte sur l’hypothèse de ce qu’aurait pu être la suite d’une carrière arrachée trop tôt.

Reste la force poétique de « Grow Old With Me », qui aurait pu être la chanson emblématique d’un couple vieillissant ensemble. Si ce souhait ne s’est pas réalisé, la chanson continue de résonner comme un testament d’amour et de fragilité, rappelant que la musique, parfois, reste le lieu où l’on prolonge le rêve inabouti. Et Milk and Honey, malgré ses imperfections, remplit justement ce rôle : donner à entendre, une dernière fois, la voix de John Lennon qui s’élève, chargée d’espoir et de sérénité, dans un futur qu’il n’aura pas connu.


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