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Les collections de chutes libres (de Haim Steinbach à Xie Lei)

Publié le 06 novembre 2025 par Comment7
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Fil narratif de médiation culturel à partir de : Haim Steinbach, Objets for People, MAC’s – Frédéric Lordon, Dandra Lucbert, Pulsion, La Découverte 2025 – Lionel Sabatté, Interfaces mouvantes, Prix Marcel Duchamp, Musée d’Art moderne de la ville de Paris – Xie Lei, Fall, Prix Marcel Duchamp, Musée d’art moderne ville de Paris – Baptiste Morizot, Le regard perdu, Actes Sud 2025 –  (…)

collections chutes libres Haim Steinbach Lei)

Rébus à la chaîne

Il jette un coup d’œil en dedans. Une incessante gymnastique obstinée grouille. A chaque seconde surgissent une idée, une image, un son, des objets mentaux venus des tréfonds, plic-ploc, tirés des archives, qu’il met un certain temps à reconnaître, mais leur identification n’est même pas nécessaire, et son esprit – mais ça ne ressemble pas à l’esprit, plutôt des réflexes d’équilibre répartis dans le corps -, s’échine dans les engrenages d’une quête instinctive à la Sisyphe pour que ces objets mentaux, chinés, glanés au hasard dans l’inconscient, résidus du passé, de désirs du futur, d’ombres étrangères, s’associent, forment un ensemble cohérent, esthétique malgré leur disparité et, éventuellement, leur incompatibilité. Puis ils s’évanouissent, d’autres surgissent, semblables, différents. Toujours avec un air facétieux de rébus, comme contenant, cachée, codée, l’énigme du « schéma qui relie » soit « la constellation qui donne sens et forme à une série de points dispersés, de fragments disparates ». (BM, p.63)

Tir aux pipes et bibelots mentaux dans la productivité infinie

Fameux tir aux clays, plusieurs projectiles s’élancent, en des courses divergentes, et d’une intuition foudroyante, il faut, non pas les éclater, mais les associer, essayer de surprendre ce qu’ils peuvent raconter de ce « schéma qui relie ». Comme le muscle cardiaque, ça ne doit jamais se reposer, l’inactivité serait fatale. Irruption de fragments de soi, aléatoires et hétéroclites, mise en harmonie intuitive, instantanée, évanouissement, recommencement. A la longue, c’est très sériel, ce sont des objets similaires, de même famille, qui sont sélectionnés, l’aveu d’une préférence sous-jacente, « avec ceux-là, ça marche mieux ». De même qu’égrener son pouls trop longtemps lui cause un étrange malaise, contact trop cru avec le mystère du vivant, fil inimaginable qui peut rompre à chaque seconde, ici aussi, se mettre au diapason de la poursuite constante, opiniâtre, du point d’équilibre entre les choses qu’il rumine ou qui se ruminent indépendantes en lui dont, pressent-il, dépend sa consistance, répand une latence malaisante. Enfin, malaisante et exaltante aussi, car ce qu’il découvre est qu’il n’y est pour rien dans l’effort de « mettre ensemble », ça se fait tout seul, il ne doit pas y penser, c’est délégué à une instance centrale, en silence. Ca roule tout seul. « Ca c’est moi, c’est bien moi, ça se sent que c’est moi » et, pourtant, action d’une force impersonnelle. Un mode de vie hébergé, provisoirement, le temps de son enveloppe corporelle, commun probablement à tous les autres corps vivants, prenant juste des configurations adaptées à la personnalité des hôtes. Ni plus ni moins qu’être habité par autre chose que lui, entité partie prenante de son identité, dont ses manières d’être sont la modalisation autant que la modélisation individualisée. Il regarde dans les yeux cette « autre chose » en son cœur, d’où proviennent les projectiles mentaux qu’il voit défiler, et il doit bien se rendre à l’évidence, même si c’est compliqué à croire. Il n’avait jamais imaginé pouvoir en constater la présence matérielle en lui. Il s’agit de « la force productive infinie ». Oui, « le principe de l’engendrement de toute chose – il faut bien qu’il y en ait un : les choses finies ne sont pas douées d’auto-engendrement. Spinoza l’appelle « la Nature ». Ou Dieu – pour lui c’est pareil : « Dieu, autrement dit la nature ». Tout ce qui est, tout étant – tout mode – est une manière pour la nature d’effectuer, de manifester, d’exprimer sa productivité infinie. » (p.30) Très jeune, déscolarisé, marginal, reclus dans un taudis, il avait lu sans comprendre, en pataugeant indéfiniment, l’intégrale de Spinoza en édition de poche (Garnier Flammarion). La non-compréhension n’excluant pas le dépôt d’intuitions, de tournures affectives rendant sensible à la présence des choses, d’intelligence animale des situations que réactive et entretient cette agitation moléculaire des bibelots mentaux qui n’est pas sans évoquer les «mouvements oculaires rapides et agités (dix à douze par seconde) » grâce auxquels « nous élaborons sans cesse notre monde visuel. Comme seule une petite zone centrale de la rétine enregistre avec une netteté aiguë les phénomènes, la plupart de ce que notre œil voit est indistinct et vague. En déplaçant continuellement cette zone de netteté délimitée, nous synthétisons une image illusoire mais cohérente d’une réalité extérieure qui nous apparaît comme présente. Le mouvement oculaire est la rencontre temporelle entre un corps et un monde dans un état de perpétuelle émergence, une rencontre dans laquelle la mémoire, la perception et les autres sens coopèrent de manière fluide. » (JC, p.136) Perpétuelle émergence à tous les étages que le besoin de durer conjure, par exemple, en organisant des ensembles fixes, statiques, d’objets auxquels se lier, avec lesquels élaborer un monde d’affinités indicibles, une fiction rassurante. Faire collection. De chapeaux, de ballons, de montres, de livres, de vases, jouets, emballages, bijoux, cailloux, rebuts. objets extérieurs à soi et miroirs d’objets intérieurs, qui deviennent chaîne signifiante, série de faits à partir de quoi bâtir sur le vide, filet de sécurité, parachute qui freine la chute, voire l’immobilise et l’inverse (parachute ascensionnel). 

Collections et abris de fortune

Il garde en tête quelques-unes de ces collections fragiles – « coups de dés » n’abolissant jamais le sort mais en évitent le couperet fatal – collectées chez « des gens » et présentées par Haim Steinbach*, sous vitrine et sur plans transparents, dans une forêt de barres métalliques d’échafaudage, de chantier de construction en rade, sans fin déterminée, labyrinthique. Cet étrange temple de l’art d’étayer l’incurie de l’architecture sociale – laissant croire à tort que l’on va y ériger quelque lieu de vie – est surmonté de logements éphémères, incongrus, évoquant les tentes que migrants et sans-abris dressent en de rares espaces vacants, trottoirs, squares discrets, talus d’autoroutes. De là s’installe une tension entre, d’une part, les collections discrètes, ténues – raffinées quelle que soit la nature de ce qui est assemblé – par quoi des individus attestent qu’ils tiennent bon dans leur rêve et, d’autre part, l’édification structurelle de la précarité, voulue par l’économie, par les politiques de rejet de l’autre. Dans ces poignées d’objets rassemblés, faisant famille ou conciliabule d’alliés, miroite bien leur vertu d’ériger les intérieurs d’où ils proviennent en abris de fortune. Ces pauvrescollections (référence à l’art pauvre, non péjoratif) brillent là comme mirages d’organisations mentales soutenantes. Trésors discrets, agiles. Disons tentatives d’organisation – l’aboutissement de celle-ci, rendant les pleins effets d’une harmonie bétonnée, pérenne, étant par définition hors d’atteinte. La menace de déséquilibre frémit, imperceptible, aux arêtes fantasmatiques qui articule le regroupement provisoire de ce qui fait-là, momentanément, collection. Tout peut s’effondrer rapidement.  ( « *Objects for People… projet collaboratif sollicitant la participation de six personnes issues de milieux sociaux différents. L’artiste leur a proposé de parler d’objets qu’elles ont disposés dans leur intérieur. Des interviews filmées ont été réalisées de manière informelle, sans questionnaire préétabli. Les objets, choisis en début de rencontre, ont été prêtés ensuite par leurs propriétaires pour la durée de l’exposition ; déplacés de la sphère privée à celle, publique, du musée. » Mac’s, Guide du visiteur)

Les objets de Haim Steinbach pour tenir ensemble

Du coup, avançant dans la grande nef du musée, les quelques fragments tirés des collections de Steinbach le ravissent, entonnant une polyphonie divine tirée des dissonances originelles des objets associés. Magiques, improbables concrétions spontanées, design, sur les murs blancs abrupts sans aspérité, de l’art parfait de tenir en équilibre sur rien, à partir de rien. On ne sait qui tient l’autre : l’organisation des objets chinés, repérés et choisis selon une constante obsessionnelle, entraînant le display dans leur lévitation ou le display, bien ancré dans la paroi, offrant à l’association d’objets une assise profilée, emportant ces idées flottantes sur l’aileron d’une machine volante par ailleurs invisible (enfouie dans la masse blanche). Chaque ensemble exprime un don étrange, sublimé, de la survie, arrimé à la paroi de la vie nue ayant la beauté sacrificielle d’une tente d’alpinistes blottie à des hauteurs déraisonnables, dans la poudreuse étincelante. (« A 16 heures, ils creusent à 6 200 mètres une plateforme dans la neige, dans une portion un peu moins raide, pour y monter leur tente. Le thermomètre plonge à -20 °C durant la nuit. » Libération, 19/10/25, Benjamin Védrines et Nicolas Jean, ascension du Jannu Est). Étranges bivouacs de choses en altitude esthétique. Collectifs d’objets joignant le terrestre et l’extra-terrestre. Autant d’autels où méditer, se recueillir, rendre grâce aux énergies occultes, immaîtrisables, bouées qui permettent de surnager, de tenir. Tenir quoi ? Tenir tout court, et pour ce faire, tenir ses parties – c’est-à-dire lui-même en ses parties assemblées. (p.516) Ces objets qui tiennent ensemble le renvoie à tous les efforts quotidiens, narratifs, pour rassembler ses organes, ses propres parties, en un tout corporel cohérent. Ca ne se fait pas tout seul quoiqu’on pense. Et pour tenir, dans ce monde de plus en plus fou, mais dans la vie en général, tout simplement, il faut négocier avec la force productive infiniele traversant pour faire tenir ensemble ses divers morceaux, matériels et immatériels, organes, membres, idées, affects. Négocier, c’est lire, regarder, jardiner, cuisiner, pédaler, méditer, sentir. Sans mode d’emploi, sans même un inventaire exhaustif de ces parties. A l’aveugle. « Une composition de parties sous un certain rapport précis : voilà ce qu’est un corps qui tient – qui persévère. Que cesse la tenue et les parties retournent à leurs tendances conatives propres – à l’éparpillement (ou bien à l’entrée sous le rapport caractéristique d’un autre mode : je suis mangé par le tigre, mes parties entrent dans la composition du tigre.) la persévérance s’exprime dans la durée par le maintien dans l’existence, et le maintien dans l’existence par la tenue continuée des parties. Parties pas tenues : parties dispersées, corps littéralement décomposé , c’est-à-dire plus de corps à proprement parler. A contrario, le mode dispose d’une puissance composante suffisante : ses parties demeurent composées, il les tient et, lui-même, il tient. Il tient : il consiste. » (p.516) Les objets de Steinbach témoignent de cette alchimie du tenir, de la tenue, où il importe de se métamorphoser, de transiter à travers différents états, différents corps, différentes économies symboliques. Absorber, digérer, transformer, imaginer, recycler, recracher. Objets industriels, fabriqués en série, distingués par l’artiste lors de passages en boutiques, en vitrines, ramenés chez lui où ils sont couvés, manipulés, caressés, installés, déplacés, oubliés, ensevelis, retrouvés. L’atelier d’art comme un grand hangar de brocantes. Un temple où se perdre dans la galaxie d’où proviennent nombre de nos objets quotidiens. Et là, intériorisés, conceptualisés. Petit à petit, un à un, l’artiste les absorbe, comme un boa, les dissout, les réenfante. Longue errance matricielle dans son imaginaire malaxant leurs matières et leurs formes, revisitant et hackant en douceur leur design consumériste. Une étincelle a fait qu’ils lui parlaient au-delà de leur banalité. Vases quelconques, jouets pour chien, instruments désuets, gadgets ésotériques, garnitures kitsch, antiquités abstraites. Ils resurgissent alors, tout à fait singuliers, pièces uniques tombées d’une autre planète, polis à la main, alignés, mis en correspondance. Ne sont plus reliés à au matérialisme capitaliste mais renouent avec la force productive infinie. Lisses et brillants comme des hologrammes de bibelots intérieurs, instruments de cultes de cosmologies non modernes, choses gratuites, inutiles, et par là, comblant un manque, fétiches où s’accrocher encore à quelque chose, tenir, surfer sur les ondes qui relient visible et invisible, dicible et indicible, leur opacité marchande devenue lumineuse, celle que recueille timidement ses gestes au quotidien, presque plus réfléchis, par lesquels il tente d’installer un peu de beauté dans son décor, maniant ses ustensiles de cuisine, de jardinage, ses divers interfaces avec le monde, livres, bouteilles, cahiers, crayons.

Interfaces mouvantes, visages des poussières

Ses souvenirs migrent vers une toute autre manière de tenir, et qu’il imite aussi, tâtant, pétrissant les interfaces mouvantes, invisibles, entre lui et les choses, ce que ses sens rencontrent. L’impression qu’il a depuis toujours qu’entre lui et ce qu’il regarde, entend, touche, s’immisce une masse transparente qui sert d’intermédiaire, de « courant conducteur ». Il songe alors à Lionel Sabatté, ramassant dans les salles et couloirs du musée, ce que les visiteurs et visiteuses y sèment, poussières venues d’ailleurs (ramassées sur les trottoirs…), fibres de tissu, poils, cheveux, pellicules. Bribes de présences. Ce matériau disparate chu d’innombrables individus de passages, passionnés ou ennuyés par les œuvres, propage les vibrations de leurs passions, leurs ennuis et l’artiste amasse, rassemble ces poussières pour en rendre visible cette masse impressionnante de micro- trames disparates, brouillonnes et l’organise, triturant avec les doigts, comme l’on traque et appelle des visages oubliés, perdus, par des rites de divination. Peu à peu apparaissent des yeux, des bouches, des figures. Des fantômes. La poussière est un peuple qui nous regarde. Elle est partout, elle est soutenante de par sa multitude d’ADN qui se mélangent. Elle s’infiltre, apporte de l’ombre, influe sur les surfaces éclairées, relie toutes choses, fait circuler les ondes entre les objets, les espaces, les œuvres et les personnes qui y défilent, cherchent à influer sur les relations spirituelles entre âmes et art,  imperceptiblement, elle intervient dans les perceptions, de la même manière que les micro-particules organiques, voletantes, intègrent, enrichissent les microbiotes, cutanés, buccaux, intestinaux. En restituant des visages humains aux milliards de poussières, poils, cheveux qui flottent dans l’atmosphère, c’est rappeler que ce que l’on éprouve face aux œuvres est tributaire aussi de toutes les émotions, positives ou négatives, qu’elles ont déjà inspirés aux foules qui les visitent, les reluquent, en touristes, en connaisseurs, en pratiquants transis du cosmos muséal. 

Consister, persévérer en chute libre

Tenir serait donc conjurer la chute libre, s’en accommoder a minima, la ralentir. Tous les micro-actes, conscients et inconscients, par lesquels on tient, masqueraient la tout aussi omniprésente chute libre, tout aussi fondamentale, originelle et indispensable au moteur à explosion du sensible. Centrale, consubstantielle. La découverte de l’air libre lors de l’expulsion du ventre enveloppant, de ce vide immense qui ne retient rien, ne soutient rien, laisse choir. Le sentiment de chute de la naissance ne cesse jamais, il se transforme, se déguise, se tapit au creux d’autres sentiments. Revient régulièrement dans des rêves de défenestration. Il active, brûle, consume le faisceau relationnel que l’individu tisse avec la matière traversée. Chaque vertige, jouissif ou dépressif, chaque passage à vide, le rappelle. Les chutes libres peintes par Xie Lei montrent cet état d’abandon comme une extase statique. Ca ressemble aux passages vers la mort qu’il avait peint précédemment, mais l’atmosphère en est complètement différente, ce sont des trajets comme parallèles et inversés : ici, on peut évoquer une sorte de transit sans fin vers la naissance, la naissance toujours à vivre, devant soi. Plus exactement, la recherche incessante de renaissance. Les corps luminescents, redevenus fluides, mous, vierges, chutent puis planent en des frondaisons matricielles, mucosités célestes et végétales, dans des traînes ou halos de bulles d’oxygènes, stellaires-amniotiques. Certaines silhouettes semblent même amorcer une remontée. Il vit avec cette chute au corps, il tient avec elle, il y puise l’énergie et le sens même de tenir, dans ce mouvement, cet instant où le stress de l’inconnu, du mystère est absolu, mais reste teinté de merveilleux, d’espoir d’atterrir là où il faut, bien.

Pierre Hemptinne

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