En septembre 1970, Ringo Starr choque et séduit avec l’album Beaucoups of Blues, enregistré en trois jours à Nashville. La collaboration avec Pete Drake et les virtuoses locaux opère un virage radical vers la country, bien loin du style pop habituel. Ce projet audacieux révèle une passion sincère pour le genre, marqué par des sessions intenses et une énergie authentique. Malgré des ventes modestes et des critiques partagées, l’album s’impose comme un jalon historique, témoignage vibrant d’un ex-Beatle repoussant les limites de son art. Une œuvre rare qui incarne l’audace et la réinvention.
La sortie de Beaucoups of Blues, en septembre 1970, incarne un moment singulier dans la trajectoire solo de Ringo Starr. Quelques mois à peine après son premier disque, Sentimental Journey, Ringo réapparaît aux yeux du public avec un album radicalement différent, axé sur la country. Enregistré en seulement trois jours à Nashville, il s’entoure alors d’instrumentistes de haut vol et d’un producteur parfaitement rompu aux sonorités du genre, Pete Drake. Cette production, surprenante pour les fans habitués à l’imaginaire Beatles et aux standards vieillots de Sentimental Journey, révèle une affinité profonde de Ringo pour la country et un désir de se relancer après la fin des Fab Four. L’histoire de cet opus est riche en anecdotes, qu’il s’agisse des conditions express de son enregistrement, de la connexion avec Pete Drake ou de la réaction mitigée du public. Dans cet article, nous plongerons dans le contexte qui entoure Beaucoups of Blues, les sessions de Nashville, ses musiciens et son héritage.
Sommaire
- LES RACINES DE RINGO STARR DANS LA COUNTRY
- UN PROJET éCLAIR : LE DéFI D’ALLER à NASHVILLE
- LES SéANCES D’ENREGISTREMENT : TROIS NUITS DE TRAVAIL INTENSIF
- LES CHANSONS ET LEUR GENèSE
- UNE AMBIANCE CONVIVIALE ET EFFICACE
- LA POCHE TTE DE L’ALBUM : UN CLICHé DEVANT LE SMOKEHOUSE
- SORTIE ET RéCEPTION CRITIQUE
- UN PEU PLUS TARD : éVOLUTION DES APPRéCIATIONS
- LA POUSSéE DE RINGO VERS LA COUNTRY : UNE GRAIN DE CRéDIBILITé
- L’IMPACT DES COLLABORATEURS ET LES INéDITS
- LA COMMUNICATION AUTOUR DE L’ALBUM
- LES RAISONS D’UN MODèLE DE BRèVE DURéE
- LE POIDS SYMBOLIQUE DE
- BEAUCOUPS OF BLUES
- AUJOURD’HUI
- LA PLACE DE L’ALBUM DANS L’HéRITAGE DISCOGRAPHIQUE DE RINGO
- UNE SUITE QUI NE VERRA JAMAIS LE JOUR
- LA RééDITION DE 1995 ET LES BONUS
- L’éVOLUTION DE LA RéCEPTION AU FIL DU TEMPS
- CE QUE
- BEAUCOUPS OF BLUES
- NOUS APPREND SUR RINGO
- UNE PIERRE BRUTE DANS LA DISCOGRAPHIE POST-BEATLES
- EN GUISE DE CONCLUSION : UN ALBUM MOINS CONNU, MAIS ESSENTIEL
LES RACINES DE RINGO STARR DANS LA COUNTRY
Avant même que Ringo Starr ne se lance dans sa carrière solo, certains indices laissaient entrevoir son attrait pour la musique country. Dès la période Beatles, on le retrouve interprétant «Act Naturally», une reprise de Buck Owens, ou coécrivant «What Goes On», deux morceaux aux sonorités country. Plus tard, il composera «Don’t Pass Me By», un titre lui aussi teinté d’influence country. On raconte que, pour l’album Beatles for Sale (1964), Ringo encourage le groupe à intégrer des sonorités country et à jouer sur des registres plus proches du folk américain. Son timbre de voix, jugé naturel et chaleureux, se prête fort bien à ce style.
Au printemps 1970, alors qu’il participe aux séances de All Things Must Pass de George Harrison, Ringo rencontre le pedal steel guitarist Pete Drake. Homme-clé de la scène de Nashville, Drake a collaboré avec des figures légendaires (dont Bob Dylan) et possède un vaste réseau dans le milieu country. Ringo révèle alors à Drake son goût pour les disques de country qu’il écoute dans sa voiture. Le producteur s’étonne de cette passion, puis lui suggère : «Viens à Nashville, on fera un album.» Sur le moment, Ringo s’avoue réticent. Fort de l’expérience des Beatles, il croit qu’un album nécessite des mois de travail. Drake le rassure : à Nashville, on peut graver un disque en quelques jours, voire en quelques heures. Intrigué, Ringo se laisse convaincre.
UN PROJET éCLAIR : LE DéFI D’ALLER à NASHVILLE
Le 22 juin 1970, Ringo s’envole pour les états-Unis, direction Nashville. Il a dans l’idée d’enregistrer un disque country, sur la simple promesse de Pete Drake qu’il trouvera tout le nécessaire sur place. L’album, qui deviendra Beaucoups of Blues, constitue pour Ringo un changement radical après Sentimental Journey, un recueil de vieux standards arrangés par diverses pointures. Cette fois, il veut s’immerger dans un univers musical authentique qu’il affectionne depuis longtemps.
Pete Drake fait venir des auteurs-compositeurs chevronnés de la scène country locale. Selon la légende, ces songwriters écrivent en quelques jours une série de morceaux spécialement conçus pour la voix de Ringo. Celui-ci, assez stupéfait, voit arriver une poignée de titres qu’il ne connaît pas, mais qu’il doit assimiler rapidement. Le plan : enregistrer l’album en deux ou trois jours à peine. Ce défi logistique est rendu possible par la méthode Nashville, où l’on procède par séances de trois heures (souvent 10h-13h, 14h-17h, etc.) avec des musiciens capables de lire à vue et d’improviser.
LES SéANCES D’ENREGISTREMENT : TROIS NUITS DE TRAVAIL INTENSIF
Les sessions ont lieu au Music City Recording Studio, et s’articulent sur trois soirées successives : les 25, 26 et 27 juin 1970. Généralement, les musiciens se réunissent deux fois par jour : de 18h à 21h, puis de 22h à 1h du matin. Ringo explique qu’il découvre environ cinq chansons le matin, les répète rapidement, et les enregistre le soir même. Cette approche hyper efficace, typique de la capitale du Tennessee, le séduit. Au total, quinze morceaux sont gravés, dont douze figureront sur l’album final. Les sessions se concluent même par deux jams, surnommées «Nashville Freakout» ou «Nashville Jam», d’une durée de 18 et 20 minutes.
Parmi les instrumentistes présents, on trouve quelques piliers de Nashville, parfois associés à Bob Dylan lors de Nashville Skyline : Charlie Daniels, Jerry Reed, Ben Keith ou encore DJ Fontana (batteur historique d’Elvis Presley). L’ambiance est détendue, la méthode limpide. Chacun sait exactement quoi faire en studio. On raconte que Ringo, pourtant habitué à poser lui-même les parties de batterie, se contente de chanter, jouant parfois un peu de guitare acoustique sur certaines prises ou participant seulement au jam. Il laisse le soin à DJ Fontana ou Buddy Harman de s’occuper des fûts, confiant dans leur expérience.
LES CHANSONS ET LEUR GENèSE
Les morceaux qui composent Beaucoups of Blues sont écrits pour la plupart par des auteurs locaux tels que Buzz Rabin, Chuck Howard, Larry Kingston ou encore Sorrells Pickard. Chacun tente d’imaginer la façon dont Ringo pourrait interpréter la chanson, compte tenu de son timbre et de sa tessiture. On retrouve sur l’album le titre «Beaucoups of Blues» (signé Buzz Rabin), qui devient d’ailleurs la pièce maîtresse et donne son nom à l’opus. Ringo confie qu’il apprécie tout particulièrement ce morceau pour son évocation simple et émouvante de l’errance amoureuse, un sujet cher au country traditionnel.
Le disque comprend également «Love Don’t Last Long», «Fastest Growing Heartache in the West», «Without Her», «Woman of the Night» et «Silent Homecoming», tous basés sur des thématiques familières au genre : la solitude, l’amour contrarié, les hasards de la vie sur la route. La ballade «I Wouldn’t Have You Any Other Way» voit Ringo chanter en duo avec Jeannie Kendall, la chanteuse du duo The Kendalls. L’idée de ce duo vient de Pete Drake, qui veut apporter une touche féminine pour souligner le côté sentimental de l’album. L’ensemble est rehaussé par le son distinctif de la pedal steel guitar (Pete Drake et Ben Keith), instrument emblématique de la country.
UNE AMBIANCE CONVIVIALE ET EFFICACE
Lorsque Charlie Daniels, guitariste et figure notable de la scène country-rock, relate ces sessions, il insiste sur leur déroulé très professionnel : trois chansons en trois heures, un travail d’orfèvre. Rien à voir avec la longueur habituelle des projets Beatles, où l’expérimentation en studio pouvait durer des semaines ou des mois. Ringo est surpris et séduit par cette approche, qui lui rappelle à quel point il est possible de «boucler» un album rapidement quand les musiciens sont aguerris et les partitions efficaces.
Les comptes rendus évoquent aussi la bonne humeur de Ringo, heureux de s’aventurer dans un style qu’il aime depuis longtemps. Contrairement à Sentimental Journey, où il se sentait peut-être moins à l’aise sur des ballades d’avant-guerre, il trouve ici un registre plus proche de sa sensibilité. Son timbre grave, parfois légèrement traînant, sied bien au pathos de la country. Beaucoup de participants louent son sens du tempo, son aptitude à rester extrêmement régulier, vestige sans doute de ses années passées comme batteur des Beatles. Il arrive même que Ringo pose lui-même quelques parties de batterie lors du jam final, même si la majorité des prises sont assumées par les spécialistes locaux.
LA POCHE TTE DE L’ALBUM : UN CLICHé DEVANT LE SMOKEHOUSE
La couverture de Beaucoups of Blues, photographiée par Marshall Fallwell Jr., montre Ringo devant un smokehouse appartenant à la musicienne Tracy Nelson, à Nashville. L’image, assez rustique, symbolise la plongée de Ringo dans l’Amérique rurale, loin de l’effervescence urbaine à laquelle on pouvait l’associer. La veste, la posture, le décor, tout évoque le travail accompli en quelques jours dans le berceau de la country. Quant au verso, il expose un large cliché rassemblant la plupart des musiciens ayant participé au disque. On y voit la camaraderie régnante, qui reflète la rapidité et l’ambiance bon enfant des sessions.
SORTIE ET RéCEPTION CRITIQUE
Beaucoups of Blues paraît le 25 septembre 1970 au Royaume-Uni, puis le 28 septembre aux états-Unis. Le single «Beaucoups of Blues» sort le 5 octobre 1970, accompagné en face B de «Coochy Coochy», un titre enregistré lors des sessions, mais non inclus dans l’album. Le public, déjà surpris quelques mois plus tôt par Sentimental Journey, réagit de manière perplexe à ce nouvel opus. Beaucoup de fans de Beatles s’attendaient peut-être à une continuité pop, voire rock, de ce qui avait fait la renommée du groupe. Les ventes sont donc nettement plus modestes que pour l’album précédent. Beaucoups of Blues ne parvient pas à se classer dans les charts britanniques. Aux états-Unis, il culmine à la 65e place du Billboard 200, un résultat assez décevant pour un ex-Beatle.
Toutefois, l’accueil n’est pas totalement négatif. Certains pays, comme le Canada, l’Australie ou la Norvège, voient le disque atteindre des positions plus honorables (respectivement 34, 33 et 21). De plus, parmi les critiques professionnels, certains saluent l’authenticité de la démarche. Charles Burton, dans Rolling Stone, compare l’album à Nashville Skyline de Bob Dylan, soulignant que Ringo assume un chant «crooning country» dans la lignée de la tradition locale. John Lennon lui-même, en interview avec Jann Wenner (8 décembre 1970), déclare : «C’est un bon disque. Je suis moins embarrassé que pour son premier album.»
En revanche, d’autres, surtout au sein de la fanbase Beatles, restent déconcertés par cet écart stylistique. Dans le prolongement d’une année 1970 déjà tumultueuse pour les ex-Beatles (sortie de McCartney, annonce de la séparation du groupe, publication de All Things Must Pass), l’initiative country de Ringo peut sembler inattendue. Dans tous les cas, la performance commerciale étant jugée insuffisante, Ringo ne publiera plus d’album avant 1973 (Ringo), préférant se consacrer à des rôles d’acteur.
UN PEU PLUS TARD : éVOLUTION DES APPRéCIATIONS
Avec le recul, plusieurs critiques réévaluent Beaucoups of Blues de manière plus positive. Bob Woffinden, dans son livre The Beatles Apart, estime que c’est «l’un des meilleurs albums solo de Beatles», soulignant que la voix de Ringo, au timbre «homely lugubrious», s’accorde idéalement avec des chansons country un brin mélancoliques. Sur la version CD remasterisée de 1995, qui inclut deux bonus («Coochy Coochy» et «Nashville Jam»), certains mettent en avant la cohérence organique de l’opus, loin de l’assemblage disparate de Sentimental Journey. Dans le magazine Mojo, l’éditeur Paul Du Noyer juge le groove de Nashville fluide et évoque le plaisir manifeste de Ringo à l’enregistrement, soutenu par une «stellar cast of country players».
On reconnaît aujourd’hui à Beaucoups of Blues d’avoir anticipé ou participé à la vogue des rockers qui s’essayent à la country, ainsi qu’à la jonction entre la pop britannique et la scène traditionnelle américaine. Il s’inscrit dans une logique inverse de celle de Linda Ronstadt, qui reprendra quelques années plus tard des standards pop avec un esprit country-rock, ou de Rod Stewart qui s’essaiera plus tard à des standards américains. Si l’album n’a pas connu un succès flamboyant, il fait aujourd’hui figure de curiosité attachante, marquant la volonté de Ringo de s’accomplir comme chanteur country le temps d’une session intense.
LA POUSSéE DE RINGO VERS LA COUNTRY : UNE GRAIN DE CRéDIBILITé
Pourquoi un tel élan vers la country ? D’une part, Ringo a toujours manifesté de la sympathie pour la simplicité du style, très éloigné des prouesses vocales ou du psychédélisme rock. D’autre part, après la séparation des Beatles, chaque membre cherche sa voie : Lennon s’engage politiquement avec ses albums expérimentaux, Harrison explore la spiritualité et la collaboration avec un large panel de musiciens, McCartney fonde Wings. Ringo, lui, veut simplement profiter de la musique qu’il aime, en l’occurrence la country, sans s’embarrasser d’un concept trop sophistiqué ou de pressions artistiques. Il fait confiance à Pete Drake et aux musiciens de Nashville pour porter son chant.
Le résultat est un enregistrement spontané, quasi live, où tout repose sur l’osmose des instrumentistes, la chaleur des chœurs (The Jordanaires, par exemple, célèbres pour leurs collaborations avec Elvis Presley) et la capacité de Ringo à habiter ces chansons pourtant composées à la hâte, spécialement pour lui. Sur le plan purement musical, l’album compte quelques perles : «Fastest Growing Heartache in the West» ou «Woman of the Night» incarnent la quintessence d’une country un peu plaintive, agrémentée d’un jeu de pedal steel expressif. «Loser’s Lounge» et «$15 Draw» optent pour un récit presque narratif, typique du songwriting country qui raconte des histoires de bar, de malchance et de quête d’amour.
L’IMPACT DES COLLABORATEURS ET LES INéDITS
Au-delà de l’album, il se murmure qu’il existe suffisamment de matériel non publié pour envisager un second volume. Effectivement, Apple Records avait annoncé le 18 octobre 1970 qu’un deuxième disque issue des sessions de Nashville verrait le jour, mais le projet ne se concrétisa jamais. Parmi les titres enregistrés et non retenus, on mentionne «The Wishing Book», le jam de 20 minutes «Nashville Freakout», ou encore la version longue de «Coochy Coochy» qui faisait initialement 28 minutes. Les disques acétates baptisés «Ringo in Nashville», mis aux enchères en 1992, laissent supposer que la prise brute de ces morceaux avait un ordre différent et comprenait des chutes restées inédites.
De même, certains musiciens, comme Guthrie Thomas, confirment que des ébauches furent envisagées, puis rejetées, tel «Band of Steel» que Ringo aurait coécrit mais qui ne trouva pas sa place. L’important est que la session a marqué la mémoire de ses participants. D. J. Fontana, ex-batteur d’Elvis, souligne l’extraordinaire stabilité rythmique de Ringo, louant sa capacité à garder le tempo : «Il ne variait jamais, c’était incroyable.»
LA COMMUNICATION AUTOUR DE L’ALBUM
En dépit de l’investissement sur place et des bonnes relations entre Ringo et l’équipe de Nashville, la sortie de Beaucoups of Blues ne jouit pas d’une promotion colossale. Apple publie le disque tardivement, fin septembre 1970, tandis que le single «Beaucoups of Blues / Coochy Coochy» demeure réservé aux états-Unis (5 octobre 1970). L’Europe n’a même pas droit à cette parution en 45 tours. L’intérêt médiatique, focalisé sur la querelle autour de la séparation des Beatles et sur les performances de John Lennon (Plastic Ono Band) ou de Paul McCartney (McCartney), relègue un peu Ringo au second plan.
Les interviews de l’époque montrent néanmoins un Ringo confiant. Il met en avant le plaisir qu’il a eu à travailler à Nashville, la rapidité du processus et sa fierté de pouvoir présenter un véritable album de country. Certains commentateurs notent le contraste avec Sentimental Journey. Là où le précédent opus apparaissait comme un patchwork d’arrangements jazz et big band, Beaucoups of Blues bénéficie d’une cohésion de style, d’autant plus que la majorité des chansons a été écrite pour lui, plutôt qu’empruntée à un répertoire préexistant.
LES RAISONS D’UN MODèLE DE BRèVE DURéE
Dans l’esprit de Ringo, Beaucoups of Blues concrétise un vieux rêve. Pourtant, les ventes moyennes et la réception critique ambiguë l’amènent à se replier quelque temps sur sa carrière d’acteur. De 1971 à 1972, il apparaît dans divers projets cinématographiques, dont Blindman, et se fait plus discret sur le plan musical. Il faudra attendre 1973 pour qu’il revienne avec un nouvel album studio, Ringo, beaucoup plus pop-rock et rassembleur, auquel contribuent Lennon, McCartney et Harrison. Cet opus de 1973 s’avérera un succès majeur, porté par des hits comme «Photograph» et «You’re Sixteen», et rendra Ringo très populaire dans le milieu du grand public.
Quant à la country, Ringo ne l’abandonne pas pour autant, mais il n’enregistre plus d’album entièrement dédié au genre. Au fil de ses disques, il conserve un attrait pour des couleurs folks ou des ballades, tout en restant dans un sillage pop-rock. De fait, Beaucoups of Blues reste un exemplaire unique de la période ex-Beatles, où l’un des membres s’immerge résolument dans la country authentique, dans une ville emblématique.
LE POIDS SYMBOLIQUE DE
BEAUCOUPS OF BLUES
AUJOURD’HUI
Au gré des rééditions, dont celle de 1995 en CD, accompagnée de bonus comme «Coochy Coochy» et «Nashville Jam», l’album a gagné peu à peu un statut culte. Il y a dans cet opus un charme brut, une sincérité qui transparaît dans la voix de Ringo, pourtant malmenée quand il s’agit de monter dans les aigus. Ce disque illustre un pan de la culture musicale de l’époque : les ponts entre rock et country ne cessent de se multiplier à la fin des années 1960, qu’il s’agisse de Gram Parsons, de Dylan ou d’autres. Pour Ringo, c’est l’occasion de prouver que son identité artistique ne se limite pas à l’ombre des Beatles.
La critique moderne note aussi que Beaucoups of Blues est davantage à son avantage que Sentimental Journey. Tandis que sur ce dernier, Ringo reprenait des standards inégaux pour sa tessiture, ici, toutes les chansons sont pensées pour lui, avec des textes et des mélodies qui mettent en valeur sa façon de chanter, chaleureuse mais modeste. Les orchestrations sont sobres, l’ambiance presque live. S’il n’a pas la profondeur ou le retentissement d’un All Things Must Pass ni l’impact d’un McCartney, cet album n’en demeure pas moins une pièce attachante, témoignage d’une inspiration surprenante au sein des carrières solo Beatles.
LA PLACE DE L’ALBUM DANS L’HéRITAGE DISCOGRAPHIQUE DE RINGO
Aujourd’hui, l’influence de Beaucoups of Blues se fait sentir lorsque l’on évoque la filiation entre la country et les ex-Beatles. En 1970, rares sont ceux qui auraient parié que Ringo se lancerait dans ce style avec autant de spontanéité. Le disque ne devient pas un best-seller, mais marque les esprits. Il n’est pas anodin de constater que l’étiquette Apple en soutient la publication, même si elle ne pousse pas la promotion trop loin. Aux yeux de certains historiens, la démarche de Ringo préfigure le regain d’intérêt pour les fusions country-rock et pour les incursions de musiciens britanniques dans le répertoire traditionnel américain. Bien plus tard, d’autres artistes pop ou rock tenteront la même expérience, parfois avec davantage de succès commercial.
Certains musiciens ayant joué sur l’album (Chuck Howard, Charlie Daniels, Jerry Kennedy, etc.) ont continué à faire référence à cette session comme un moment privilégié, où l’on croisait l’ex-batteur des Beatles dans un cadre typiquement Nashville. Pour eux, Ringo était un ami, un musicien sympathique, loin de l’image surmédiatisée du Beatle en pleine gloire. Cette collaboration a permis de confirmer que, malgré son statut légendaire, il était prêt à apprendre et à s’adapter aux méthodes de la capitale du Tennessee.
UNE SUITE QUI NE VERRA JAMAIS LE JOUR
Le 18 octobre 1970, Apple annonce qu’un second album tiré des sessions de Nashville est en préparation. Il aurait pu exploiter les inédits, proposer d’autres titres composés lors de ces quelques jours ou publier les jams dans une forme plus étendue. Malheureusement, aucune suite ne se concrétise. Les raisons sont multiples : l’échec relatif en termes de ventes, la volonté de Ringo de passer à autre chose (notamment la comédie), ou encore le besoin d’Apple de réorienter ses priorités dans un contexte post-Beatles tumultueux. Les fans se contentent de rumeurs et d’éventuelles maquettes, qu’on finira par retrouver en partie sur des acétates vendus aux enchères en 1992.
LA RééDITION DE 1995 ET LES BONUS
En 1995, Beaucoups of Blues est remastérisé et ressort sur CD, assorti de deux bonus : «Coochy Coochy» et «Nashville Jam». Le premier est un morceau signé Ringo Starr, initialement paru en face B du 45 tours «Beaucoups of Blues» aux états-Unis, avec un groove festif et un jam prolongé dont l’enregistrement original durait une vingtaine de minutes. Le second, «Nashville Jam», est une captation d’une jam session spontanée, où la plupart des musiciens se laissent aller à l’improvisation sur un canevas country-blues. Ces compléments soulignent l’atmosphère détendue qui régnait pendant ces fameuses trois soirées de juin 1970.
Il est à noter qu’à cette occasion, on découvre que plusieurs pistes de la réédition CD subissent un léger changement de vitesse (plus rapide ou plus lente que sur l’édition vinyle originelle). Les spécialistes débattent alors du pitch correct, mais ce détail n’entame pas le plaisir de redécouvrir l’album avec un son digital plus clair que le pressage original.
L’éVOLUTION DE LA RéCEPTION AU FIL DU TEMPS
Dans les années qui suivent la sortie, la perception de Beaucoups of Blues fluctue :
– En 1970, la presse généraliste se montre polie, soulignant l’audace de Ringo, mais la plupart des fans de Beatles restent sceptiques. Les amateurs de country, eux, jettent une oreille intriguée, sans pour autant élever l’album au rang de classique.
– Dans les décennies suivantes, le disque gagne en estime chez les commentateurs qui recherchent la singularité de chaque ex-Beatle. On le considère parfois comme un «album de niche» mais réussi dans sa niche, comparé à d’autres tentatives plus artificielles de stars pop s’essayant à la country.
– Aujourd’hui, on lui reconnaît le mérite d’être un projet cohérent, une plongée dans la Nashville des années 1970 avec d’authentiques session men, et la preuve que Ringo pouvait évoluer hors du giron Beatles en choisissant un style inhabituel pour un chanteur pop britannique.
CE QUE
BEAUCOUPS OF BLUES
NOUS APPREND SUR RINGO
Au-delà de l’objet musical, l’album renseigne sur la personnalité de Ringo Starr. Doté d’un fort capital sympathie, il n’est pas un compositeur prolifique. Cependant, il a su, à plusieurs reprises, tirer parti de collaborations fructueuses pour concrétiser des projets musicaux inattendus. Avec Beaucoups of Blues, il prouve qu’il est capable de s’immerger dans un style, de s’aligner sur le tempo Nashville, et de fournir des performances vocales honnêtes qui, sans être virtuoses, emportent une adhésion sincère. Ce disque est un jalon dans son parcours, un repère entre Sentimental Journey (un album de standards pré-rock) et Ringo (1973), le blockbuster pop qui triomphera dans les charts internationaux.
Ce choix d’enregistrer en quelques jours, dans une atmosphère quasi familiale, préfigure la suite de sa carrière solo, marquée par une volonté d’entourer Ringo de musiciens talentueux et d’amis. Qu’il s’agisse de l’album Ringo où Lennon, McCartney et Harrison se retrouvent, ou d’autres projets collaboratifs, la méthode sera souvent la même : se reposer sur un collectif solide et sur une ambiance de travail simple et fluide.
UNE PIERRE BRUTE DANS LA DISCOGRAPHIE POST-BEATLES
En définitive, Beaucoups of Blues reste un album à part dans la discographie de Ringo Starr, tout comme il l’est dans le paysage des productions post-Beatles. Ni un triomphe, ni un désastre, il incarne une démarche sincère, menée tambour battant, qui a surpris le public autant qu’elle a ravi les musiciens de Nashville. Son manque de succès commercial ne doit pas occulter sa portée historique : c’est la preuve qu’en 1970, au sortir de la plus grande épopée pop de tous les temps, un ancien Beatle pouvait oser s’aventurer dans la country pure et dure, loin des conventions populaires de l’époque.
Aujourd’hui, l’album figure souvent parmi les «curiosités» recommandées aux fans souhaitant explorer en profondeur les carrières solo des Beatles. Il représente un risque artistique et une forme d’honnêteté dans la démarche, qui ont fini par convaincre certains critiques qu’il s’agissait d’un opus attachant et plus authentique que Sentimental Journey. Il ouvre même la voie à la réflexion : qu’aurait donné un second volume de ces sessions, comme Apple l’avait annoncé ? On imagine un plus grand nombre de morceaux, des jams plus longues, une plongée plus immersive dans l’ADN de la country.
EN GUISE DE CONCLUSION : UN ALBUM MOINS CONNU, MAIS ESSENTIEL
Si l’on dresse le bilan de Beaucoups of Blues, l’évidence saute aux yeux : en seulement trois jours, Ringo Starr a ajouté à sa bibliographie musicale un recueil de chansons country cohérentes, alignées sur l’esthétique Nashville, et portées par des instrumentistes de haut niveau. Sur le plan historique, c’est une démarche culottée : s’extraire du moule Beatles, déjà brisé officiellement en avril 1970, pour revendiquer un goût personnel et un retour aux sources d’une musique américaine. Le résultat, certes modeste sur le plan commercial, n’en est pas moins apprécié par ceux qui recherchent dans la discographie de Ringo un témoignage de sa spontanéité et de son amour pour la simplicité musicale.
Au fil des ans, l’album a connu un regain d’attention, notamment grâce à la réédition de 1995, confirmant son statut d’ovni sympa et chaleureux. Il est, au final, la quintessence d’un Ringo décontracté, vivant le présent dans un studio de Nashville, franchissant ses propres frontières stylistiques pour célébrer, quelques instants, le mariage improbable entre un Beatles et la country du Sud des états-Unis. C’est cette spontanéité, cette modestie et cette joie de jouer que l’auditeur perçoit encore aujourd’hui, faisant de Beaucoups of Blues une étape attachante dans la grande saga des carrières solos post-Beatles.
