Pour son deuxième anniversaire, la Cité internationale de la langue française, dans le somptueux écrin du Château de Villers-Cotterêts, inaugure en ce début de mois de novembre sa deuxième grande exposition, consacrée exclusivement aux manuscrits et en partenariat avec la BnF, qui ouvre au public pour l’occasion quelques fleurons jamais ou très peu exposés, dont certains restaurés spécialement pour l’événement. Le parcours est riche, foisonnant et représente une véritable gageure. Comment faire un choix dans un fonds aussi monumental, parcourir dix siècles d’histoire de la langue française tout en dépassant très largement les frontières hexagonales ?
Les deux commissaires, tous deux conservateurs au département des manuscrits de la BnF, Graziella Pastore, pour les manuscrits médiévaux, Thomas Cazentre, pour les manuscrits modernes et contemporains, ont très certainement eu bien du mal à arbitrer entre telle et telle pièce, mais on ne peut pas douter qu’ils auront pris grand plaisir à parcourir – fût-ce pour eux-mêmes – ces mille expositions virtuelles, parmi lesquelles il leur revient d’en faire émerger aujourd’hui et jusqu’au 1er mars 2026 une seule, mais qui offre un aperçu de ces mains, anonymes ou célèbres à l’extrême, oubliées ou contemporaines, qui ont tout ensemble tracé, raturé, biffé, pensé et créé dans le même acte d’écriture.
La Cité internationale de la langue française est un lieu à taille humaine, qui se parcourt en famille et en joyeuses gambades. L’espace y est vaste, lumineux, ouvert et suscite la curiosité des petits comme des grands, quand tout à coup l’excitation monte d’un cran : on se canalise, on se contient au moment d’entrer, plongés soudain dans la pénombre pour garantir la conservation de ces supports fragiles, dans l’espace feutré et, il faut dire, un peu sacré de l’exposition temporaire et qu’on y découvre ces Trésors et secrets d’écriture. Il y a toujours une émotion particulière à se retrouver face à un manuscrit, pas seulement parce que l’espèce de vénération que l’on peut avoir pour tel écrivain, telle autrice provoque une brusque accélération des battements du cœur en voyant soudain les ratures et gribouillis d’un Flaubert ou d’un Proust, ou les lignes policées et inattendues d’un Céline ou d’un Glissant ou d’un ouvrage de Christine de Pizan, mais parce qu’on y frôle le vivant, le geste, la présence absente. Organisée autour de trois grands axes, qui se déploient en cinq salles, on retrouve dans chaque section la juxtaposition troublante de manuscrits de plusieurs siècles (Paul Rondin, le directeur du lieu, dira joliment et par boutade que la Cité elle-même, entendez le Château, n’en a modestement que quatre) et d’autres datant parfois de quelques années à peine : la production du savoir et de la pensée, dans la première section, la fabrique de la littérature, par les carnets préparatoires et les brouillons, dans la deuxième, et enfin les correspondances et autres écritures de l’intime. De Gauthier de Coincy, auteur entre autres des Miracles de Nostre Dame, à Édouard Glissant, de folios de la Chanson de Roland à ceux de la Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart, des planches d’un manuel de chirurgie médiévale de Henri de Monderville aux carnets de travail de Claude Lévi-Strauss, Germaine Tillion ou Simone Weil, le grand écart qui consiste à montrer dans la même promiscuité des langues et des usages aussi variés est en soi d’un grand réconfort pour la pensée et l’on est heureux du courage qu’ont eu le directeur et les deux commissaires de déployer un choix exigeant et éclectique, qui vient très heureusement compléter le parcours de l’exposition permanente.


Ajoutons encore qu’il n’est pas mauvais non plus de tordre le cou à un préjugé courant : en avançant dans les courbes tracées par le parcours de ces manuscrits, on redécouvre à quel point ce n’est pas d’aujourd’hui que la langue française s’est enrichie et développée dans les marges et hors du territoire hexagonal. Au Moyen Âge, l’aire d’influence du français – des différentes langues françaises, du moins avant la signature de l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, qui impose la langue d’oïl parlée par le roi à la place du latin dans tout le royaume – souvent excentrée par rapport à Paris, s’étend très largement au Nord, dans les îles anglo-normandes, à l’Est, vers les Flandres et la Belgique, et au Sud, notamment en Italie, où les manuscrits, traduits du latin pour certains d’entre eux, sont recopiés parfois par des prisonniers, comme ce fut le cas à Gènes… après tout, l’oisiveté est mère de tous les vices, dit-on… Pour ce qui est des XXème et XXIème siècles, il n’est plus à faire la démonstration que le français doit pour l’essentiel sa vigueur et ses métamorphoses enthousiasmantes à ses terres ultra-marines et aux pays francophones autres que la France, singulièrement le Québec et les anciennes colonies françaises du continent africain.
Comme les lettres de la dernière section, dont l’usage paraît désuet aujourd’hui, on peut se poser la question de ce qu’il restera des manuscrits d’écrivain dans un siècle. Certains continuent de remplir de nombreux carnets, tels Wajdi Mouawad ou Marie-Hélène Lafon, mais ils ne sont pas forcément si nombreux, c’est pourquoi le seul regret que l’on pourrait exprimer peut-être, c’est que cette exposition ne soit que temporaire. Quatre petits mois avant de regagner les entrailles de la BnF, quand on aimerait tellement que le public ait accès plus souvent et plus largement encore à un patrimoine d’une richesse inouïe qui pourrait redonner peut-être le goût des lettres et de l’écrit, celui du geste, tout simplement…
Annie Ferret
Exposition « Trésors et secrets d’écriture », présentée à la Cité internationale de la langue française – Château de Villers-Cotterêts du 5 novembre 2025 au 1er mars 2026
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