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Episode 9 : Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band : la pochette comme objet d’art

Publié le 10 novembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

« Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band », sorti en 1967, est une révolution musicale et artistique. Conçu comme un album-concept, il marque la transformation des Beatles en un groupe fictif, libéré des contraintes de la Beatlemania. Grâce à des innovations sonores et une esthétique psychédélique, il devient un chef-d’œuvre du rock. Sa pochette iconique, créée par Peter Blake, fusionne musique pop et Pop Art, renforçant l’impact culturel de l’album, qui demeure une référence incontournable.


Sorti en juin 1967,Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band est considéré encore aujourd’hui comme l’œuvre la plus créative de l’histoire de la pop, et celle ayant réussi à élever la pop au rang des beaux-arts. L’attention reçue par sa pochette n’était pas moins importante. Son extravagance et sa complexité reflétaient amplement et consciemment la musique. En effet, les Beatles et leur entourage ont fait un effort exceptionnel pour créer pour la pochette deSgt. Pepperun collage aussi coloré, imaginatif et intriguant que l’album lui-même.

A l’automne de 1966, lors d’une balade sur les routes de France dans sa voiture, Paul McCartney laisse cours à son esprit bohème en tournant des séquences de cinéma d’art, s’amusant à jouer les poètes vagabonds et solitaires. Lors de son voyage, une idée commence à prendre forme : comment mieux montrer que l’époque des Fab Four gentiment insolents était vraiment révolue qu’en donnant au groupe une personnalité totalement différente? Comment mieux se débarrasser du fardeau de la Beatlemania qu’en créant un véritable groupe d’alter ego?

Paul a donc l’idée de produire un album qui représenterait une performance par un groupe fictif, l’orchestre du Sergent Pepper, une nouvelle incarnation des Beatles qui leur permettrait de développer leur créativité dans de nouvelles directions et de plonger dans la contreculture de 1967. “On en avait assez d’être les Beatles” dira Paul “On détestait cette image stupide des ‘quatre jeunes garçons aux cheveux longs’. Nous n’étions plus des garçons, nous étions des hommes. En plus, nous avions été inities à la drogue et nous nous considérions comme des créateurs et plus seulement comme des interprètes. Nous avions atteint un autre niveau de conscience et de création. John et moi écrivions, George aussi, on avait fait des films, John avait écrit des livres, nous étions des artistes”. C’est sans aucun doute grâce à leur émancipation des normes de la pop occidentale dansRevolverque les Beatles atteignent une liberté artistique, qui leur permet de se tourner vers des alter egos imaginaires pour produire leur chef d’œuvre de 1967, s’émancipant ainsi eux-mêmes en tant que compositeurs.

L’élaboration deSgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Bandexigea 700 heures de studio, pour un coût total de 25 000 livres. Ces chiffres étaient extravagants dans l’éphémère industrie de la pop. Quatre ans plus tôt, les Beatles avaient enregistré leur premier albumPlease Please Meen une seule séance de treize heures. A présent, au lieu de la recherche d’un single ravageur, “cela ressemblait plus à l’écriture d’un roman”, selon Paul.

L’album suggère l’idée d’un spectacle musical public animé par la fanfare du Sergent Pepper, avec une introduction et un final. Un présentateur annonce le spectacle et les musiciens, et un faux public réagit par des cris d’enthousiasme, comme au cirque ou au music-hall. Le présentateur s’adresse au public en le flattant: “You’re such a lovely audience !” (“Vous êtes un public fantastique !”). Cette idée d’un spectacle de divertissement sert de fil conducteur pour créer une série d’illusions par lesquelles les chansons se succèdent, comme des numéros réalisés par des vedettes. Contrairement aux albums pop enregistres jusqu’alors,Sgt. Pepper n’est pas une simple collection de chansons, mais un ensemble dont les éléments sont liés, malgré la grande variété de leurs styles, qui vont du fox trot au rock n’ roll, avec des réminiscences de vieilles chansons de music-hall. Les treize chansons qui composent l’album se succèdent sans interruption : l’album est ainsi considéré par les musicologues comme un pionnier de l’album-concept ou concept album.

Parce qu’ils savaient qu’ils ne devront jamais jouer les chansons sur scène, il n y avait aucune limite créative dans la création musicale de l’album en studio. Les Beatles s’accordent toutes les impulsions créatives qui leur viennent à l’esprit. L’album intègre des influences de styles très variés, dont le vaudeville, le music-hall, la musique de cirque, le rock n’ roll, et les musiques classiques occidentales et indiennes. L’assemblage acoustique incluait un grand nombre de claviers y compris un piano, un organe Hammond, un clavecin, un harmonium et un clavier Mellotron. Il y avait aussi un carillon, un orgue à vapeur, un glockenspeil, et la participation de formations associées traditionnellement avec la musique classique, en particulier un orchestre symphonique. Un très grand nombre d’effets sonores sont utilisés – notamment des échantillons d’applaudissements, de rire, de foule, des bruits d’animaux, et des sonorités de cirque – pour simuler l’ambiance d’une foule dans une fête foraine, résultant en un collage élaboré de sons.

L’innovation électronique est intrinsèque à l’esthétique deSgt. Pepper. Tous les sons sont inhabituels, et aucun n’est en fait réel. Les chants, bien entendu reconnaissables comme les Beatles, ont un caractère céleste, lointain et dense. Les chœurs sont accélérés ou ralentis, réverbérés ou modifiés électroniquement pour produire un effet surnaturel. L’ingénieur Richard Lush se souvient de John demander lors de l’enregistrement du disque que sa voix “soit différente aujourd’hui, pas comme elle l’était hier”. Selon l’ingénieur Geoff Emerick, l’attitude de Paul est John était de penser “on va jouer la guitare, mais on ne veut pas que ca sonne comme une guitare. On va jouer le piano, mais on ne veut pas que ca sonne comme un piano”. La chanson “A Day in the Life” emploie des crescendos massifs joués par un orchestre de quarante personnes, une métaphore musicale de la montée à la tête des drogues hallucinogènes. L’esthétique de l’album – qualifiée de “fluo” (dayglo) par l’écrivain Jerry Zolten – reflète ainsi fortement l’ambiance hallucinogène du psychédélisme et la perception chimiquement modifiée. Néanmoins, la stratégie artistique est délibérée et sensée, le but étant de créer une vision surréelle à travers le son. L’œuvre résultante est impossible à reproduire sur scène, et n’existe que dans la bulle du studio, ne pouvant être partagée avec une audience qu’à travers une platine.

Outre l’usage extensif d’effets sonores et des technologies de studio, les Beatles se sont tournés vers un contenu lyrique plus réfléchi et parfois surréel, un intérêt qui s’était déjà manifesté dansRevolver. La période psychédélique a généré une vision infiniment plus intéressée dans les questions de l’intellect, l’esprit, la clarté hallucinogène, la méditation, même le destin des espèces, plutôt que des baisers volés. Ce rejet de la précipitation et du rythme frénétique de la vie ordinaire, ainsi qu’un sens d’une impassibilité déconcertée, reflète partiellement l’influence grandissante des formes asiatiques de spiritualité sur la culture psychédélique en général.

De nombreuses chansons font référence à l’expérience hallucinogène : “A Day in The Life” est interdite sur la BBC pour ses allusions à la drogue avec la phrase “I’d love to turn you on” (“J’aimerais te brancher”), ainsi que “Lucy in the Sky with Diamonds”, dont le titre a été interprété comme un code pour le mot “LSD”. La chanson “Being for the Benefit of Mr. Kite” est également interdite pour son usage de l’expression “Henry The Horse”, qui emploie deux termes en argot pour désigner l’héroine. Les paroles créent des images surréelles et rêveuses qui évoquent l’effet hallucinogène des drogues psychédéliques : “Imagine-toi dans un bateau sur une rivière, environné de mandariniers et de cieux de marmelade” (dans “Lucy in the Sky with Diamonds”), “Lorsque tu as vu au-delà de toi-même, alors tu peux découvrir que la paix intérieure attend là” (dans “Within You Without You”). Bien que le thème de la drogue soit prédominant dans l’album (Paul McCartney dira lui-même que la naissance de l’album est dû à la drogue, le qualifiant dedrug album), les inspirations thématiques des chansons sont multiples, et aussi variées que les sonorités qu’il emploie. Dans “Lucy in the Sky with Diamonds”, Lennon s’inspire d’un dessin de son fils Julian – représentant sa copine de classe Lucy dans le ciel avec des diamants– et y mêle des images tirées d’Alice aux Pays des Merveillesde Lewis Caroll, renforçant l’atmosphère éthérée produite par le tintement du clavier, la variation de vitesse et le changement de texture vocale de John. Les paroles de “Being for the Benefit of Mr. Kite” sont tirées directement d’une affiche de cirque que John achète chez un antiquaire . George Harrisson évoque le mysticisme oriental et reflète l’influence de son ami Ravi Shankar dans “Within You Without You”, Paul évoque la nostalgie de son enfance à Liverpool dans “Penny Lane”, et “A Day in the Life” s’inspire d’un fait divers lu dans un journal. Selon l’auteur Sheila Whiteley, la philosophie sous-jacente deSgt. Peppern’est pas uniquement la culture de la drogue, mais aussi la métaphysique et l’approche non-violente du mouvement hippie. Le musicologue Olivier Julien le considère comme une incarnation des changements sociaux, musicaux et culturels des années soixante.

A la sortie deSgt. Pepper, les réactions montrent que les Beatles avaient poussé l’importance culturelle de la musique populaire à un niveau inimaginable au début de la décennie. Le critique Kenneth Tynan affirme que l’album représentait “un moment décisif dans la civilisation occidentale”. Le père du LSD Timothy Leary soutient que l’album “compressait le développement de la musicologie et une grande partie de l’histoire du son occidental et oriental dans une nouvelle complexité tympanique”. Le musicologue Wilfrid Mellers juge que l’album marque la rupture définitive des Beatles avec l’industrie de la pop music, le monde qu’il créait étaitsui generis, amenant ses propres critères. Un nombre considérable d’articles et de livres sont consacrés à l’étude musicale de l’album, la variété déconcertante de ses styles, les thèmes et le vocabulaire qui caractérisent ce qui est sans doute l’album le plus célèbre dans l’histoire de la musique populaire de l’après-guerre. Un mot qui revient souvent pour le décrire est “kaliédoscopique”.

Longtemps avant l’achèvement de l’enregistrement deSgt. Pepper, il devient évident pour tout le monde que cet album révolutionnaire allait exiger une pochette spéciale, qui devait faire partie intégrante de l’album. Le galeriste Robert Fraser conseille aux Beatles de faire appel à un artiste, ce qui confirmerait le statut de musiciens “sérieux” des Beatles en associant à leur œuvre musicale une œuvre d’art visuel. Fraser mit le groupe en relation avec l’artiste Peter Blake, dont il était l’agent. Ce fut la première pochette d’album de musique pop réalisée par un artiste du monde des beaux-arts au lieu d’un graphiste spécialisé dans ce domaine. Ce fut également la première œuvre d’art destinée a être reproduite à des centaines de milliers d’exemplaires au format des albums 33 tours, remettant en question le caractère “d’exemplaire unique” qui était l’un des principes définissant traditionnellement les œuvres d’art.

Durant les années cinquante, Peter Blake (1932–) était l’un des pionniers du Pop Art britannique. Ses premières œuvres, des peintures intégrant des éléments en collage, ont pour sujets des idoles du monde du cinéma ou de la musique populaire américaine, mais aussi des personnages imaginaires du monde du cirque et des fêtes foraines, qui sont eux aussi des vedettes. Un thème récurrent dans ses peintures et collages dans les années cinquante et soixante est l’idée d’un divertissement d’évasion et de l’adulation du fan. Il s’intéresse aux manifestations visuelles de la pop music, au phénomène du vedettariat, et plus généralement à la relation entre les fans, leurs idoles, et les légendes qui entourent ces idoles.

Les liens entre pop music et Pop Art apparaissent dans l’œuvre de Peter Blake dès le début de sa carrière. Dès le milieu des années cinquante, il réalise des œuvres qui sont “pop” par les matériaux et les techniques qu’il emploie et par la place qu’il y accordait à la présence d’objets liés aux modes de vie de cette époque et faisant référence à la culture populaire. Son travail de cette époque met en scène des objets banals de la vie quotidienne et des personnages célèbres de la culture de masse naissante, et applique au traitement du sujet dessavoir-faire des arts graphiques et de l’illustration en vogue a l’époque. Cependant, il mêle à cette imagerie pop moderne des thèmes traditionnels, et il met en œuvre des techniques académiques classiques. Le choix de ses sujets et de ses compositions évoque à la fois la culture populaire britannique traditionnelle et la culture pop ambiante influencée par des images du mode de vie américain véhiculées par les medias et liées au consumérisme qui commençait à se développer dans la société britannique à la fin des années cinquante. Dans les années soixante, le Pop Art devient le mouvement qui donnait une forme artistique à la vision de l’exubérance et l’excès de la jeunesse de la décennie.

Selon la critique d’art Marina Vaizey, “l’œuvre de Peter Blake est celle d’un fan”. En effet, ses portraits des musiciens de la pop music, qui sont centrales à ses contributions au Pop Art, étaient conçus spécifiquement dans un esprit d’hommage d’un vrai fan. Ses collages de 1959-1961 représentant des chanteurs de pop américains, tels que les Everly Brothers, Elvis Presley, ou les Beach Boys consistent en des photographies collées sur des surfaces comprenant des formes géométriques aux couleurs vives, un équivalent visuel de cette nouvelle musique dynamique : bruyant, frais, direct, et intensément rythmique. Il peint d’ailleurs les Beatles, dans une œuvre intituléeThe 1962 Beatles, réalisée à partir de photos des Beatles reproduites en utilisant des émulsions acryliques sur un panneau en bois . En créant des œuvres qui sont selon lui “l’équivalent de la pop music”, son ambition est de créer de l’art pour le même public de masse qui achetait des disques de musique pop.

Lorsque Paul McCartney expose l’idée de l’album-concept devant Peter Blake, ce dernier est séduit par l’idée de suggérer par l’apport d’un élément visuel une correspondance entre le concept de l’album et la pochette. Il imagine un “tableau” représentant le Sergent Pepper et son orchestre, leLonely Hearts Club Band, au milieu de leur public, après une représentation en plein air.

Blake récrée alors en studio le décor d’un jardin public, composé à l’aide de plantes et de fleurs réelles qui étaient celles des parterres victoriens et édouardiens, éléments de l’univers quotidien des britanniques et symboles de la pérennité de leur identité culturelle nationale, au même titre que les fanfares. Les Beatles devaient poser en vêtements d’apparat pour une photo qui serait une version pop des photos de groupes victoriennes et édouardiennes, photos de classes ou photos de familles prises lors des réunions dominicales.

Les Beatles se réinventent et se présentent sur le premier titre de l’album non pas comme “les Beatles”, mais comme les membres deSgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, et la pochette vient confirmer cette nouvelle identité. Ils y apparaissent vêtus d’uniformes en satin de style militaire, dessinés et taillés sur mesure pour l’occasion par un couturier londonien créateur de costumes. Ils tiennent des cuivres et des instruments à vent au lieu des guitares, et se tiennent derrière une grosse caisse sur laquelle le nom du nouveau groupe est fièrement affiché, nous encourageant ainsi à réévaluer nos suppositions sur leur identité. La notion du costume et du déguisement est une idée importante de la contreculture des années soixante : le refus de la contreculture de s’impliquer dans lastraight societyétablie pouvait en effet être exprimé en adoptant des costumes, pour se démarquer visuellement de la culture dominante.

Peter Blake décide d’ajouter à l’arrière-plan une foule imaginaire représentant le public du concert, un public composé de personnages très variés qui sont des références ou des héros culturels des Beatles. Blake utilise ses connaissances de la sculpture pour construire une série de découpages grandeur nature des personnages. Ceux-ci sont organisés dans une installation en trois dimensions, disposés selon une composition en gradins dont les degrés sont reliés par des éléments situés sur les cotés. L’illusion de profondeur créée par la disposition stratégique des silhouettes est renforcée par la disposition de fleurs en perspective au premier plan, sur une largeur d’environ un mètre vingt. Devant cette installation peu épaisse (environ soixante centimètres) qui constitue la toile de fond, se tiennent les Beatles déguisés sur une estrade étroite. La disposition finale des éléments donne l’illusion qu’il s’agit d’une œuvre monumentale. Cette idée de silhouettes découpées remplaçait en réalité une première idée de Paul McCartney de faire poser des personnes réelles, et elle permettait, par un procédé illusionniste fréquent dans les œuvres de Peter Blake, de présenter ensemble des êtres impossibles à rassembler dans la réalité.

Pour constituer la foule, Peter Blake demande à chacun des Beatles de dresser une liste de personnages qu’il souhaite y faire figurer, et dont il se procure des photos dans des magazines ou des ouvrages, adaptant leur format aux dimensions souhaitées. Avec l’accord du groupe, l’artiste ajoute des photos de ses propres “idoles”. Parmi les personnages , on peut apercevoir les statues de cire des Beatles du musée Mme Tussaud, placées à gauche des nouveaux Beatles déguisés. Les silhouettes des statues représentent les Beatles vêtus des costumes de l’époque de la Beatlemania, représentant leur ancienne identité de groupe pop que la culture dominante avait immortalisée par cette image. On aperçoit de nombreux acteurs de cinéma dont Mae West, Marilyn Monroe, Marlene Dietrich, Shirley Temple, Fred Astaire, Julie Adams, Tony Curtis, Stan Laurel, Oliver Hardy, et Marlon Brando. La proportion importante d’acteurs et d’actrices dans le public fictif témoigne de la place occupée dans la culture populaire par le cinéma américain et ses vedettes, images d’un monde du divertissement non étouffé dans un système de classes paralysant comme l’était encore a l’époque la société britannique. Plusieurs figures de la littérature britannique et américaine sont présentes dans la foule : on peut apercevoir Lewis Carroll, Oscar Wilde, Edgar Allan Poe, Aldous Huxley, Dylan Thomas, G.B. Shaw et H.G. Wells, Terry Southern, William Burroughs et Stephen Crane. Karl Marx, K.H. Stockhausen, C.G. Jung, le Dr Livingstone, T.E. Lawrence (Laurence d’Arabie) et Albert Einstein, représentent des figures emblématiques d’influences intellectuelles. On retrouve des artistes contemporains ou appartenant à d’autres époques, britanniques ou américains : Stuart Sutcliffe, peintre et ancien bassiste des Beatles, Aubrey Beardsley, Richard Merkin, Simon Rodia, Wallace Borman, Richard Linder, Larry Bell et H.C. Westerman. Les gourous hindous choisis par George Harrison, ainsi que Aleister Crowley – un magicien célèbre des années 1920 – suggèrent une recherche d’alternatives spirituelles à la perte de religiosité dans un monde matérialiste envahi par la consommation de masse. Curieusement, les héros de la musique sont assez rares : Bob Dylan est présent, de même que Dion (un choix de Peter Blake), mais aucun des musiciens qui avaient marqué la jeunesse des Beatles comme Elvis Presley, Carl Perkins, Little Richard, ou Chuck Berry. Dans la liste de John figuraient également les noms de Gandhi, Jésus et Adolf Hitler, mais ceux-ci sont retirés à la demande d’EMI.

Le dessin du nom “Beatles”, en lettres majuscules formées à l’aide de fleurs, renvoie à une coutume du passé, de l’époque de l’ancienne identité du groupe. Le parterre est également une tombe métaphorique : l’ancienne identité des Beatles est enterrée sous les fleurs. L’horizontalité de cette tombe s’oppose à la position verticale du cercle de la grosse caisse qui vit par la résonance des sons, et qui constitue une enseigne annonçant la nouvelle identité du groupe, celle des personnages réels et de leurs créations musicales à venir. Le parterre victorien traditionnel et le plan vertical où se trouvent les Beatles psychédéliques sont séparés par une bande de plantes vertes, qui sont en réalité des plantes de cannabis. Elles tracent une sorte de ligne de démarcation symbolique entre les conventions et les restrictions héritées de la moralité victorienne et la permissivité et la revendication de libéralisation de mœurs qui caractérisait l’époque.

Le graphisme des lettres qui composent le nom du groupe inscrit sur la grosse caisse de la fanfare rappelle un style inspiré de l’Art Nouveau. Il est intéressant de noter que le nom du groupe est intégré à la composition de l’œuvre, au lieu d’y être ajouté comme une étiquette. Ceci évoque l’intérêt pour les mots comme objets picturaux dans l’œuvre de Peter Blake et des artistes pop de manière générale, qui utilisent la typographie comme partie intégrante du collage.

Pour compléter son installation, Peter Blake demande aux Beatles d’apporter des objets de leur décor familier, liés à leur culture personnelle. Il dispose l’ensemble hétéroclite à leurs pieds. Cet assemblage comporte des poupées de chiffon, plusieurs statuettes parmi lesquelles on reconnaît Blanche-Neige et une déesse orientale, un nain de jardin appartenant à George Harrison, un buste apporté par John Lennon qui représente le Sergent Pepper. On aperçoit également un trophée, un chandelier mexicain, un hookah, un poste de TV, et un cornet a pistons. Ce sont des souvenirs ou des fétiches, des indices témoins de modes de vie qui accordaient une grande place aux loisirs, représentant l’hédonisme caractéristique de la contreculture hippie. Les objets reflètent également la nostalgie pour l’enfance évoquée dans plusieurs chansons de l’album.

Blake passe deux semaines à construire l’installation dans le studio de Chelsea du photographe Michael Cooper . C’est la photographie de cette mise en scène construite par l’artiste qui sert d’illustration de la pochette d’album. Photographe attitré de Robert Fraser, Michael Cooper était plus connu pour les photos qu’il avait prises des Rolling Stones. L’une des poupées de chiffon de la foule porte d’ailleurs un T-shirt appartenant au fils de Cooper qui proclame “Welcome the Rolling Stones” : le prétendu antagonisme entre les Stones et les Beatles était surtout un mythe crée et entretenu par la presse, qui avait souvent jusqu’alors présenté les Beatles comme de gentils garçons de la petite classe moyenne méritante, impertinents mais inoffensifs, et les Rolling Stones comme des provocateurs agressifs. Ce slogan est un clin d’œil, le signe d’une prise de distance par rapport a cette image répandue par la culture dominante.

Sgt. Pepper possède un format en double pochette–ou pochette ouvrante–encore rare à l’époque. La pochette ouvrante agrandissait la surface utilisable pour la décoration et permettait de compléter l’illustration de la pochette par celle de la pochette ouverte. Celle deSgt. Pepper montre une photo des Beatles en gros plan sur un fond jaune, réalisée par Michael Cooper au cours d’une des séances de poses . La photographie communique une chaleur humaine claire et immédiate. Paul McCartney explique la photo : “Une chose qui nous intéressait beaucoup à cette époque était les messages communiqués avec les yeux. Avec la photo intérieure de Michael Cooper, on s’est tous dit qu’on devait regarder l’appareil photo, et dire ‘Je t’aime !’ On voulait vraiment ressentir l’amour, et donner l’amour à travers la photo. Et si vous regardez bien la photo, vous verrez l’effort fait avec les yeux”. Cette volonté de communiquer l’amour reflète l’idéologie caractéristique du psychédélisme et de l’époque duSummer of Love. Cette même photo sera utilisée sur la pochette du single “All You Need Is Love” qui sortira le 25 Juin, et qui sera un véritable hymne à l’amour. Soulignant de manière hyperbolique l’importance de l’amour avec la syntaxe “All you need is love, love is all you need” (“Tout ce dont tu as besoin est l’amour, l’amour est tout ce dont tu as besoin”) la chanson transmet un message complètement en accord avec les valeurs spirituelles du psychédélisme et s’inscrit dans l’optimisme du mouvement hippie.

Sgt. Pepper était le premier album à posséder une jaquette intérieure qui n’était pas simplement une enveloppe en papier blanc, mais faisait au contraire partie de la conception globale de l’emballage. En effet, une décoration psychédélique dessinée par le collectif hollandais The Fool fut appliquée à la pochette intérieure en papier léger. C’était également le premier album dans lequel toutes les paroles des chansons étaient imprimées au dos de la pochette . En présentant les paroles comme des textes poétiques à étudier, cette démarche montre que les Beatles avaient transformé l’idée de “la musique comme divertissement” en “la musique comme communication”.

Une autre innovation introduite dans la pochette deSgt. Pepper est le carré en carton inclus à l’intérieur , où sont imprimés des éléments à découper que les fans pouvaient porter, en signe de reconnaissance et d’appartenance à un même groupe de fans: on retrouve la tête du Sergent Pepper, une moustache, deux galons de sergent, deux badges, et les Beatles dans leurs costumes militaires.

La pochette de Sgt. Pepper devint la plus onéreuse de tous les temps, coûtant une somme extravagante de £3,000, comparé à une norme d’environ £50 à l’époque. Couronnée par le Grammy Award de la meilleure pochette d’album de l’année 1967, la pochette est à la hauteur du contenu musical du disque. Elle est en effet à son image : innovante et élaborée, elle est un fabuleux kaléidoscope à grande échelle. Tissant ensemble des images de psychédélisme, de nostalgie, de conte de fées, de fête foraine et de culture populaire, la pochette deSgt. Pepper fait écho au “patchwork fou de rock n’ roll, d’effets de sons, de tricotages électroniques, et d’influences indiennes, folk, baroques, classiques, et de music-hall” caractéristique de l’album. Elle est également révolutionnaire dans sa capacité à offrir un accompagnement à la musique. Pour la première fois, la pochette ne constitue pas un objet superflu qui est mis de côté durant l’écoute de l’album, mais fait partie intégrante de l’expérience de l’auditeur, et contribue à étendre et enrichir l’expérience musicale. Selon George Martin, la pochette complète la musique de l’album parfaitement : “tous deux sont des types de collages”. Tous les éléments “respirent la drogue” : de la pochette externe, à la jaquette à l’intérieur, les objets à découper, les paroles hallucinogènes, à la musique complexe et vibrante,Sgt. Pepperest un “acid trip” emballé dans un paquet.

Cependant, avec la pochette deSgt. Pepper, Peter Blake ne cherche pas à uniquement créer un rapport entre la pochette et la musique de l’album. C’est à partir de données socioculturelles de l’époque et du patrimoine immatériel britannique que l’artiste réalise la pochette. L’album et sa pochette partagent plusieurs niveaux de sens : la nostalgie pour un monde perdu (Liverpool, l’enfance, la période Edwardienne), des couches chronologiques, idéologiques, des signifiants de la culture populaire, de la science et des stars de cinéma. L’artiste affronte la problématique des rapports entre “haute culture” et culture populaire, et son œuvre incarne un sens de l’expression d’une culture britannique moderne, faite de juxtapositions sans heurts. Le rassemblement des personnages et des objets disparates qui figurent sur la pochette, et qui suggère une forme d’harmonie de la diversité, rend compte de cette forme de cohabitation de subcultures qui est caractéristique de la société britannique. C’est pour cette raison que la pochette deSgt. Pepper, contrairement aux autres pochettes de l’époque, fait maintenant partie des références culturelles de la société britannique. En 1999, la BBC place la pochette dans le classement des vingt meilleurs chefs d’œuvres d’art et de design anglais du vingtième siècle, devant des icônes nationaux comme la mini jupe de Mary Quant, la cabine téléphonique rouge de Sir Gilbert Scott, et la voiture Mini de Sir Alec Issigoni.

Par la participation de l’artiste pop Peter Blake, la pochette concrétise le lien entre le Pop Art et la musique pop qui s’établit dans les années soixante. En effet, tous deux sont un refus de l’élitisme et un bannissement de toute hiérarchie de valeurs établie entre les styles et les techniques. Les Beatles appliquent la pensée pop à leur musique en conduisant la chanson pop vers le statut “d’œuvre d’art”, une démarche reprise visuellement par la pochette qui atteint le même statut. Ceci est emblématique de l’idée de Simon Frith selon laquelle “les musiciens du rock empruntent les idéologies artistiques pour légitimer et créer un sens à leur mouvement”.

La pensée du Pop Art durant cette époque en Grande-Bretagne a permis le développement du langage visuel des groupes de musique populaire, de brouiller les barrières entre les arts, et d’utiliser les arts plastiques dans la communication visuelle des musiciens.

Sgt. Pepperest la première pochette qui s’offre expressément comme un objet d’investigation et d’analyse. Identifier les figures présentées dans le tableau devient à l’époque un jeu populaire et un exercice intellectuel, puisqu’aucune légende n’était fournie. Le public contribuait ainsi à faire vivre l’œuvre dans la réalité de son quotidien. Cette pochette a ainsi acquit une existence auprès des centaines de milliers de personnes qui ont acheté l’album en 1967, en tant qu’accompagnement visuel de la musique avec laquelle elle partage son succès. Les éléments à découper de Peter Blake signifiaient que tout le monde pouvait se déguiser en un membre duLonely Hearts Club Band, les nouveaux Beatles. La création de la pochette se prolonge ainsi dans la charge affective que pouvaient y mettre ses différents publics, dans l’appropriation qu’ils pouvaient en faire, et à travers la représentation de leurs propres idoles auxquelles ils pouvaient s’identifier.

Sgt. Pepper et sa pochette sont emblématiques de la notion de “valeur d’usage augmentée” introduite par le sociologue français David Buxton, selon laquelle un disque de rock devient un objet porteur de sens et acquiert une charge symbolique au sein de la contreculture. Buxton se base sur l’introduction de la sémiotique par Jean Baudrillard dans la théorie de la valeur de Marx. Bien qu’il accepte la notion marxiste du produit possédant une utilité (sa “valeur d’usage”) et une valeur d’échange (sa “valeur commerciale”), Baudrillard maintient que celui-ci est produit, distribué, et consommé pour ses significations sociales et culturelles évidentes, et que sa “valeur symbolique” peut éclipser son utilité et sa valeur d’échange. Dans son étude de la relation entre le rock et le consumérisme, David Buxton se base sur cette pensée de Baudrillard et introduit la notion de “valeur d’usage augmentée” selon laquelle les produits comme les disques de rock, qui n’ont pas d’usage fonctionnel précis (contrairement à la nourriture ou le logement, par exemple) ont la capacité de devenir porteurs de sens, et d’acquérir une charge extrêmement symbolique. En se plaçant en opposition à l’establishment, en brisant les conventions de la pop, et en adoptant des éléments de la contreculture à la fois dans leur musique et dans leurs pochettes, l’image des Beatles acquiert ainsi une “valeur d’usage augmentée” : écouter et imiter les Beatles signifiait faire partie de la contreculture, et marquer une barrière entre la jeunesse et l’establishment.

A sa sortie, la pochette suscite des parodies et pastiches, en premier lieu l’albumWe’re Only In It For The Money(1968) des Mothers of Inventions , le groupe de Frank Zappa. Zappa explique que l’album est une satire directe des Beatles qu’il considère comme malhonnêtes, et seulement intéressés par l’argent (“only in it for the money”). Les Beatles sont la cible de Zappa dans sa critique du mouvement hippie, et de la commercialisation et le corporatisme de la contreculture. La pochette représente une “négation directe”de celle deSgt. Pepper, en présentant notamment un ciel orageux. L’albumTheir Satanic Majesties Request des Rolling Stones , sorti en Décembre 1967, est souvent comparé à Sgt. Pepper, d’un point de vue musical mais aussi à cause de sa pochette qui présente plusieurs similarités avec celle des Beatles. Egalement photographiée par Michael Cooper, la pochette intègre les portraits des quatre Beatles dans la composition psychédélique, répondant ainsi au clin d’œil que leur avaient fait les Beatles dansSgt. Pepper. Ces pochettes montrent l’impact qu’avait eu la pochette deSgt. Pepper dans le monde de la pop music, bien qu’elles en copiaient la forme sans explorer la dimension socioculturelle de la culture pop qu’elle reflétait.


A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.


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