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« Ce refrain qui te plaît » de Nadège Erika

Publié le 11 novembre 2025 par Africultures @africultures

Il y a des romans qui laissent une empreinte. Pas seulement parce qu’ils racontent bien une histoire. Mais parce qu’ils disent ce qui ne se dit pas. Parce qu’ils prennent le risque du silence, et celui de la vérité. Le nouveau roman de Nadège Erika, Ce refrain qui te plaît, est de ceux-là. Il donne voix à Kora, une mère célibataire confrontée à la maladie psychique de son fils adulte, dans un Paris aussi indifférent qu’hostile. Un texte qui interroge avec une rare justesse ce que c’est qu’aimer dans un monde qui oublie, abandonne, et parfois, écrase.

Une mère. Un fils. Un monde qui vacille.

Kora ne veut pas être une héroïne. Ce serait presque une insulte. Ce qu’elle veut, c’est tenir. Tenir pour son fils. Pour elle, peut-être un peu, mais surtout pour lui. Parce que l’État n’est pas là. Parce que l’hôpital est un lieu de passage, rarement un refuge. Parce que les regards sont souvent soupçonneux, parfois compatissants, mais presque jamais accompagnants.

Le fils de Kora souffre de troubles psychiques sévères. Et cette maladie, dans sa brutalité irrationnelle, dans ses creux et ses accès, transforme le quotidien en terrain miné. Chaque jour, Kora tente de préserver un équilibre impossible. Elle lutte contre l’oubli, contre le mépris, contre les institutions psychiatriques qui, au lieu d’apaiser, abîment. Ce que montre Nadège Erika dans ce roman, c’est l’invisibilité radicale des aidants familiaux, ces milliers de femmes, souvent seules, souvent racisées, qui portent à bout de bras les fractures de notre société.

Une écriture politique de l’intime

La force du roman réside dans cette manière très maîtrisée de conjuguer le politique et l’intime. Ce refrain qui te plaît n’est pas un récit misérabiliste sur la maternité abîmée. C’est une lettre de guerre. Une chronique de la résistance discrète. Une plainte qui devient parole. Nadège Erika écrit avec la précision d’une dramaturge et la fièvre d’une poète. Elle laisse à la langue le temps d’installer le chaos, mais sans jamais céder à l’emphase.

L’écriture, ici, est le lieu de la lutte. Elle refuse les simplifications. Elle laisse la colère vivre dans les silences, les respirations, les interstices. À travers Kora, c’est toute une géographie du chagrin et de l’amour que le roman cartographie : celle d’une femme noire, mère seule, qui évolue dans un Paris qui ne lui fait pas de place.

Un Paris hostile, une société sourde

Ce qui frappe, c’est le regard porté sur la ville. Paris n’est jamais décor. C’est un personnage à part entière. Un espace de tension, de mémoire blessée, de violence feutrée. Kora y erre plus qu’elle n’y habite. Elle connaît les commissariats, les urgences psychiatriques, les bus de nuit. Elle connaît les mots à dire pour ne pas inquiéter, les gestes à faire pour ne pas provoquer. 

À travers elle, Nadège Erika interroge notre système de santé mentale : ses défaillances, ses brutalités, son incapacité à entendre. Le roman documente sans didactisme la violence institutionnelle, celle des hospitalisations sous contrainte, des traitements imposés, des diagnostics posés trop vite, ou jamais. On y entend aussi la fatigue, immense, de celles qui suppléent à tout, sans jamais être nommées.

Kora dans le miroir de Nadège

Nadège écrit pour ceux qu’on regarde sans voir. Ceux dont la voix ne porte pas, ou plus. Elle raconte les marges sans les folkloriser. Elle donne une densité tragique à des figures qu’on préfère souvent laisser hors champ. Kora aurait pu n’être qu’un écho. Elle devient un cri. Un cri étouffé, digne, jamais spectaculaire. Un cri qui ne cherche pas la pitié, mais la justice. La vérité. Nadège Erika donne à ses personnages une densité qu’on refuse trop souvent aux mères, aux femmes racisées, aux invisibles du quotidien. Elle n’en fait ni des symboles, ni des victimes, mais des existences pleines, traversées par des vents contraires. Elle ne les idéalise pas. Elle leur rend leur complexité, leur puissance discrète, leur solitude farouche.

Un roman nécessaire

Ce refrain qui te plaît est un livre nécessaire. Parce qu’il donne à lire ce qu’on tait. Parce qu’il honore les mères qui tiennent debout quand tout s’effondre autour d’elles. Parce qu’il refuse les figures toutes faites et dessine des vies réelles, avec leurs lignes brisées, leurs gestes répétitifs, leur solitude immense, et leur beauté tenace.

Il y a dans ce roman quelque chose d’un chœur tragique, à la fois très contemporain et universel. Nadège Erika y insuffle une musicalité qui ne doit rien au hasard. Le titre n’est pas anodin. Il évoque la rengaine des discours creux, les promesses jamais tenues, les diagnostics mécaniques. Mais il évoque aussi un autre chant, plus sourd, plus vrai. Celui de celles qui aiment au-delà de tout. Même quand tout, justement, vacille.La cruauté douce de l’entourage

Nadège Erika évoque ces figures de l’entourage qui, derrière un masque d’amitié ou de soutien, se nourrissent en silence des défaites des autres. Ces présences toxiques, souvent indécelables, qui ne veulent pas vous voir sombrer, mais encore moins vous voir vous relever. Parce que votre chute les rassure. Parce que votre souffrance confirme que leur propre vie, aussi médiocre soit-elle, n’est pas la pire.

L'autrice parle ici d’une forme de cruauté intime, banalisée, presque sociale : ce besoin qu’ont certaines personnes de garder autour d’elles des figures « qui vont plus mal » pour maintenir leur propre équilibre. Une mécanique sordide mais familière, que le rappeur Niro résume brutalement : « Vous aimez les rappeurs que quand ils sont pauvres. » ou encore « J’ai toujours voulu prendre de la hauteur, mais pour monter avec toi fallait rester en bas. » Ces vers disent la même chose que ce que Nadège Erika écrit avec pudeur : il y a des gens qui préfèrent nous savoir au fond. Par confort. Par jalousie. Par incapacité à supporter la lumière (d’autrui).Une société qui fabrique la folie

À la fin du roman, il y a une question centrale, essentielle. Dans les services psychiatriques qu’arpente Kora, les corps sont jeunes. Parfois très jeunes. Et souvent, presque toujours, ils sont racisés. Ce sont des garçons noirs, arabes, asiatiques, issus des classes populaires. Ils sont déjà épuisés, déjà brisés, déjà enfermés.

Nadège Erika ne détourne pas le regard. Elle montre une société qui pousse ses enfants les plus vulnérables vers la marge, vers la détresse, vers l’hospitalisation forcée. Elle interroge notre tolérance collective à la violence sociale, à l’injustice raciale, à la maltraitance silencieuse. Elle ne donne pas de réponse facile. Elle questionne. Elle dérange. Et c’est pour tout cela que ce roman est si nécessaire.

Noor Ziane

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