Après l’enregistrement de Sgt. Pepper, Paul McCartney conçoit Magical Mystery Tour, un film inspiré des voyages psychédéliques. Diffusé en 1967, il est mal reçu, notamment à cause d’une diffusion en noir et blanc. Cependant, l’album du film devient un succès. Yellow Submarine, sorti en 1969, renforce l’influence psychédélique des Beatles, marquant un tournant dans l’industrie musicale et du merchandising.
Après l’enregistrement deSgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, Paul McCartney – qui continuait à créer des séquences de cinéma d’art – a l’idée de créer un film sur les Beatles et leur musique, qui serait inspiré par la tournée psychédélique en bus de Ken Kesey et les Merry Pranksters aux Etats-Unis. Le film destiné pour la télévision mettrait en scène des personnes ordinaires qui voyagent dans un bus dans la campagne anglaise
et vivent des expériences magiques, et le voyage serait entrecoupé de six nouvelles chansons. Le film devait être tourné de manière improvisée, sans scénario, et la réalisation suivrait un croquis dessiné par McCartney . John Lennon explique que le choix de créer un film pour la télévision semblait être la solution évidente pour remplacer les concerts. Lorsque Magical Mystery Tour est diffusé sur la BBC le 26 Décembre 1967, il est très mal reçu par le public : réalisé en couleur, le film est diffusé en noir et blanc car la BBC n’est pas encore équipée pour diffuser les films en couleur, sabotant ainsi tout l’intérêt psychédélique du film. “Le rendu est affreux, c’était un désastre”, dira George Martin. Malgré les critiques sévères du film, le disque Magical Mystery Tour qui contient la bande originale du film obtient des critiques favorables et est un succès commercial.
Dans les nouvelles chansons deMagical Mystery Tour, les Beatles continuent leur exploration des thèmes et des effets sonores psychédéliques qu’ils perfectionnent dansSgt. Pepper, sans introduire des sons ou innovations remarquablement différentes. Cependant, Magical Mystery Tour introduit un nouvel élément thématique important dans le travail des Beatles dans leur ère psychédélique : l’idée du voyage sous différentes formes, dérivé de l’idée du trip psychédélique. Les Beatles sont présentés dans le film comme des magiciens: “dans le ciel, au-dessus des nuages, vivent quatre ou cinq magiciens. En jetant des sorts magnifiques, ils peuvent transformer un voyage en bus ordinaire en une voyage mystère magique. Si tu te laisses aller, les magiciens peuvent t’emmener dans des endroits merveilleux”. La notion du voyage psychédélique proposé par les Beatles magiciens représente le voyage interne de l’esprit : le voyage psychédélique permet aux individus de voir “plus loin que leurs yeux”, et les libère des limitations de leur conventionnalisme.
Le nombre de chansons utilisées dans le film posait un problème pour les Beatles et leur maison de disques, car il y avait trop peu de chansons pour un 33 tours, mais trop de chansons pour un format EP. La solution choisie était de sortir un nouveau format innovant : un double-EP de luxe, emballé dans une pochette ouvrante accompagnée d’un livret de vingt-huit pages qui contient les paroles des chansons ainsi que des photographies en couleur issues du film. A propos de l’emballage, l’auteur Bob Neaverson écrit : “Bien que le format régla le problème du nombre de chansons, on soupçonne qu’il est aussi né du désir novateur des Beatles d’expérimenter avec les formats conventionnels et le packaging”.
La pochette représente les Beatles vêtus de costumes d’animaux, faisant allusion à leurs déguisements dans le film. Comme dans la pochette deSgt. Pepper, le thème du costume est ici employé pour ses associations avec la contreculture et l’idée de marquer son opposition à la culture dominante. Les styles typographiques utilisés sur la pochette sont caractéristiques de l’art psychédélique : des lettres en forme de
“bulles” sont utilisées pour le titre et sont ornées d’un motif en arc-en-ciel, et des étoiles jaunes forment les lettres du nom du groupe. La typographie fait partie intégrante du graphisme de la pochette, et est utilisée comme élément décoratif plutôt que purement informatif. Les couleurs vibrantes, caractéristiques de l’art psychédélique, sont juxtaposées pour créer des forts contrastes – notamment les points rouges, jaunes, et
bleus qui constituent le fond – produisant ainsi des illusions d’optique. Le dos de la pochette est composé d’une photographie illustrant une scène du film, prise avec un filtre kaléidoscopique pour produire un motif de répétitions, faisant allusion à la déformation de la perception liée à l’expérience hallucinogène.
L’intérieur du livret mêle des photographies du film avec des vignettes de bande dessinée par Bob Gibson, qui retracent l’histoire du film . Ce mélange de styles visuels prolonge les explorations effectuées par les Beatles dans leurs deux albums précédents, où différents styles s’étaient également rencontrés dans les pochettes. Les photos montrent les Beatles dans plusieurs scènes du film, vêtus de costumes différents, dont des costumes de magiciens, des costumes indiens, et des smokings blancs. Plusieurs photographies emploient des effets d’optique psychédéliques, notamment un cliché de John et George avec des teintes bleuâtres, une photo prise avec un filtre kaléidoscopique, et une photo prise avec un objectif fisheye. Bien que le livret ait clairement une esthétique psychédélique, une étude cinématographique plus approfondie du film serait nécessaire pour effectuer une analyse plus précise de ces images et les placer dans le contexte du cinéma psychédélique de la contreculture des années soixante.
L’albumYellow Submarine sort le 17 Janvier 1969, un an après la fin de la période psychédélique des Beatles. Cependant, il constitue la bande originale du film du même nom, sorti en Juillet 1968, qui est un film d’animation psychédélique. Parce que la pochette est basée sur l’esthétique du film, que le film et l’album perpétuent l’idée du voyage psychédélique, et que les chansons de l’album ont toutes été enregistrées en 1967 lors de la période psychédélique des Beatles, l’analyse de la pochette de cet album est incluse dans ce chapitre.
Après l’échec de leur filmMagical Mystery Tour, les Beatles ne se montrent pas enthousiastes pour participer à un nouveau film, bien que leur contrat avec United Artists les oblige à apparaître dans un troisième film (après A Hard Day’s Night et Help!). On leur suggéré que le contrat pouvait être rempli par un long métrage sous forme de dessin animé, limitant ainsi leur implication.
Al Broadax, le producteur deYellow Submarine, et George Dunning, son réalisateur, développent une histoire à partir de la chanson “Yellow Submarine” tirée de l’albumRevolver. Après avoir vu les œuvres du graphiste allemand Heinz Edelmann dans le magazine avant-gardeTwen, ils l’engagent comme directeur artistique du film. Edelmann est alors un graphiste publicitaire et éditorial à grand succès en Allemagne, en Angleterre et en Hollande. Il était connu pour son association des sensibilités impressionnistes et expressionnistes avec un sens de l’humour intelligent et de l’ironie.
Heinz Edelmann crée le paysage psychédélique de Pepperland, un paradis magique et musical sous la mer, “derrière un portail en arc-en-ciel, où tout le monde est heureux”. L’identité des Beatles issue de la pochette de Sgt. Pepper est employée pour les protagonistes du film : le Sergent Pepper et sa fanfare sont les protecteurs de Pepperland, qui est attaqué par les Blues Meanies , des créatures qui détestent la musique et enferment le monde magique dans une bulle sans musique et sans couleurs. Les Beatles voyagent dans un sous-marin jaune jusqu’à Pepperland pour libérer ses habitants des Blue Meanies et restaurer les couleurs et la musique. Comme dansMagical Mystery Tour, le pouvoir transformateur de la musique des Beatles est l’élément central de la narration du film. Le film met en valeur plusieurs idées caractéristiques du mouvement hippie, notamment le voyage psychédélique, et le pouvoir émancipateur de la musique et de l’amour.
L’animation a sa propre esthétique fantasque. Elle constitue une collection de styles visuels de la fin des années 1960 : Op Art, Pop Art, Art Nouveau, psychédélisme et surréalisme. Les Blue Meanies poursuivent les Beatles à travers un milieu changeant de mers mystérieuses et de trous qui peuvent être magiquement soulevés et déplacés . Dans la séquence “All You Need Is Love” – le véritable message du film – la phrase est épelée par une typographie dansante qui se transforme en motif néon stroboscopique. Ces designs novateurs présagent le développement des clips de musique contemporains.
Avec ses innovations surprenantes,Yellow Submarine a poussé l’univers du dessin animé vers de nouveaux sommets. Selon l’historien du cinéma d’animation Bruno Edera,Yellow Submarine est un “chef d’œuvre et a ouvert de nouveaux horizons inimaginables pour l’animation. Il a donné un tel élan aux longs métrages d’animation qu’il est déjà un classique”. Les Beatles, séduits par son caractère innovant, décident de faire une brève apparition à la fin du film.Yellow Submarine est alors le premier long-metrage animé réalisé en GrandeBretagne depuisAnimal Farm(1954). Le film est chaleureusement accueilli par les fans désirant toute sorte d’expérience visuelle des Beatles. Il présentait à la fois un attrait pour les enfants et pour les adultes, par sa représentation visuelle et musicale de la philosophie psychédélique de la contre-culture des années soixante.
Six mois après la sortie du film, l’albumYellow Submarine est commercialisé en Janvier 1969, avec la bande originale du film sur la première face, et des instrumentales enregistrées pour le film par George Martin et un orchestre sur la deuxième face. La pochette de l’album présente un dessin des Beatles réalisé par Heinz Edelmann, suivant leur représentation dans le film. Selon Ian Inglis, le manque général d’attention et d’implication des Beatles dans ce projet explique pourquoi le groupe a peu ou pas de contrôle sur les images et les identités construites pour eux dans le film et sur la pochette. Mais les Beatles étaient maintenant tellement enracinés dans la contreculture et en constituaient un élément tellement central que la construction des identités psychédéliques de Heinz Edelmann semblait prolonger l’univers psychédélique du groupe de manière naturelle. Bien que Heinz Edelmann n’avait pas lui-même participé aux expériences hallucinogènes, l’esthétique psychédélique de la contreculture – en partie établie par les Beatles – était maintenant en vogue et façonnait en grande partie les créations des graphistes de l’époque. Sur la pochette apparaît la phrase “Nothing is Real” (Rien n’est réel) sous le titre de l’album, issue de la chanson “Strawberry Fields Forever”, accentuant le caractère hallucinogène du dessin.
L’impact le plus durable deYellow Submarine ne se trouve pas dans les influences directes que la pochette de l’album aurait pu avoir sur l’art des pochettes de disque en général, mais dans son importance pour les secteurs du merchandising et des produits dérivés dans l’industrie de la musique populaire. Des jouets, jeux, puzzles, livres de souvenirs, montres, costumes, draps et couvertures, cartes de vœux, abat-jours, et vaisselles, étaient parmi les douzaines de produits associés commercialisés pour coïncider avec la sortie de l’album et du film. Cette deuxième vague de merchandising relatif aux Beatles, quatre ans après la vague qui accompagna le début de leur succès aux Etats-Unis, était le premier marketing considérable du groupe en tant que “produit”. Il mit à jour “l’image moptop de 1964 avec une dose de psychédélisme illustré par le film lui-même”. Ensemble, l’album et son merchandising ont crée un modèle qui a ensuite été régulièrement employé pour maximiser les retours commerciaux au sein de l’industrie du divertissement. Le bénéficiaire le plus notable de ce modèle allait être les Spice Girls en 1996-1998.
Ceci dit, il est indéniable que la période suivant immédiatement la sortie de l’albumYellow Submarine voit une croissance visible dans le nombre d’albums illustrés par des pochettes inspirées par les dessins animés, un style qui était auparavant relativement négligé dans les pochettes de disque. Ce nouvel intérêt pour les dessins animés se manifeste notamment dans les pochettes deTeaser And The FireCat(1971) de Cat Stevens ,Supersnazz(1969) des Flamin’ Groovies , et Shazam(1970) de The Move. Selon Bob Neaverson, les conséquences de la redécouverte de l’art du dessin animé et de ses possibilités parYellow Submarine se prolongent jusqu’aux années 1990.
Les pochettes des albums des Beatles durant leur période psychédélique s’inscrivent dans l’esprit de la contreculture du milieu des années soixante, caractérisée par la libération des esprits par les drogues hallucinogènes, et l’importance de la paix et de l’amour pour créer le changement. Selon Ian MacDonald, la véritable révolution qui a lieu au milieu des années soixante pour la société occidentale est intérieure, de l’ordre de l’instinct et de l’hypothèse : “une révolution dans les têtes”. Une révolution sociale dont le manifeste n’est lisible nulle part dans une lumière plus éclatante que dans les disques des Beatles. Paul McCartney qualifiera cette période “d’explosion” : “Nous étions en train d’exploser en tant que Beatles, et il était très difficile de séparer l’explosion des Beatles, de l’explosion de la mode, ou de l’explosion culturelle ou spirituelle. Tout arrivait en même temps, comme un tourbillon”.
Les pochettes psychédéliques des Beatles ne sont pas uniquement un reflet des changements culturels et sociaux de cette période, mais accomplissent également une correspondance visuelle et musicale remarquable: les évolutions techniques, musicales et lyriques que connait l’œuvre des Beatles durant cette période sont traduites dans la complexité grandissante des pochettes qui deviennent de plus en plus porteuses de sens. En acquérant le rôle de “créateurs” au sein du studio d’enregistrement, les Beatles s’impliquent davantage dans la réalisation de leurs pochettes, qui font désormais partie intégrante de leur processus créatif. Parallèlement, leurs collaborations avec des artistes des beaux-arts témoignent de leur intérêt grandissant pour l’élaboration de pochettes qui constituent des œuvres d’art visuel, reflétant l’attitude qu’ils adoptent pour la création de leurs albums, qu’ils libèrent des conventions de la pop pour hisser au statut d’œuvres d’art.
La fin de cette période verra l’ouverture de l’Apple Boutique sur Baker Street à Londres, la première entreprise des Beatles, le 7 Décembre 1967. C’est la première pierre d’une structure voulue par le groupe après la mort de leur manager Brian Epstein en Août 1967. La boutique propose des vêtements , des accessoires, des objets et des décorations hippies conçues par le collectif hollandais The Fool (qui avait précédemment travaillé avec les Beatles sur la jaquette intérieure de Sgt. Pepper). La boutique cultivait un aspect psychédélique rendu célèbre par sa façade peinte, conçue également par The Fool. La muraille colorée captait instantanément l’attention et distinguait le magasin des immeubles traditionnels autour, signalant à ses jeunes clients le type de produits qui y sont vendus, et causant assez d’attention pour faire du magasin une destination touristique. La boutique sera cependant un échec commercial, et fermera ses portes le 31 juillet 1968.
L’optimisme joyeux de 1967, l’année de la paix et de l’amour, fera place en 1968 à un sentiment que la fête est bel et bien terminée. Les années de l’ère de l’optimisme et de l’ambition commenceront à tourner à l’aigre avec les troubles étudiants qui agiteront la Grande-Bretagne et le monde. Selon Ian MacDonald, quelques indices du pessimisme qui submergera l’année 1968 apparaissent déjà dans certaines chansons des Beatles de l’ère psychédélique, notamment celles écrites par John Lennon. Dans Sgt. Pepper, Lennon anticipe la transition entre 1967, l’année de la paix et de l’amour, et 1968, celle des barricades : “Paul disait [dans les paroles de Sgt. Pepper] ‘Venez voir le spectacle’ (‘We hope that you enjoy the show’), moi je disais ‘J’ai lu le journal ce matin, oh mon Dieu…’ (‘I read the news today, oh boy…’)”. Sheila Whiteley voit à travers l’esprit d’évasion optimiste de Sgt. Pepper
une vision apocalyptique dans la dernière chanson “A Day in the Life”, écrite par Lennon : la chanson décrit un suicide, l’explication froide des évènements renforce la simplicité de la narration, à la fois verbalement et musicalement. La cacophonie du bruit suggère l’anarchie et le chaos, et le crescendo instrumental final peint un scénario de dévastation. Avec l’avènement de 1968, le détachement joyeux des années psychédéliques fera place à une ambiance de nihilisme et de réalisme, qui se manifestera dans les albums et les pochettes des Beatles.
A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.
